Michèle Finck, Suite

2019-11-16T18:20:05+01:00

 

1

 

 A Bil­lie Holiday

 

 

Voix noire    serre le gosier.    Serrre.
Ô Harlem    Harlem    Harlem !
Voix noire    croque la pomme.    Croque
La pomme    jusqu’au trognon.    Crie l’amour
Jusqu’au râle.    Âcre.    Jazz pour pas crever

 

 

 

2

 

 À la patience

 

 

Mais nous boitons    de la langue.
Langue mater­nelle :    la musique.
Langue pater­nelle :    le mutisme.

Notre miroir :    la poussière.

En rêve    nous cher­chons un tableau
Peint     à la salive     de phénix.

Nous nous ébrouons    de mémoire.

Nous nous immolons    par la patience
Car patience    est ce qui reste de feu.

Nous allons seuls    avec sur la langue le sel
Éter­nel    des  larmes    de nos morts.

 

 

 

3

 

À une fra­ter­nité silencieuse

 

 

À la ter­rasse chuin­tante    des Deux Magots
Regarder    les nuages    s’effilocher

Au-dessus du clocher pointu    en vol
De l’église Saint — Ger­main — des — Prés

Regarder    les vis­ages des pas­sants   virevolter
Respir­er   l’odeur   de leur détresse

( « Chaalie Heb­do !    Chaalie Hebdo ! »
Hul­ule    le vendeur de journaux)

Inhaler    les larmes    invis­i­bles    de tous
Par les cica­tri­ces    grandes    ouvertes 

Des mots    qui cri­ent    dans l’os.

Ça gicle.   La vie.   La poésie.

 

 

 

4

À la résistance

 

 

À Anna Politkovskaïa .    Profession :
Jour­nal­iste.    Voca­tion :     vérité.
Cadavre    décou­vert dans la cage d’escalier
Pis­to­let     et qua­tre balles    aux côtés.
Voca­tion :     vérité.
À sa tombe    cou­verte de neige et de silence.
À sa langue    coupée.    A sa langue
Dans ma bouche.    Voca­tion :     vérité.
Aux langues de tous.    Dans sa bouche.    Dans la mienne.
À Anna.    « Muse des pleurs, la plus belle des mus­es ».
Et moi pou­vant à peine marcher.    Marchant vers elle.
Marchant vers elle    pour des millénaires.
Marchant sans jambes    elle et moi    vers la lumière.
Assas­s­inée    le sept octo­bre 2006    à Moscou.
A‑t-elle eu le temps  de respir­er    la dernière rose d’été ?
« La poésie c’est un bruit de glaçons écrasés, un sif­fle­ment ».
À Anna Politkovskaïa.    Voca­tion :     vérité.
Aux larmes de tous. Dans le bûch­er lucide de son œil. Dans le mien.
En vers et con­tre tout.
Poésie :    Résistance.

 

 

 

5

 

À l’obstination

 

 

Poésie :
Obstination.

 

Ça    insiste    en moi.
Par   l’âpre   des larmes.
Quoi ?    Une voix.

Exposée.    Obses­sion­nelle.

Plus  vie        oppressante
Plus    poésie       obstinée.

Os    sur le qui-vive.
Urgence
Hurlée.

Obsti­na­tion

Que rien    n’apaisera.
Même    la mort.

Écrire
Encore
               Morte.

 

Présentation de l’auteur

Michèle Finck

Michèle Finck, née en 1960 en Alsace, est poète et auteur d’essais sur la poésie. Elle a pub­lié trois livres de poèmes : L’Ouïe éblouie (qui réu­nit vingt ans de poésie, Voix d’encre, 2007) ; Bal­bu­cien­do ( Arfuyen, 2012) ; La Troisième Main (Arfuyen, 2015, Prix Louise Labé). Elle a pub­lié aus­si plus d’une dizaine de livres d’artistes. En 1988, elle a fondé, avec le cinéaste-pein­tre Lau­ry Granier, l’association cul­turelle Udnie qui a réu­ni des poètes et des artistes de toutes dis­ci­plines. Elle a écrit le scé­nario du film de Lau­ry Granier, La momie à mi-mots (moyen-métrage, 1996) pour lequel elle a été aus­si assis­tante de réal­i­sa­tion et s’est impro­visée actrice (aux côtés de Car­olyn Carl­son, pre­mier rôle, Jean Rouch, Philippe Léo­tard). Par­al­lèle­ment à l’écriture poé­tique, elle a traduit des poètes alle­mands (Trakl, Rilke).

 

 

 

Michèle Finck

Elle a aus­si  con­sacré un livre à Yves Bon­nefoy (Yves Bon­nefoy : le sim­ple et le sens, José Cor­ti, 1989, réédi­tion Cor­ti, 2015) et plusieurs essais aux rap­ports de la poésie avec les arts : avec la danse ( Poésie mod­erne et danse : Corps pro­vi­soire, Armand Col­in, 1992) ; avec la musique ( Poésie mod­erne et musique : « vor­rei e non vor­rei », Cham­pi­on, 2004, Epipha­nies musi­cales en poésie mod­erne, de Rilke à Bonnefoy/ Le musi­cien panseur, Cham­pi­on , 2014) ;  et avec les arts visuels ( Gia­comet­ti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute », Her­mann, 2012). Anci­enne élève de l’Ecole Nor­male Supérieure (Ulm/Sèvres), elle enseigne depuis 1987 à l’Université de Stras­bourg où elle est actuelle­ment pro­fesseur de lit­téra­ture com­parée (lit­téra­tures européennes). 

 

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