Michèle Finck, Sur un piano de paille
Les langues
En essayant de rassembler ici, comme on le ferait d’une javelle, les étendues en étoile du dernier livre de Michèle Finck, j’ai cherché une formule. C’est ainsi que j’ai cru opportun de qualifier ces textes de l’épithète : les langues.
Car, outre le fait qu’on y croise de l’allemand, de l’espagnol, de l’italien ou encore de l’alsacien, la question la plus brûlante que pose le père défunt de la poétesse, qui apparaît si souvent comme figure tutélaire, est celle de la traduction, en une espèce de mythe : la traduction de Trakl - que le père de Michèle semble considérer comme un vrai fils. Et ce faisant le problème de la langue des langues nous questionne, la langue poétique fusionnant dans ce recueil avec la musique, pas exclusivement les notes et les partitions, mais surtout celle de l’interprétation, et nommément des Variations Golberg enregistrées à diverses époques par Glen Gould. Et encore, derrière ce triple seuil de la langue, de la poésie et de la musique, on poursuit son chemin de lecture dans les enregistrements sur disque, ou encore l’évocation de la peinture, du cinéma… De là cette expression s’épaissit, et même si la forme physique des poèmes suivent un plan allant de « variation » au « cri », parties qui se suivent régulièrement, les 32 entrées du poème nous ouvrent la porte de l’action de création littéraire à laquelle se livre Michèle Finck.
Michèle Finck, Sur un piano de paille, éd. Arfuyen, 2020, 16€50
Cette filiation à la musique, à Glen Gould, au père, s’ouvre et se ferme sur une sorte de « tombeau » d’Yves Bonnefoy, introduisant et achevant une déploration, déploration assez morbide si l’on considère que cela peut englober l’idée du suicide, du suicide qu’évoque l’écrivaine, mort volontaire jetée ici comme une piste d’écriture. La mort côtoie le texte, le texte côtoie la musique et la mort aussi et inversement. Par ailleurs au texte et au sous-texte, mort, suicide, angoisse, déploration et aussi moment de pur plaisir du texte, du texte musical notamment, s’ajoute l’idée du murmure. Car Gould murmure, on le sait, dans ses bandes-son. Et dans ces poèmes, on murmure aussi : on maronne des langues étrangères, on entend les accords de Bach, on saisit les bougonnements du pianiste, et encore, on construit des phrases à partir des sous-titres qui scandent les strophes. Et là, on s’interroge sur la caresse, mot essentiel.
Le flottement de la langue inquiète le temps d’écrire. De cette manière, le poème sert la musique, le contexte de la musique entendue, le contexte de la vie qui s’échoue en un sens sur la mort volontaire, le contexte de la présence au monde à quoi invite tout vrai poème, tout cela flotte au-dessus du livre. Cette vivante expression produit ce qu’on appelle en peinture un glacis, là où le poème transparaît au milieu de ses murmures. Parfois, on croise une expression proche de Duras, ou on se heurte à l’élision de pronoms, on poursuit sa route dans des parties de prose qui rappellent la vie réelle de l’auteure, ou peut-être le rêve de M. Finck.
Peux plus écouter les Variations Golberg
Sans entendre entre chaque variation un cri effrayant.
C’est ça pour moi la vie maintenant : Choc.
Choc du rêve selon Bach et du cri.
Ce qu’on appelle condition humaine c’est ça :
Chair prise au piège : choc de musique
Contre cri et de cri contre musique.
Dans ces poèmes donc, une rumeur, et aussi des cris. Est-ce là l’image de deux instruments, unis par la composition binaire d’une forme sonate, un dialogue intime avec les parties d’une même matière, mais coupée pour engager une sorte de dialogue ? Variation puis cri, et cependant phrase, phrase musicale, thème d’un ostinato où la caresse viendrait comme un thème ?
Plus tard tu répétais : « Hörst Du. Er brummt » Et en effet Gould marmonnait parfois tout en jouant. C’était ce marmonnement distinctement audible derrière les notes, quelque chose comme la ruminatio des moines lisant des manuscrits sacrés, qui nous touchait le plus. Jamais Glenn Gould n’a été autant lui-même piano. « Er brummt. »
Je parle beaucoup de langues, des expressions artistiques, ou des moments de grésillement de la voix du pianiste et de la poétesse. Mais il faut quand même préciser que, même si le cri domine à certains endroits, l’ignition de la caresse est très sensible elle aussi. Du reste, par un effet du hasard, j’ai achevé il y a peu La Psychanalyse du feu de Bachelard. Le philosophe insiste sur l’importance du frottement des bois qui serait à l’origine du feu. Ici, dans ce Piano de paille, c’est la caresse qui se manifeste comme abrasion des langues, abrasion des récits, expression du murmure qui habiterait l’expression poétique. Cette rumeur sourde, insistante et instable de l’expression peut, je crois, se comparer au crépitement du feu.
J’ajoute que cette ignition du poème lui-même brûlé intérieurement par la musique, rend possible la grâce complexe et l’évocation du père de l’écrivaine, père qui meurt, père qui attend la résurrection de Georg Trakl, ou encore le Bonnefoy et le Gould de l’auteure. Ce sont ces figures qui passent le feu, qui font un lit de braise au poème.
Sinon, personnellement, je reste avec cette impression que les prises de son de Gould, réinventées par la poète, peuvent évoquer une autre musique – peut-être dans un rapport direct au piano de paille de l’enfance, cette musique de Toy-piano de John Cage. Ainsi, en allant du cri à la caresse, de la vie à la mort, du plaisir à la souffrance, on découvre une langue appropriée et en même temps étrangère, non dénuée d’un peu d’expressionnisme, capable de réunir et d’assembler ces brassées de tiges du langage poétique et en sa multiplicité, capable de rendre un univers visible.