Michèle Finck, Connaissance par les larmes

Par |2018-01-27T11:17:14+01:00 26 janvier 2018|Catégories : Essais & Chroniques, Michèle Finck|

Cer­tains livres ont le pou­voir de sur­vivre au moment de leur lec­ture et de pour­suiv­re avec entête­ment leur chemin en nous jusqu’à nous forcer à les reprendre.

Con­nais­sance par les larmes est de ceux-là. Essay­iste, tra­duc­trice, pro­fesseur de lit­téra­ture com­parée à l’université de Stras­bourg, Michèle Finck s’affirme avec ce qua­trième recueil comme une voix forte et sin­gulière de la poésie d’aujourd’hui.

Les larmes. Comme une évi­dence oubliée, nég­ligée et qui s’impose aus­sitôt avec l’étonnement d’avoir pu si longtemps l’ignorer et tourn­er le dos à ce que les larmes ont à nous appren­dre. Con­nais­sance par les larmes. Titre juste et admirable qui se pro­pose de définir la poésie. Que peu­vent nous appren­dre les larmes ? Com­ment les con­naître sans pleur­er ? Avec la parole, les larmes ne sont-elles pas l’un des dons pro­pres à l’homme ? La com­po­si­tion biochim­ique des larmes n’est-elle pas sim­i­laire à celle de la salive ? Larmes de douleur ou de peine, d’extase ou de joie : sans larmes, pas d’humanité. Qui n’a pas de larmes a‑t-il encore un visage ?

Connaissance par les larmes de Michèle Finck Arfuyen, août 2017

Con­nais­sance par les larmes, Michèle Finck, Arfuyen, août 2017

Ici, nulle com­plai­sance doloriste, ce que l’on pour­rait crain­dre en abor­dant un tel sujet. Le par­ti-pris thé­ma­tique, le soin apporté à un détail anatomique, la minu­tie d’une descrip­tion feraient plutôt songer à une forme mod­erne de Bla­son ou encore à un inven­taire secret, une antholo­gie des larmes très per­son­nelles, avec un souci d’exhaustivité qui, bien sûr, n’épuise pas les larmes, et une très grande atten­tion accordée à l’organisation de ces morceaux choisis.

L’ouvrage, solide­ment char­p­en­té, se com­pose de sept par­ties, récoltant cha­cune une col­lec­tion de larmes. Dans Court-cir­cuit, la pre­mière par­tie, les larmes sont d’abord intérieures. Les larmes de l’enfance, de l’intime, celles des morts, de la faille, celles qui coulent dans l’autre sens et nous ouvrent à la con­nais­sance de l’autre comme de nous-mêmes.

 Qui n’a pas regardé 
L’autre pleurer 
Ne le con­naît pas. 
[…]
Mes Larmes
Coulent 
De tes yeux 
[…]
L’essentiel est invisible 
Aux sans-larmes. 

Avec les Larmes du large, le monde s’ouvre sur l’étendue et nous pou­vons Appren­dre les larmes par la mer, car les larmes se sou­vi­en­nent de la mer.  Et nous nageons nus dans les larmes de tous.  Si la mer est la matière des larmes, elle est aus­si  le seul vrai ter­reau mélodique et ryth­mique. Dans les trois par­ties suiv­antes, Musique des larmes, Musée des larmes, Ciné­math­èque des larmes, chaque poème offre un abrégé sug­ges­tif de l’œuvre abor­dée, une galerie intime de larmes recueil­lies dans tel mou­ve­ment musi­cal, telle représen­ta­tion pic­turale ou cueil­lies à l’œil de tel comé­di­en.  Comme dans La troisième main, son précé­dent recueil, Michèle Finck place en tête de chaque poème, le nom du com­pos­i­teur, du pein­tre ou du réal­isa­teur, le titre de l’oeuvre et le nom des inter­prètes. Et chaque poème réus­sit la prouesse de con­denser la part vive du morceau, du tableau ou du film en quelques lignes. Avec les deux dernières séquences, Êtrécrire et Celle qui neige, les larmes sont enfin celles des mots.  Ce qui reste : les larmes des mots. Pas de références lit­téraires ici aux larmes d’Ulysse, aux pleurs de Rachel, de Jérémie, de Marie-Madeleine ou de Bérénice. À l’exception des sai­sis­santes évo­ca­tions de Philomèle, d’Orphée et de Péné­lope, les larmes écrites sont les poèmes de l’auteure elle-même.

