Michèle Finck, de La Voie du large au prix Apollinaire

Par |2024-11-07T12:15:27+01:00 6 novembre 2024|Catégories : Essais & Chroniques, Michèle Finck|

Pour par­ler de ce livre, le six­ième pub­lié par Michèle Finck aux édi­tions Arfuyen (depuis Bal­bu­cien­do,  en 2012,), je me deman­derai d’abord com­ment une sin­gu­lar­ité d’existence, ouverte au monde mais liée à soi, peut devenir le miroir ou le prisme d’un moment col­lec­tif. Com­ment la poésie, qui est per­cep­tion ou élab­o­ra­tion d’un temps hors du temps, peut s’approcher du moment présent et même le révéler, le fix­er pour ain­si dire, le main­tenant ain­si à l’abri de l’oubli.

Ce sera d’abord par la fig­ure trou­blante d’un dou­ble, presque un dop­pel­gänger. Elle ouvre le livre, dont une par­tie est faite de poèmes écrits pen­dant l’épidémie de coro­n­avirus et en préserve, avec le sou­venir d’une dis­parue, le car­ac­tère apoc­a­lyp­tique par beau­coup trop vite oublié. Il y eut un présent où les rues étaient désertes, l’isolement de règle, et les soli­taires con­damnés à plus de soli­tude encore, où les plus frag­iles allaient à la mort sans presque aucun sou­tien des proches. Tel est le cas de ce dou­ble de l’auteure, qui ouvre la « voie du large », voie tracée par l’approche de la mort, l’acte de mémoire, l’exploration d’états et con­di­tions de la vie sai­sis à cette dis­tance énorme, mais dans le présent de chaque jour, par l’usage d’un cer­tain instru­ment poétique.

Il faut éclair­er la con­jonc­tion de ce présent – aus­si bien col­lec­tif – et de cet instru­ment, con­jonc­tion jamais acquise tout à fait, tou­jours ébauchée, par­fois atteinte, invi­tant le lecteur, la lec­trice, à la véri­fi­er à leur tour, sous le signe de l’ébauche et de la réparation. 

Michèle Finck, La Voie du large, Arfuyen, 2024, 215 pages, 17€50.

Toute une sec­tion du livre porte ce titre : San­ta Repara­ta, du nom d’une chapelle entre­vue dans la cam­pagne Corse, un des lieux où se joue l’événement de la poésie. « San­ta Repara­ta », sainte réparée, mais aus­si répara­trice, qui pour­rait être seule­ment un nom, une conque vide. Mais où s’entend le son pri­mor­dial qui résout l’oscillation, sen­si­ble dans beau­coup de poèmes, entre « écrire » et « prier ».

Sous le signe de cette sainte, à peine repérable mais dont le nom devient autre nom de la poésie, se fixe une expéri­ence, non datée, de mer envelop­pante, natale, et d’audition marine. « Enten­dre de mes oreilles longtemps sous l’eau quelque chose comme un cri réper­cuté en spi­rale au large par les rocs de la plage et les mon­tagnes de l’autre rive quelque chose comme un cri rugueux mys­térieux cos­mique sans orig­ine ». L’immémorial est en jeu, et, dans cette sorte de pan­théisme, de divine présence du monde, la poésie comme prière, ce que pour­rait sug­gér­er, dans le pas­sage cité, l’emploi de l’infinitif, qui un des traits récur­rents de l’écriture de Michèle Finck. De même :

Jour     de vraie vie

matin :    nag­er

après-midi :    écrire

ne plus    dis­tinguer

écrire    et    nag­er

Plusieurs valeurs de cette forme ver­bale peu­vent être dis­tin­guées. Hors du temps et de la per­son­ne, indi­quer un acte pur, tel que (si on se réfère à un poème antérieur), « nag­er » soit l’équivalent, en quelque sorte, de « prier », dans la rela­tion à l’écriture. Mais aus­si, la valeur d’impératif : s’adresser à soi-même une injonc­tion, sinon une demande, celle que se réalise ce qui n’est peut-être qu’ébauché, impar­faite­ment, peut-être inat­teignable. Une demande qui intro­duit le doute, et simul­tané­ment fait du doute un appui.

L’expérience pre­mière qui a part liée avec l’audition, la musique, la voix, pour être intem­porelle n’en oblige pas moins au présent. Le même poème qui évoque le « cri rugueux mys­térieux cos­mique sans orig­ine » a pour titre « Frères », et il évoque les migrants morts en Méditer­ranée. Celui qui veut que s’équivalent « écrire » et « nag­er » a pour titre « Alarme » et par­le de « l’île de déchets plas­tiques » entre la Corse et l’île d’Elbe. L’écoute de l’immémorial est sus­pendue, en même temps que ren­due plus vive, par la con­science d’un présent et d’un avenir menacés.

