En pub­liant « Maris dupés », les Press­es Uni­ver­si­taires de Lyon présen­tent deux pièces peu con­nues de Miguel de Cer­vantes et Tir­so de Moli­na, deux des plus célèbres écrivains espag­nols du Siè­cle d’Or. Grâce à ces textes, le lecteur pour­ra facile­ment con­stater que le fait de nom­mer ain­si la péri­ode com­prise entre 1525 et 1648 n’est pas super­flu : en effet, cet ouvrage bilingue nous per­met de nous régaler avec la richesse inouïe du lan­gage et le génie créatif qui s’est dévelop­pé pen­dant cette péri­ode faste des let­tres espagnoles.

Le Entremés du viejo celoso, (Inter­mède du vieux jaloux) écrit par l’auteur de Don Qui­chotte en 1615 et la nou­velleLos tres mari­dos burla­dos (Les trois maris dupés, 1624) de Tir­so de Moli­na, créa­teur par ailleurs du mythe de Don Juan avec El burlador de Sevil­la, s’inscrivent dans la tra­di­tion du deley­tar aprovechan­do, où l’on mêle l’intention moral­isante avec une veine humoris­tique irré­sistible. Les deux pièces cri­tiquent ain­si la cou­tume du mariage arrangé, très répan­due à l’époque, et ren­dent hom­mage à l’imagination et l’audace de plusieurs femmes déter­minées à duper leurs maris, pour mieux revendi­quer  une inver­sion de rôles qui leur était refusée.

Ces pièces sont donc à la fois « bur­lesques et exem­plaires », comme sug­gère l’in­téres­sante intro­duc­tion du livre, et sont le reflet d’une société en crise. Cer­vantes et Tir­so de Moli­na décrivent des scènes urbaines où les per­son­nages se sen­tent pris­on­niers des règles morales, en imag­i­nant des tromperies qui remet­tent en ques­tion le mariage « en tant qu’in­sti­tu­tion juridique vide et struc­ture répressive ».

Miguel de Cer­vantes et Tir­so de Moli­na, Maris dupés, Edi­tion bilingue, Press­es Uni­ver­si­taires de Lyon, 2020.

 

La ridi­culi­sa­tion des per­son­nages mas­culins s’avère plus crue  dans « l ‘Inter­mède du vieux jaloux », où l’adultère est directe­ment évo­qué car doña Loren­za trompera son mari sous son pro­pre toit.

De son côté, Tir­so de Moli­na s’in­spire du mod­èle pro­posé par le Décameron de Boc­cace : « Les trois maris dupés » fait par­tie des Cig­a­r­rales de Tole­do, une série de diver­tisse­ments basés par­fois sur des sources « folk­loriques et pop­u­laires » dont l’in­ten­tion moral­isante s’ap­puie sur une moquerie moins blessante que celle du texte cer­van­tin, et qui en tout cas ne pos­sè­dent pas le car­ac­tère grivois de la pre­mière pièce du livre.

Les deux textes, mal­gré leurs dif­férences, ont en com­mun une théâ­tral­ité très effi­cace. Par exem­ple, même si le texte de Tir­so de Moli­na est nar­ratif, il n’en est pas moins dépourvu de quipro­qu­os, excla­ma­tions et coups de bâton, pour le plus grand plaisir du lecteur. De même, la cri­tique des maris jaloux ou pos­ses­sifs se fait pour les deux auteurs à tra­vers un mécan­isme de mys­ti­fi­ca­tion très intéres­sant : admin­is­tra­tion de som­nifères, échange de portes, intro­duc­tion de l’a­mant der­rière une tapis­serie représen­tant le Roland furieux  de l’Ar­ioste… Ce mécan­isme n’est pas sans rap­pel­er la philoso­phie de Descartes et la mise en ques­tion des sens, qui abouti­ra en 1635 à un autre chef d’oeu­vre du Siè­cle d’Or : La vida es sueño (La vie est un songe) de Calderón de la Barca.

