Michèle Finck, La Voie du large

Par |2024-07-07T13:32:11+02:00 7 juillet 2024|Catégories : Critiques, Michèle Finck|

J’écoute donc je suis

Le nou­veau livre de Michèle Finck pour­suit une aven­ture poé­tique qui engage le poème dans une recherche de soi, en creu­sant à même sa pro­pre his­toire jusqu’aux réso­nances de l’enfance et du présent. La Voie du large con­stru­it une écri­t­ure de soi qui vaut pour une vaste recon­nais­sance, adressée aux proches, présents et dis­parus, aux poètes, à la musique qui est comme l’envers du poème, sa pro­fondeur sourde et sa den­sité. Chaque poème est en effet un exer­ci­ce d’écoute, une ten­ta­tive pour pra­ti­quer des ouver­tures et des brèch­es mémorielles, une fugue au large de sa pro­pre voix égrenant et reprenant ses motifs. 

Tout par­ti­rait de là : dans « (j’écoute donc je suis) » (p. 71), « suis » n’est pas seule­ment du verbe être, mais aus­si du verbe suiv­re. Ce qui souligne que se déplace, avec la poésie, le cog­i­to, le rap­port à la pen­sée. Mais la ques­tion n’est pas, pour Michèle Finck, de dis­cuter de con­cepts ni d’engager la poésie sur la voie du philosophème, mais de pour­suiv­re une pen­sée par l’écoute, un état pen­sif. Cette inclu­sion des deux verbes en un voca­ble, pour employ­er un terme que l’autrice affec­tionne, donne déjà une idée de la mul­ti­plic­ité de l’é­coute à l’œu­vre : être est suiv­re son rythme, penser par « la voie des rythmes » (Michaux), non les rythmes d’une époque, mais les rythmes qui sont ceux de sa pro­pre his­toire, écrire étant cette his­toire. Suiv­re aus­si pour être : il s’ag­it de se décou­vrir et de décou­vrir l’autre en soi et ain­si les autres, dans l’ex­er­ci­ce de cette écoute qui ouvre la pen­sée et invente un rythme cri­tique. Suiv­re nous place d’emblée dans une urgence, une pré­cip­i­ta­tion de la parole : avec et dans écrire, être est suiv­re, autant con­tin­uer – pour­suiv­re – que devenir : c’est d’une pen­sée par le rythme qu’il s’ag­it, quand elle écrit « Je pense par les sons et les rythmes. / Je fais des signes / aux vivants et aux morts. » (p. 10) Aus­si la cham­bre devient-elle le lieu fig­u­rant l’écri­t­ure comme espace à soi, une cam­era oscu­ra et « caisse de réso­nance » (p. 71) d’où sont tirés des poèmes ren­voy­ant eux-mêmes à une écoute intérieure. L’im­age de « l’u­nique brèche », pour l’acte d’écrire, par laque­lle est pos­si­ble un lien, mais aus­si la pro­jec­tion d’une lumière, est égale­ment vec­trice de l’idée d’une clarté qui sus­cite la vision, mais qui a lieu par l’é­coute et per­met l’ou­ver­ture de cette « voie du large » qui, en étant le titre du livre, en est aus­si l’im­age conductrice.

Michèle Finck, La Voie du large, éd. Arfuyen, 2024, 216 p., 17,5 euros.