La poésie a‑t-elle véri­ta­ble­ment le pou­voir de répar­er un monde que la destruc­tion aujourd’hui fait plus que men­ac­er ? Mais la ques­tion ain­si posée resterait sans réponse et il faut plutôt ques­tion­ner ici la déf­i­ni­tion de la poésie qui se trame tout au long du livre. J’y vois d’abord l’alliance fon­da­men­tale, déjà sug­gérée, de la croy­ance et du doute. Michèle Finck inti­t­ule  « La langue du doute » la pre­mière sec­tion de son livre : un doute aus­si rad­i­cal peut-être que le doute cartésien, et comme lui ancré dans une ferme croy­ance, ou plutôt faisant de son exis­tence même le socle d’une cer­ti­tude, sorte de cog­i­to poé­tique. La sec­tion se referme ain­si par un poème, « Ren­verse du doute » dont le dernier vers affirme : « lucid­ité du doute    ouvre le large ». Une affir­ma­tion à l’indicatif, et non à l’infinitif, d’autant plus frap­pante qu’elle est directe­ment reliée au titre général du livre.

On aura sans doute noté que ce titre, « Ren­verse du doute », fait allu­sion au dernier livre de Paul Celan, Ren­verse du souf­fle (Atemwende, 1967). Ce n’est pas seule­ment un hom­mage, ou la recon­nais­sance d’une fil­i­a­tion. La poésie, par l’alliance du doute et de la cer­ti­tude – inspir et expir d’une même res­pi­ra­tion – s’ouvre à la lec­ture d’autres poètes dans un présent qui prend en lui le passé de l’histoire. Telles sont les analy­ses spec­trales que con­ti­en­nent les poèmes por­tant sur les lec­tures faites dans la soli­tude du con­fine­ment de 2019–2020. Analy­ses qui passent en lucid­ité cer­taines pros­es cri­tiques por­teuses par­fois de davan­tage de légendaire.

Ces poèmes par­lent la lec­ture empathique des cor­re­spon­dances entre Celan et Nel­ly Sachs ou Inge­borg Bach­man, ou encore de la cor­re­spon­dance à trois entre Tsve­taie­va, Rilke et Paster­nak. Qu’il y ait iden­ti­fi­ca­tion, que ces lec­tures – qui sont aus­si tra­ver­sées du temps de con­fine­ment, des échanges hors du temps en un temps hors de lui ou du moins sus­pendu –, relèvent d’un choix que domine la pen­sée amoureuse et la grande poésie inter­na­tionale, n’empêche pas, c’est remar­quable, une lec­ture sans emphase ni masque, avec une justesse que per­met para­doxale­ment à Michèle Finck son écri­t­ure. La « Let­tre-poème » adressée aux pro­tag­o­nistes de la Cor­re­spon­dance à trois en témoigne, s’immisçant dans le tri­an­gle avec une com­préhen­sion remar­quable de la pen­sée de cha­cun et de sa pro­jec­tion dans l’échange, dans un rap­port à la fois de prox­im­ité et de dis­tance qui reflète, au meilleur d’elle-même l’alliance entre le doute et la croy­ance. La même démarche peut établir le poème au cœur d’une œuvre musi­cale (les Leçons de ténèbres de François Couperin), d’un film (Le sep­tième sceau de Bergmann), ou de graf­fi­tis sai­sis au hasard des rues.

Cette lec­ture-écri­t­ure doit sa force à l’instrument poé­tique tra­vail­lé depuis longtemps par Michèle Finck. Je voudrais pour finir, tout en invi­tant le lecteur à ouvrir lui-même le livre, inter­roger quelques rouages ou mécan­ismes de ce solide instru­ment (tout inspiré qu’il soit par le piano de paille). D’abord la prox­im­ité, jusque dans son approche de l’immémorial, avec la prose, et le réc­it. Ce sont des his­toires par­fois qui sont racon­tées, et même enfan­tines par­fois. Mais le réc­it s’accompagne d’une dif­férence essen­tielle qui frac­ture le nar­ratif et ouvre le poé­tique, c’est la res­pi­ra­tion ryth­mique apportée par le découpage des énon­cés en vers, eux-mêmes faits d’ensembles séparés presque sys­té­ma­tique­ment par un espace de blanc qui, comme on l’a vu plus haut, inter­rompt la con­ti­nu­ité de l’énoncé. La sépa­ra­tion, inter­rompant la con­ti­nu­ité ver­bale, au moment même où elle frag­mente cette con­ti­nu­ité fait signe vers une pos­si­ble unité. Le mot qui vient d’être dit, celui qui sera dit, pren­nent une autre réso­nance, et presque une autre nature. Une plus grande den­sité ontologique, certes, mais aus­si une plus grande respon­s­abil­ité, qui est mise à l’épreuve le poème.