Les mots-larmes à étreindre. 
Amor Fati. 

En lisant Con­nais­sance par les larmes, on songe bien sûr à Niet­zsche, tant la com­po­si­tion thé­ma­tique de ce recueil est musi­cale (« Je ne fais pas de dif­férence entre la musique et les larmes » déclare celui-ci dans Niet­zsche con­tre Wag­n­er). Un Chœur ouvre ou clôt chaque sec­tion, annonce la couleur, con­dense le pro­pos en quelques vers d’un seul mot, tra­verse et scan­de musi­cale­ment l’ensemble de l’ouvrage. Une didas­calie pré­cise à chaque fois que le chant se fait bouche fer­mée au début, puis bouche mi-close et bouche ouverte à la fin indi­quant une pro­gres­sion dans l’intensité. Les inter­ven­tions du chœur se mul­ti­plient dans la dernière par­tie, accrois­sant encore leur effet.
L’écriture de Michèle Finck man­i­feste une sen­si­bil­ité à fleur de peau. Au bord des larmes. Mais tou­jours avec  un souci d’exactitude et l’acuité d’un regard aigu et sou­vent tran­chant. Car les larmes dis­ent aus­si l’entaille, la faille, la fente, la blessure, par lesquelles elles s’écoulent. La brèche par où l’intime voit le jour. Elles sont l’expression vis­i­ble de la vie intérieure. « Les larmes sont un don », écrit Vic­tor Hugo. Elles sont un cadeau et le signe d’une présence. Selon  « Le don des larmes » qui joua un rôle impor­tant dans l’histoire de la spir­i­tu­al­ité médié­vale, les larmes attes­tent de l’alliance de l’homme et de Dieu au tré­fonds de nous-mêmes et con­fir­ment qu’il y a en nous plus que nous.

Même
Si 
Dieu 
N’ 
Existe 
Pas

Les
larmes 
Sont 
La 
Trace 
De 
Dieu 
En 
Nous

Les larmes sont un débor­de­ment, l’issue d’un excès, d’un trop-plein. Pour y répon­dre, le vers se fait bref. Sup­pres­sion d’articles, de verbes. Éli­sion de l’inutile. Style télé­graphique trahissant l’urgence à dire. Par endroits, des allitéra­tions accentuent cette sen­sa­tion de hâte résolue. 

Descen­dre au fond de la faille 
For­er. Fouiller.
Faire de la faille force. 
Engouf­fr­er langue au fond 
Des fis­sures des anfractuosités. 
Engouf­fr­er  langue. 

Mais cette hâte doit être aus­si patiente, car sa pré­cip­i­ta­tion pour­rait men­ac­er le poème.

Poème  com­pagnon de route 
Pas trop vite  attends un peu. 
Il faut que tu te décantes. 

Larme et langue se mêlent dans un épanche­ment où affleure et se révèle enfin, comme un aveu, le secret du poème. 

Les Larmes
Non Pleurées 
Sont 
Celles 
Qui 
Font 
Écrire. 

La Fille de la faille, celle qui chan­celle, est dev­enue Celle qui neige. Elle sem­ble nous dire que les mots sont les flo­cons d’un pleur céleste et ces flo­cons, les larmes gelées d’un ciel intime.