L’après-poème, sans par­ler du pen­dant, n’a plus rien à voir avec l’avant-poème. Un vivre total, branché sur l’immense, ce qui est dit à tra­vers la souf­france, une souf­france se muant en la joie d’un vivre-écrire, du moins en une inten­si­fi­ca­tion et une den­sité ou encore une affec­tion, une puis­sance d’affecter‑d’être affec­té, en rup­ture avec les dual­ismes : « Moins la souf­france indi­vidu­elle qu’une douleur plus vaste que nous-même. La cham­bre était la caisse de réso­nance des douleurs du monde que celle qui écrit, comme une sorte d’aimant, atti­rait, rassem­blait et pre­nait sur elle. » (p. 11) C’est une valeur du « peut-être » : « Loué / Sois- / Tu // Peut-être // Entre / Le vide // Et le rien // ? » (p. 208). La prière enveloppe le vivant des mots qui accrois­sent l’expérience. Mais le « peut-être » donne au livre une puis­sance de la fragilité et de l’incertain. Ce que dit la pre­mière des sept suites de poèmes qui com­posent ce livre : « La langue au doute ». Précédem­ment, Con­nais­sance par les larmes engageait l’acte de con­naître par l’acte poé­tique – les larmes opérant cette obscure sor­tie des tré­fonds et cette pro­jec­tion de soi et de l’autre, des affects du monde par l’art, la poésie, la musique, le ciné­ma. La poésie y est vécue, et non tant comme une essence que comme la recherche et la ren­con­tre d’un espace au plus pro­fond de soi, lais­sant des sil­lages aus­si bien qu’ouvrant des loin­tains, faisant que je est quelqu’un. Aus­si bien, ce qui s’impose que ce qui se refuse, comme l’indique le mutisme au com­mence­ment du livre, motif ini­tial d’une his­toire de l’écriture, ou his­toire par l’écriture. De manière emblé­ma­tique, le livre La Voie du large est placé sous le signe de l’« âpre ébauche », for­mule tra­ver­sière con­den­sant le risque, la plainte en sour­dine, le recom­mence­ment, la con­fronta­tion. Le pre­mier texte qui porte ce titre est d’ailleurs une con­fronta­tion à l’autre comme une fig­ure du dehors qui est une réso­nance et une ampli­fi­ca­tion : l’enfant que l’on vit dans chaque moment de sa vie dans un lan­gage-mémoire, un lan­gage du retour et de l’oubli. D’où la ques­tion, le point obscur qui agite ce livre – la voie du large ne ces­sant de nous le faire entrevoir, parce que l’entrouvrant – celui des « trous noirs soudain tra­ver­sés d’une lumière éblouis­sante » (p. 11), for­mule où l’on retrou­ve ce motif de la cam­era oscu­ra.

La voie du large est donc voy­age en soi, « pour te com­pren­dre il faudrait que je plonge à l’intérieur de moi » (p 12). Plongée et cir­cu­la­tion, cette grande nage a besoin de lenteur pour faire advenir par les mou­ve­ments : « nag­er / accouch­er   lente­ment / de    l’androgyne / dans    les vagues / écoute / le poème / arrive    en même temps / à terme / le    loin­tain / est    si proche » (p. 118–119), d’une lenteur qui est tout le temps de l’écoute ; si bien que l’écriture et la nage, si elle s’alternent dans le temps linéaire du jour, se con­fondent dans l’acte d’écrire, jusqu’à même pos­er la ques­tion d’écrire-respirer, écrire-vivre aus­si en apnée au risque de la noy­ade. Telle est l’ambivalence de « la mer à boire » (p. 129–130) : un temps pour per­dre pied, un temps pour « devenir mer ».

