Michèle Finck, Suite

 

1

 

 A Billie Holiday

 

 

Voix noire    serre le gosier.    Serrre.
Ô Harlem    Harlem    Harlem !
Voix noire    croque la pomme.    Croque
La pomme    jusqu’au trognon.    Crie l’amour
Jusqu’au râle.    Âcre.    Jazz pour pas crever

 

 

 

2

 

 À la patience

 

 

Mais nous boitons    de la langue.
Langue maternelle :    la musique.
Langue paternelle :    le mutisme.

Notre miroir :    la poussière.

En rêve    nous cherchons un tableau
Peint     à la salive     de phénix.

Nous nous ébrouons    de mémoire.

Nous nous immolons    par la patience
Car patience    est ce qui reste de feu.

Nous allons seuls    avec sur la langue le sel
Éternel    des  larmes    de nos morts.

 

 

 

3

 

À une fraternité silencieuse

 

 

À la terrasse chuintante    des Deux Magots
Regarder    les nuages    s’effilocher

Au-dessus du clocher pointu    en vol
De l’église Saint - Germain - des - Prés

Regarder    les visages des passants   virevolter
Respirer   l’odeur   de leur détresse

( « Chaalie Hebdo !    Chaalie Hebdo ! »
Hulule    le vendeur de journaux)

Inhaler    les larmes    invisibles    de tous
Par les cicatrices    grandes    ouvertes      

Des mots    qui crient    dans l’os.

Ça gicle.   La vie.   La poésie.

 

 

 

4

À la résistance

 

 

À Anna Politkovskaïa .    Profession :
Journaliste.    Vocation :     vérité.
Cadavre    découvert dans la cage d’escalier
Pistolet     et quatre balles    aux côtés.
Vocation :     vérité.
À sa tombe    couverte de neige et de silence.
À sa langue    coupée.    A sa langue
Dans ma bouche.    Vocation :     vérité.
Aux langues de tous.    Dans sa bouche.    Dans la mienne.
À Anna.    « Muse des pleurs, la plus belle des muses ».
Et moi pouvant à peine marcher.    Marchant vers elle.
Marchant vers elle    pour des millénaires.
Marchant sans jambes    elle et moi    vers la lumière.
Assassinée    le sept octobre 2006    à Moscou.
A-t-elle eu le temps  de respirer    la dernière rose d’été ?
« La poésie c’est un bruit de glaçons écrasés, un sifflement ».
À Anna Politkovskaïa.    Vocation :     vérité.
Aux larmes de tous. Dans le bûcher lucide de son œil. Dans le mien.
En vers et contre tout.
Poésie :    Résistance.

 

 

 

5

 

À l’obstination

 

 

Poésie :
Obstination.

 

Ça    insiste    en moi.
Par   l’âpre   des larmes.
Quoi ?    Une voix.

Exposée.    Obsessionnelle.

Plus  vie        oppressante
Plus    poésie       obstinée.

Os    sur le qui-vive.
Urgence
Hurlée.

Obstination

Que rien    n’apaisera.
Même    la mort.

Écrire
Encore
               Morte.

 

Présentation de l’auteur

Michèle Finck

Michèle Finck, née en 1960 en Alsace, est poète et auteur d’essais sur la poésie. Elle a publié trois livres de poèmes : L’Ouïe éblouie (qui réunit vingt ans de poésie, Voix d’encre, 2007) ; Balbuciendo ( Arfuyen, 2012) ; La Troisième Main (Arfuyen, 2015, Prix Louise Labé). Elle a publié aussi plus d’une dizaine de livres d’artistes. En 1988, elle a fondé, avec le cinéaste-peintre Laury Granier, l’association culturelle Udnie qui a réuni des poètes et des artistes de toutes disciplines. Elle a écrit le scénario du film de Laury Granier, La momie à mi-mots (moyen-métrage, 1996) pour lequel elle a été aussi assistante de réalisation et s’est improvisée actrice (aux côtés de Carolyn Carlson, premier rôle, Jean Rouch, Philippe Léotard). Parallèlement à l’écriture poétique, elle a traduit des poètes allemands (Trakl, Rilke).

 

 

 

Michèle Finck

Elle a aussi  consacré un livre à Yves Bonnefoy (Yves Bonnefoy : le simple et le sens, José Corti, 1989, réédition Corti, 2015) et plusieurs essais aux rapports de la poésie avec les arts : avec la danse ( Poésie moderne et danse : Corps provisoire, Armand Colin, 1992) ; avec la musique ( Poésie moderne et musique : « vorrei e non vorrei », Champion, 2004, Epiphanies musicales en poésie moderne, de Rilke à Bonnefoy/ Le musicien panseur, Champion , 2014) ;  et avec les arts visuels ( Giacometti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute », Hermann, 2012). Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm/Sèvres), elle enseigne depuis 1987 à l’Université de Strasbourg où elle est actuellement professeur de littérature comparée (littératures européennes). 

 

Autres lectures

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