L’éternité
Si nous ne sommes pas assignés à résidence,
nous le sommes à l’instant,
au temps sans fond ni rives
où nous croyons baigner,
que nous portons en nous et produisons
comme le sang.
Ainsi ne seront-nous jamais
Ces morts promis
puisqu’un mort par définition
n’existe pas.
Peut-être croirons-nous nous voir mourir
et nous serons pourtant vivants
aussi longtemps que nous n’aurons pas passé le seuil
que nul ne franchit jamais
sans s’être au préalable dépouillé
de son identité.
Ainsi toujours plus près du terme,
et se sachant mortels,
sommes-nous condamnés à hanter
l’éternité
des derniers moments.
Michel <Baglin, Un Présent qui s’absente, éditions
Bruno Doucey, 2013, avec l’autorisation de l’éditeur
*
Sillage
Une vie, à peine un peu
d’écume dans son sillage,
guère plus de traces
que l’oiseau n’en laisse
dans l’air qu’il fend.
Une vie, ce qu’il en reste,
cette traînée d’images
dans les mémoires amies
s’évaporant avec les ans.
Un vie, une voile, un vol ,
un grain de lumière
dans les sillons du vent.
(ces deux poèmes sous le titre «Faux départs », avec enépigraphe « Quand on ne sait où l’on va, il faut se souvenir d’où l’on vient. » (proverbe africain)
*
Extrait de « Jeux de miroirs », avec l’épigraphe de Charles Juliet : « Ecrire, c’est exprimer cette part de soi qu’on découvre chez autrui, cette part d’autrui qu’on reconnaît en soi-même
»
3
On dit « l’autre » et l’on pense au migrant, à la faim qui le pousse à l’exil.
On pense aux terres lointaines et aux charters de l’aventure encadrée.
A ce maelström obscène autour de la planète de la misère et du tourisme qui se croisent
- les uns dans les aéroports, les autres dans une galère de clandestins – sans jamais se rencontrer.
On dit « l’autre » mais sait-on qui l’on stigmatise ainsi, qui l’on tient à distance avec un mot,
Quand l’autre reste en nous la part obscure et sans langage ?
La ressemblance rend possibles l’empathie et la fraternité,
mais aussi l’efficacité des bourreaux.
La différence conduit à l’incompréhension, parfois,
mais enrichit l’avenir de tous les métissages.
Ainsi l’autre nous est d’autant plus nécessaire
qu’il a de multiples façons de nous ressembler.
*
Le poème suivant est extrait de l’anthologie personnelle, publiée au Castor Astral sous le titre De Chair et de mots en 2012
Cette vie, la porter…
Cette vie la porter
jusqu’à l’incandescence
comme un bouquet fragile
d’étincelles sauvées
dont seul l’éclat fertile
aurait un peu de sens.
La porter comme un feu
au temps des hommes nus,
comme un noyau de braises
à transmettre à tous ceux
qui refont la genèse
en paradis perdu.
Cette vie, l’arpenter
d’un bon pas de marcheur
qui saurait cependant
qu’il peut se dérouter,
qu’il n’est ni lieu ni heure
pour arriver à temps.
L’arpenter ou flâner,
c’est selon la saison,
la manière qu’on a
de chercher l’horizon
et d’accorder son pas
au monde traversé.
Cette vie, l’enchanter
d’un sourire entrevu,
de ces bonheurs fortuits
du passant amusé
et des odeurs cueillies
par hasard dans la rue.
L’enchanter à l’envie,
à petits coups de cœur,
à petits coups de chance,
en quêtant l’âme sœur
ou la clarté d’enfance
dans un regard surpris.
Cette vie, l’inventer
contre l’usure des mots,
les lèvres trop prudentes,
les gestes étriqués
et les rêves falots
qui nous lient dans l’attente.
L’inventer à propos,
puisque le cœur réclame
un peu plus de vertige,
un peu plus d’états d’âme,
et que le chant exige
et la langue et la peau.
Cette vie, la jouer,
un peu de jazz au ventre
pour panser la blessure
et que l’eau du large entre
délayer la saumure
des sanglots ravalés.
La jouer triomphante,
s’il le faut contre nous
quand la peur nous défait,
mais n’oublier jamais
cet abîme au-dessous
des ailes qu’on s’invente.
Cette vie, l’éclairer
à la danse des flammes
sur une hanche nue,
aux feux de camp des femmes,
à l’étoile allumée
sur un visage ému.
L’éclairer d’allégeances
faites à la lumière,
à la terre, à la pluie,
au navire en partance,
à la fontaine claire
comme à l’alcool des nuits.
Cette vie, l’agrandir
par le corps réveillé,
l’infini paysage
qui nourrit le désir
de trouver un passage
et de reprendre pied.
L’agrandir par la mer,
par la vague et par l’aile,
par la voile et le vent.
L’inventer fraternelles
par les yeux grands ouverts
qui nous font plus présents.
Cette vie, la fêter
en allant jusqu’au bout
dans la paix et la fièvre,
ayant su la risquer
en se tenant debout
et la caresse aux lèvres.
La fêter en secret
en lui offrant son temps
et croire désapprendre
la peine et les regrets
en leur abandonnant
les jours tombés en cendre.