Cette voie con­duit de soi à soi, mais con­duit aus­si vers l’altérité et l’ex­péri­ence col­lec­tive. L’in­time non seule­ment croise mais est le poli­tique. Beau­coup de ce que d’au­cuns appel­lent l’ac­tu­al­ité, mais qu’il faudrait peut-être appel­er le présent comme prob­lème, passe dans ce livre : la pol­lu­tion des mers, l’épidémie et le con­fine­ment, les migra­tions. Si la voix de la radio déclare que « bien­tôt cette île de plas­tique / pour­rait […] / devenir un con­ti­nent entier de plas­tique », faut-il en con­clure à une néga­tiv­ité recou­vrant la voix du poème ? « Ne plus pou­voir    écrire / mon­ter    sur la ter­rasse / la mer chante encore    der­rière les bougainvil­liers » (p. 121). Le livre cherche une réso­nance de la voix et du monde, une adéqua­tion par une poésie qui serait une répa­ra­tion, d’où l’in­quié­tude qui en ressort : « mer    mon­tagne    ciel / se con­fondent : / purs / souf­fles / pour    com­bi­en de temps    encore ? » (Id.) Les mots qui font la ligne ou les espace­ments en sont les mar­ques ryth­miques. Mais la voix de l’écri­t­ure ain­si don­née à enten­dre ne se réduit pas à une répa­ra­tion ou une célébra­tion, elle con­stru­it les accents d’une cri­tique du monde comme il va et d’un refus du nihilisme ; comme on peut le lire avec le poème « Alar­mé » (p. 121–122) : d’un côté « ma boucle    fri­able brûlée », à l’im­age d’une terre vécue dans sa frag­ili­sa­tion, de l’autre l’aspi­ra­tion, mise au passé, à une musique qui ren­ver­rait à la pureté du monde « si prête autre­fois    à n’être que / musique ? » La présence du point d’in­ter­ro­ga­tion comme seul signe de ponc­tu­a­tion ici sig­ni­fie le partage, le prob­lème qui se pose à l’éthique poé­tique de ce livre : l’im­pos­si­bil­ité et la néces­sité de chanter le monde – com­ment chanter ou musi­quer un monde de moins en moins chantable et où « le reste chantable » s’a­menuise ? Michèle Finck pour­suit ain­si dans sa poésie le ques­tion­nement du lyrisme qui est celui de la poésie depuis les années cinquante.

« Être vivant » est au cœur du livre : le poème ain­si inti­t­ulé de ce livre est à une place qua­si cen­trale du livre d’ailleurs (p. 110–111), pour « retrou­ver en soi / le    oui    cen­tral », où le « oui » répond à l’« é‑bau-che » : il y a à sus­citer l’or­eille et l’élan, en une iden­tité du rythme de l’écri­t­ure et de « la scan­sion de la mer ». Michèle Finck pose ain­si la ques­tion d’une joie de, par, dans l’écri­t­ure, ou de l’écri­t­ure comme branche­ment sur une joie d’être et de vivre : suiv­re le rythme juste­ment, au point de s’y con­fon­dre et d’être ce rythme.

Mais, pré­cisé­ment, c’est autour aus­si d’ « être vivant », avec « j’écoute donc je suis », que se trame le livre, entre une auto­bi­ogra­phie son­dant les seuils de la vie et les écrivant par cette voie des rythmes et une reprise, voire une adresse à eux, des musi­ciens et écrivains phares, entre musique et poésie, avec la « radio­philie » (six­ième série du livre) pour­suiv­ant les « illu­mi­na­tions audi­tives de ma vie » (p. 152) pour mon­tr­er com­ment la mémoire s’accroche à des voix et tient à des expéri­ences fon­da­tri­ces, moments d’une radio­philie dont il faut lire les dif­férentes pros­es recon­duisant à l’enfance, à ce qu’il y a d’enfance et de voix d’altérités ou encore d’écoute musi­cale dans l’écriture.

Le livre com­prend donc sept par­ties qui dis­ent les douleurs et l’élan d’une vie, la joie d’un vivre-écrire à quoi tout se rat­tache, par le rythme qui échafaude les points d’ancrage d’une exis­tence qui se retrou­ve, se ren­con­tre dans la musique et la poésie : on pense évidem­ment à « La musique sou­vent me prend comme une mer ! » de Baude­laire. On retien­dra, de la dernière par­tie « La Can­til­la­tion du doute et de la grâce », une poé­tique qui ne se sat­is­fait pas d’un élan lyrique, mais en tra­vaille les nuances et se réin­vente comme une recherche recom­mencée, une écri­t­ure en tra­vail – citons : « Tra­jet spir­ituel : / Trans­muer / Le doute // En con­fi­ance / Dans / Le / Peut-être ? » (p. 200) ; « Peut-être / L’émerveillement ?        Illu­mine ? » (p. 201) ; « Leçons / De lumière : Savoir / S’ouvrir / À // La jubi­la­tion » revenant sur « Chaque flex­ion sonore de la voix de sopra­no / dans les Leçons de ténèbres qui m’obsèdent / me voûte chaque jour un peu plus sur la page » (p. 42) et « Poésie : / Danse autour / Du peut-être ? » (p. 205) Cette dernière par­tie invite à créer ses pro­pres tra­jets de lec­ture. Les lecteurs en apprécieront la mise en page, une spa­tial­i­sa­tion invi­tant aus­si à refaire des tra­jets dans l’espace du livre pour en saisir des moments, les pas­sages d’une « âpre ébauche », mais aus­si d’une inven­tion de soi dans des pas­sages en fugue où s’ébauche une con­nais­sance par l’écoute et le rythme.