Une autre manière de faire va dans le même sens, c’est la dis­po­si­tion ver­ti­cale des mots d’un énon­cé qui pour­rait être un vers, et qui devient poème. Le dis­cours, là encore, est ralen­ti, frag­men­té. Il hésite, comme dans le doute. Il trébuche, comme dans l’ébauche. Mais fait enten­dre sou­vent, au moment du dernier mot, un sens plein qui saute à l’oreille, et qu’autrement nous n’aurions pas entendu :

                                               Mirac­uleuse

                                               Ren­con­tre

                                               Du corps

                                               Et

                                               De

                                               L’

                                               Ecume

                                               Ils

                                               Se

                                              

                                               Recon­nais­sent.

Grande alors est la respon­s­abil­ité du poème, dans le présent de l’histoire comme dans le peut-être qui s’affirme au-delà du doute.

Michèle Finck, Con­nais­sance par les larmes, lec­ture par l’auteure.

Présentation de l’auteur

Michèle Finck

Michèle Finck, née en 1960 en Alsace, est poète et auteur d’essais sur la poésie. Elle a pub­lié trois livres de poèmes : L’Ouïe éblouie (qui réu­nit vingt ans de poésie, Voix d’encre, 2007) ; Bal­bu­cien­do ( Arfuyen, 2012) ; La Troisième Main (Arfuyen, 2015, Prix Louise Labé). Elle a pub­lié aus­si plus d’une dizaine de livres d’artistes. En 1988, elle a fondé, avec le cinéaste-pein­tre Lau­ry Granier, l’association cul­turelle Udnie qui a réu­ni des poètes et des artistes de toutes dis­ci­plines. Elle a écrit le scé­nario du film de Lau­ry Granier, La momie à mi-mots (moyen-métrage, 1996) pour lequel elle a été aus­si assis­tante de réal­i­sa­tion et s’est impro­visée actrice (aux côtés de Car­olyn Carl­son, pre­mier rôle, Jean Rouch, Philippe Léo­tard). Par­al­lèle­ment à l’écriture poé­tique, elle a traduit des poètes alle­mands (Trakl, Rilke).

 

 

 

Michèle Finck

Elle a aus­si  con­sacré un livre à Yves Bon­nefoy (Yves Bon­nefoy : le sim­ple et le sens, José Cor­ti, 1989, réédi­tion Cor­ti, 2015) et plusieurs essais aux rap­ports de la poésie avec les arts : avec la danse ( Poésie mod­erne et danse : Corps pro­vi­soire, Armand Col­in, 1992) ; avec la musique ( Poésie mod­erne et musique : « vor­rei e non vor­rei », Cham­pi­on, 2004, Epipha­nies musi­cales en poésie mod­erne, de Rilke à Bonnefoy/ Le musi­cien panseur, Cham­pi­on , 2014) ;  et avec les arts visuels ( Gia­comet­ti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute », Her­mann, 2012). Anci­enne élève de l’Ecole Nor­male Supérieure (Ulm/Sèvres), elle enseigne depuis 1987 à l’Université de Stras­bourg où elle est actuelle­ment pro­fesseur de lit­téra­ture com­parée (lit­téra­tures européennes). 

 

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François Lallier

Poète et essay­iste, né en 1947. A pub­lié plusieurs livres de poèmes. Cri­tique, il a tra­vail­lé sur les oeu­vres de poètes et d’écrivains con­tem­po­rains – Pierre Jean Jou­ve, Yves Bon­nefoy, André Fré­naud, Pierre-Albert Jour­dan, Roger Munier. Mais égale­ment sur les oeu­vres de Baude­laire, de Mal­lar­mé, d’Edgar Poe. Trois vol­umes de ses essais ont paru sous le titre La Voix antérieure à La let­tre volée, Brux­elles : I et II en 2007 et 2010, le troisième, con­sacré à Yves Bon­nefoy, en 2016. Ses poèmes depuis États de la mémoire (1981) et Matière de l’amour (1985), en pas­sant par La Semence du feu (2003) et Les Arché­types (2012), explorent une même idée de la poésie comme pen­sée imag­i­na­tive du réel, qui se pour­suit dans un livre à paraître en 2024, Acci­dents de lumière. Vient de paraître : Nu(e), n° 83, François Lal­li­er, (sur le site de Poe­si­bao https://www.poesibao.fr/revue-nue-n-83-francois-lallier/ )

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