Michèle Finck, Connaissance par les larmes
Certains livres ont le pouvoir de survivre au moment de leur lecture et de poursuivre avec entêtement leur chemin en nous jusqu’à nous forcer à les reprendre.
Connaissance par les larmes est de ceux-là. Essayiste, traductrice, professeur de littérature comparée à l’université de Strasbourg, Michèle Finck s’affirme avec ce quatrième recueil comme une voix forte et singulière de la poésie d’aujourd’hui.
Les larmes. Comme une évidence oubliée, négligée et qui s’impose aussitôt avec l’étonnement d’avoir pu si longtemps l’ignorer et tourner le dos à ce que les larmes ont à nous apprendre. Connaissance par les larmes. Titre juste et admirable qui se propose de définir la poésie. Que peuvent nous apprendre les larmes ? Comment les connaître sans pleurer ? Avec la parole, les larmes ne sont-elles pas l’un des dons propres à l’homme ? La composition biochimique des larmes n’est-elle pas similaire à celle de la salive ? Larmes de douleur ou de peine, d’extase ou de joie : sans larmes, pas d’humanité. Qui n’a pas de larmes a-t-il encore un visage ?
Ici, nulle complaisance doloriste, ce que l’on pourrait craindre en abordant un tel sujet. Le parti-pris thématique, le soin apporté à un détail anatomique, la minutie d’une description feraient plutôt songer à une forme moderne de Blason ou encore à un inventaire secret, une anthologie des larmes très personnelles, avec un souci d’exhaustivité qui, bien sûr, n’épuise pas les larmes, et une très grande attention accordée à l’organisation de ces morceaux choisis.
L’ouvrage, solidement charpenté, se compose de sept parties, récoltant chacune une collection de larmes. Dans Court-circuit, la première partie, les larmes sont d’abord intérieures. Les larmes de l’enfance, de l’intime, celles des morts, de la faille, celles qui coulent dans l’autre sens et nous ouvrent à la connaissance de l’autre comme de nous-mêmes.
Qui n’a pas regardé
L’autre pleurer
Ne le connaît pas.
[…]
Mes Larmes
Coulent
De tes yeux
[…]
L’essentiel est invisible
Aux sans-larmes.
Avec les Larmes du large, le monde s’ouvre sur l’étendue et nous pouvons Apprendre les larmes par la mer, car les larmes se souviennent de la mer. Et nous nageons nus dans les larmes de tous. Si la mer est la matière des larmes, elle est aussi le seul vrai terreau mélodique et rythmique. Dans les trois parties suivantes, Musique des larmes, Musée des larmes, Cinémathèque des larmes, chaque poème offre un abrégé suggestif de l’œuvre abordée, une galerie intime de larmes recueillies dans tel mouvement musical, telle représentation picturale ou cueillies à l’œil de tel comédien. Comme dans La troisième main, son précédent recueil, Michèle Finck place en tête de chaque poème, le nom du compositeur, du peintre ou du réalisateur, le titre de l’oeuvre et le nom des interprètes. Et chaque poème réussit la prouesse de condenser la part vive du morceau, du tableau ou du film en quelques lignes. Avec les deux dernières séquences, Êtrécrire et Celle qui neige, les larmes sont enfin celles des mots. Ce qui reste : les larmes des mots. Pas de références littéraires ici aux larmes d’Ulysse, aux pleurs de Rachel, de Jérémie, de Marie-Madeleine ou de Bérénice. À l’exception des saisissantes évocations de Philomèle, d’Orphée et de Pénélope, les larmes écrites sont les poèmes de l’auteure elle-même.
Les mots-larmes à étreindre.
Amor Fati.
En lisant Connaissance par les larmes, on songe bien sûr à Nietzsche, tant la composition thématique de ce recueil est musicale (« Je ne fais pas de différence entre la musique et les larmes » déclare celui-ci dans Nietzsche contre Wagner). Un Chœur ouvre ou clôt chaque section, annonce la couleur, condense le propos en quelques vers d’un seul mot, traverse et scande musicalement l’ensemble de l’ouvrage. Une didascalie précise à chaque fois que le chant se fait bouche fermée au début, puis bouche mi-close et bouche ouverte à la fin indiquant une progression dans l’intensité. Les interventions du chœur se multiplient dans la dernière partie, accroissant encore leur effet.
L’écriture de Michèle Finck manifeste une sensibilité à fleur de peau. Au bord des larmes. Mais toujours avec un souci d’exactitude et l’acuité d’un regard aigu et souvent tranchant. Car les larmes disent aussi l’entaille, la faille, la fente, la blessure, par lesquelles elles s’écoulent. La brèche par où l’intime voit le jour. Elles sont l’expression visible de la vie intérieure. « Les larmes sont un don », écrit Victor Hugo. Elles sont un cadeau et le signe d’une présence. Selon « Le don des larmes » qui joua un rôle important dans l’histoire de la spiritualité médiévale, les larmes attestent de l’alliance de l’homme et de Dieu au tréfonds de nous-mêmes et confirment qu’il y a en nous plus que nous.
Même
Si
Dieu
N’
Existe
Pas
Les
larmes
Sont
La
Trace
De
Dieu
En
Nous
Les larmes sont un débordement, l’issue d’un excès, d’un trop-plein. Pour y répondre, le vers se fait bref. Suppression d’articles, de verbes. Élision de l’inutile. Style télégraphique trahissant l’urgence à dire. Par endroits, des allitérations accentuent cette sensation de hâte résolue.
Descendre au fond de la faille
Forer. Fouiller.
Faire de la faille force.
Engouffrer langue au fond
Des fissures des anfractuosités.
Engouffrer langue.
Mais cette hâte doit être aussi patiente, car sa précipitation pourrait menacer le poème.
Poème compagnon de route
Pas trop vite attends un peu.
Il faut que tu te décantes.
Larme et langue se mêlent dans un épanchement où affleure et se révèle enfin, comme un aveu, le secret du poème.
Les Larmes
Non Pleurées
Sont
Celles
Qui
Font
Écrire.
La Fille de la faille, celle qui chancelle, est devenue Celle qui neige. Elle semble nous dire que les mots sont les flocons d’un pleur céleste et ces flocons, les larmes gelées d’un ciel intime.