Présentation de l’auteur

Michèle Finck

Michèle Finck, née en 1960 en Alsace, est poète et auteur d’essais sur la poésie. Elle a pub­lié trois livres de poèmes : L’Ouïe éblouie (qui réu­nit vingt ans de poésie, Voix d’encre, 2007) ; Bal­bu­cien­do ( Arfuyen, 2012) ; La Troisième Main (Arfuyen, 2015, Prix Louise Labé). Elle a pub­lié aus­si plus d’une dizaine de livres d’artistes. En 1988, elle a fondé, avec le cinéaste-pein­tre Lau­ry Granier, l’association cul­turelle Udnie qui a réu­ni des poètes et des artistes de toutes dis­ci­plines. Elle a écrit le scé­nario du film de Lau­ry Granier, La momie à mi-mots (moyen-métrage, 1996) pour lequel elle a été aus­si assis­tante de réal­i­sa­tion et s’est impro­visée actrice (aux côtés de Car­olyn Carl­son, pre­mier rôle, Jean Rouch, Philippe Léo­tard). Par­al­lèle­ment à l’écriture poé­tique, elle a traduit des poètes alle­mands (Trakl, Rilke).

 

 

 

Michèle Finck

Elle a aus­si  con­sacré un livre à Yves Bon­nefoy (Yves Bon­nefoy : le sim­ple et le sens, José Cor­ti, 1989, réédi­tion Cor­ti, 2015) et plusieurs essais aux rap­ports de la poésie avec les arts : avec la danse ( Poésie mod­erne et danse : Corps pro­vi­soire, Armand Col­in, 1992) ; avec la musique ( Poésie mod­erne et musique : « vor­rei e non vor­rei », Cham­pi­on, 2004, Epipha­nies musi­cales en poésie mod­erne, de Rilke à Bonnefoy/ Le musi­cien panseur, Cham­pi­on , 2014) ;  et avec les arts visuels ( Gia­comet­ti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute », Her­mann, 2012). Anci­enne élève de l’Ecole Nor­male Supérieure (Ulm/Sèvres), elle enseigne depuis 1987 à l’Université de Stras­bourg où elle est actuelle­ment pro­fesseur de lit­téra­ture com­parée (lit­téra­tures européennes). 

 

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Laurent Mourey

Lau­rent Mourey, né en 1974, agrégé de Let­tres Mod­ernes et doc­teur en Lit­téra­ture française, pro­fesseur de Let­tres en lycée. Il est l’auteur d’une thèse con­sacrée à la récep­tion de Mal­lar­mé dans la poésie française après 1945, autour de Bon­nefoy, Deguy, Maulpoix et Meschon­nic. Il écrit des arti­cles sur la poésie du XXe siè­cle, en par­ti­c­uli­er sur J. Ancet, P. Jac­cot­tet, G. Luca, B. Noël, B. Var­gafitg. Trois livres de poèmes pub­liés : D’Un œil, le monde, l’Atelier du grand tétras, 2012, C’est pourquoi vol­er, Con­tre-allée, 2014, Cet oubli main­tenant, éd. du Cygne, 2020.

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