Présentation de l’auteur

Michèle Finck

Michèle Finck, née en 1960 en Alsace, est poète et auteur d’essais sur la poésie. Elle a pub­lié trois livres de poèmes : L’Ouïe éblouie (qui réu­nit vingt ans de poésie, Voix d’encre, 2007) ; Bal­bu­cien­do ( Arfuyen, 2012) ; La Troisième Main (Arfuyen, 2015, Prix Louise Labé). Elle a pub­lié aus­si plus d’une dizaine de livres d’artistes. En 1988, elle a fondé, avec le cinéaste-pein­tre Lau­ry Granier, l’association cul­turelle Udnie qui a réu­ni des poètes et des artistes de toutes dis­ci­plines. Elle a écrit le scé­nario du film de Lau­ry Granier, La momie à mi-mots (moyen-métrage, 1996) pour lequel elle a été aus­si assis­tante de réal­i­sa­tion et s’est impro­visée actrice (aux côtés de Car­olyn Carl­son, pre­mier rôle, Jean Rouch, Philippe Léo­tard). Par­al­lèle­ment à l’écriture poé­tique, elle a traduit des poètes alle­mands (Trakl, Rilke).

 

 

 

Michèle Finck

Elle a aus­si  con­sacré un livre à Yves Bon­nefoy (Yves Bon­nefoy : le sim­ple et le sens, José Cor­ti, 1989, réédi­tion Cor­ti, 2015) et plusieurs essais aux rap­ports de la poésie avec les arts : avec la danse ( Poésie mod­erne et danse : Corps pro­vi­soire, Armand Col­in, 1992) ; avec la musique ( Poésie mod­erne et musique : « vor­rei e non vor­rei », Cham­pi­on, 2004, Epipha­nies musi­cales en poésie mod­erne, de Rilke à Bonnefoy/ Le musi­cien panseur, Cham­pi­on , 2014) ;  et avec les arts visuels ( Gia­comet­ti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute », Her­mann, 2012). Anci­enne élève de l’Ecole Nor­male Supérieure (Ulm/Sèvres), elle enseigne depuis 1987 à l’Université de Stras­bourg où elle est actuelle­ment pro­fesseur de lit­téra­ture com­parée (lit­téra­tures européennes). 

 

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Jacques Goorma

Jacques Goor­ma a pub­lié une quin­zaine de recueils aux Édi­tions Fagne, Rougerie, Lieux-Dits, Le Drapi­er et Arfuyen, ain­si que de nom­breux textes en revue. Il a égale­ment réal­isé des livres d’artistes, des lec­tures, présen­té des con­férences et des émis­sions de radio. Respon­s­able de l’édi­tion de l’œu­vre de Saint-Pol-Roux chez Rougerie et Gal­li­mard, directeur de col­lec­tion aux Édi­tions Lieux-Dits, ini­ti­a­teur des poé­tiques de Stras­bourg, il a ani­mé des ate­liers de poésie dans les pris­ons durant plusieurs années. Actuelle­ment, il se con­sacre à la pro­mo­tion de la poésie fran­coph­o­ne et européenne, en tant que Secré­taire Général de l’Association Cap­i­tale Européenne des Lit­téra­tures. Il fig­ure notam­ment dans : His­toire de la lit­téra­ture européenne d’Al­sace, (Presse Uni­ver­si­taire de Stras­bourg, 2004), Antholo­gie poé­tique 2005, (Seghers, Paris 2006), Poètes aujour­d’hui : un panora­ma de la poésie fran­coph­o­ne de Bel­gique, Antholo­gie de Yves Namur et Lil­iane Wouters, (Le Tail­lis Pré et Le Noroit, 2007), La poésie c’est autre chose, 1001 déf­i­ni­tions de la poésie, de Gérard Pfis­ter, (Arfuyen, 2008), Poésie de langue française, 144 poètes d’aujourd’hui autour du monde, Antholo­gie, (Seghers, 2008), L’Arbre du veilleur,de Jean Roy­er, Le Noroit, 2013

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