Partout nous sentons l’odeur de la guerre
rien que son nom nous la fait monter au nez
de loin comme l’odeur du pain frais.
Comme si d’aucuns se battaient en notre sein
la vie éprouve la mort avec son arme
en faisant couler le sang des mots.
Les écrans sont si proches du ciel
qu’il est impossible de ne pas voir Dieu
en passant d’un front à l’autre.
Mon fils dit : « Je crois que Dieu est devenu fou
ne peut être à ce point son propre ennemi
même celui qui court après sa raison ».
Je me demande un instant ce qu’est la raison.
J’ai presque envie de m’asseoir sur une chaise
et boire encore du raki jusqu’à l’ivresse.
Peut-être retrouverai-je alors ma bague
cadeau de ma femme dans une nuit scintillante
que j’ai perdue parmi les cailloux.
Adieu mon amour d’enfance.
Adieu mon enfance.
Bonjour Dieu
∗
CONNAÎTRE
L’infini est là où commence la fin
Aride, j’ignorais ta chaleur
Je suis un roi de Perse plongé dans ses rêves
En quête de campagnes, de contrées, de frontières
Toi mon règne dans mon propre pays
Mon père seul m’avait parlé de tout cela
Qui m’avait tout appris, ce qu’est une frontière, un pays, une expédition
Comment les cavaliers se lancent à l’assaut
Ce qui succède au son du clairon
Les loups par exemple n’attaquent jamais une armée
Les animaux ont très peur des hommes en nombre
Puis tu as commencé à me montrer les insectes
Ce qu’est la religion ce qu’est Dieu et comment on prie
C’est aussi toi qui m’as fixé des limites
Ce sont des lettres aux yeux de Dieu
Des noms et des qualités pour les hommes
Des allumettes qu’on allume pour le plaisir
Mais tu m’as défendu de jouer avec les limites
De ce jour-là dès que je vois une paire de jambes
Je dis que s’ébranlent mes notions de limites
Tout à coup se prépare une expédition
Or moi je suis un roi de Perse
Je ne puis mettre mon pays en péril
D’autres rois existent, d’autres pays
Or moi j’ai des révolutions à faire
C’est cela connaître ta chaleur
J’ignore ce qu’est vivre, mais tuer est défendu
∗
DÉSERT
Je suis un voyageur d’images
Je cherche mon jumeau sur les chemins
Tout le monde me reconnaît à ma chemise ensanglantée
Des champs de vignobles pleins de récolte
Des cours d’eau abondants au milieu de la verdure
Des filles au firmament comme des étoiles
Cette forêt de visions si profonde
Je suis entouré par des amis
Sur notre table des plats et des fruits
Quel bel éclat de rire argentin
Mais des voix mortes résonnent à mes oreilles
Le jumeau de chacun est mort, le mien est au loin
Ils me jettent au feu quelquefois
Ils me maudissent me chassent de leurs villes
Je mendie des mots pour assouvir ma faim
Au moment de s’accomplir le sortilège est rompu
La chaleur me rôtit le froid me brûle
Je m’étrangle moi-même au lieu de mon jumeau
Je remets toutes les pierres à leur place
Devant moi s’étend un désert sans fin
Les gens en route ainsi que des crânes
Où le soleil viendrait s’abreuver
Je découvre enfin ma propre image
Le désert était la route qui se prolonge en nous
Et chaque vision n’était qu’une oasis
∗
ELI
Eli, Eli, lama sabachtani *
Cela doit être ainsi, disent les écritures
Que cette coupe passe par moi, que ta volonté soit faite
Que des roses m’imprègnent de la tête aux pieds
Comprenne qui lira. Malins comme des serpents
Naïfs comme des colombes soient-ils
Que les morts enterrent les morts
Que nul ne pose aucune question, qu’on laisse passer un moment
À chaque jour suffit sa peine
Les lys des champs ne chantent ni ne travaillent
Comment cacher une ville au sommet d’une montagne
Vous êtes le sel de la terre, si le sel perd sa saveur
Comment la lui rendra-t-on ? Aux pieds il sera foulé
Or moi je chassais les chasseurs d’hommes
Et je disais : l’homme ne vivra pas que de pain
Mais aussi de paroles sortant de la bouche de Dieu
Le rideau se déchire, la terre tremble, les rochers se fendent
Les tombes s’ouvrent, de leur sommeil tant de morts se relèvent
∗ « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » : dernières paroles de Jésus de Nazareth sur la croix.
∗
Seigneur je te remercie
Seigneur, je te remercie
Pour les fruits et les légumes
Pour le pain pour le vin pour le raki
Pour les vieilleries de notre maison
Pour le lit, pour la couette
Pour la nourriture consistante
Pour le jour pour la nuit
Pour les étoiles s’ouvrant dans la nuit
Pour la lune au regard lascif
Pour les enfants sifflant la lune
Pour tout Seigneur oui pour tout
Même pour la misère qui nous accable
Et surtout Seigneur pour mon amour
Pour ses baisers ses embrassements
Parce qu’elle sent comme le matin
Pour son teint pour ses cheveux
Seigneur je te remercie
Mais ne nous envie pas je t’en prie
Parce que tu n’as plus ce que tu donnes
Surtout ne nous empoisonne pas la vie
Tu peux te retourner vers le passé
Et voir un peu tout ce qui advient
Puis nous te prions humblement
Ne parle pas d’angoisse à notre place
Ces cinq poèmes ont été publiés pour la première fois dans le livre nommé Hayat ve Şiir (Vie et poésie)