S’il ne s’ag­it pas à pro­pre­ment par­ler de textes inédits en France, « Maris dupés » est un ouvrage dont le tra­vail de tra­duc­tion, mené par Nathalie Dar­tai-Maran­zana pen­dant plusieurs années dans le cadre de l’ate­lier de tra­duc­tion clas­sique du Mas­ter de tra­duc­tion lit­téraire, per­met au lecteur français la décou­verte de deux œuvres fort réjouis­santes. Juste­ment, si cette tra­duc­tion, comme le sug­gère la pro­pre Nathalie Dar­tai-Maran­zana, est loin d’être par­faite, le but a été de trou­ver des com­pro­mis pour actu­alis­er une langue clas­sique très riche et très com­plexe, sans la déna­tur­er. On a donc accès à une ver­sion qui se lit avec grand plaisir mal­gré cer­taines périphrases, mais dont les trou­vailles bril­lantes respectent le sens comique et aident égale­ment le lecteur français à prof­iter pleine­ment de la lec­ture des œuvres de deux auteurs majeurs de la lit­téra­ture universelle.

 

 

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Miguel Angel Real

Né en 1965, il pour­suit des études de français à l’Université de Val­ladol­id (Espagne), sa ville natale. Il tra­vaille en 1992 à l’Agence France Presse à Paris. Agrégé d’espagnol, il enseigne au Lycée de Cornouaille à Quim­per. En tant qu’au­teur, ses poèmes ont été pub­liés dans les revues La Gal­la Cien­cia, Fábu­la et Saigón (décem­bre 2018) (Espagne), Letralia (Venezuela), Marabun­ta, El Humo et La Piraña (Mex­ique), ain­si que dans l’an­tholo­gie de poésie brève “Gotas y hac­ha­zos” (Ed. PÁRAMO Espagne, décem­bre 2017). Les revues français­es “Le Cap­i­tal des Mots”, “Fes­ti­val Per­ma­nent des mots” “Lichen”,“La ter­rasse” et “Revue Méninge” ont égale­ment pub­lié cer­tains de ses poèmes en français, orig­in­aux ou traduits de l’es­pag­nol. Il a pub­lié en avril 2019 un recueil per­son­nel, Zoologías, aux édi­tions En Hui­da (Séville). Les édi­tions Sémaphore pub­lieront bien­tôt son recueil bilingue Comme un dé rond. Il fait par­tie du comité de rédac­tion de la revue poé­tique espag­nole Crátera. Il se con­sacre aus­si à la tra­duc­tion de poèmes, seul ou en col­lab­o­ra­tion avec Flo­rence Real ou Marceau Vasseur. Ses tra­duc­tions ont été pub­liées par de nom­breuses revues en France (Pas­sage d’en­cres, Le Cap­i­tal des mots, Mange-Monde), Espagne (La Gal­la Cien­cia, Crátera, El Colo­quio de los Per­rros) et Amérique (Low-Fi Arden­tia, Por­to Rico, La Piraña, Mex­ique). Dans cette dernière pub­li­ca­tion il dirige deux sec­tions de tra­duc­tion nom­mées « Le Piran­ha Transocéanique » (https://piranhamx.club/index.php/le-piranha-transoceanique) et « Ven­tana France­sa » (https://www.piranhamx.club/index.php/quienes-somos‑2/ventana-francesa) Tra­duc­tions pub­liées: — “Fauves” (Edi­to­r­i­al Corps Puce), poèmes de l’au­teur équa­to­rien RAMIRO OVIEDO (Traduit avec Marceau Vasseur, décem­bre 2017) — “Erra­tiques”, poèmes d’ANGÈLE CASANOVA, pho­tos de PHILIPPE MARTIN. Edi­tion bilingue. Édi­tions Pourquoi Viens-Tu Si Tard, octo­bre 2018 — “Les travaux de la nuit”, de PAUL SANDA. Édi­tion bilingue. Ed. Alcy­one, décem­bre 2018.