Milène Tournier, Cent vies vagues

Cent vies vagues… pas sans vie ! Cent moments de vie. Une seconde de vie ; un souffle en vie. Ou bien la mort, aussi ; la sienne, celle de l’Autre, des Siens. La vie, la mort : indissociables, hein !

Cent vies jeunes ou pas, de femmes ou d’hommes – parfois on ne sait pas, bon, on sait juste qu’il y a une vie, oui, y a eu une vie, des vies ; vies dans l’attente de quelque chose qui arrivera ou pas, ou/et de quelqu’un qui n’arrivera pas ou peut-être, va savoir ! On ne sait rien de l’avenir. A peine un peu du passé, et encore… pas sûr… si peu qu’on se demande si, parfois, ce ne serait pas une histoire que se raconte le personnage, tiens, un de ces cent personnages qui n’ont pas de nom, souvent pas même de lieux, d’époques : ils vivent, point. Ils ont vécu, plutôt. Car ce n’est pas la vie, leur vie, pas vraiment, mettons l’empreinte du vivant, sur laquelle on tombe, on butte, on sourit, on s’attriste, on se souvient, on se questionne, on se reflète. Une image du vivre.  

Cent filaments de vies, issues du tissu du réel. Cent poussières de vies, dans la propreté du jour. Cette banalité, parfois singulière, de vies qu’on croise, qu’on frôle, qu’on évite, qu’on élude, qu’on ignore, qu’on aimerait connaître, qu’on ne sait nommer… qu’on n’oublie pas, pourtant. On n’oublie pas les oubliables, étonnamment, oui, parce qu’il y en a plein les cimetières – pour (mal) paraphraser le dicton –, et aussi parce que, dans le fond, on est soi-même un.e de ces sans-forme, un.e de ces visages sans image, qu’on croise, frôle, évite, élude, ignore, aimerait connaître ; innommables même si pas ignobles, petits dans leurs grandeurs – petitesse de la quotidienneté… « la vie, quoi, le bordel », gazouillait Higelin.

Milène Tournier, Cent vies vagues, Lurlure éditions, 16 €.

Cent vies vaguent, que Milène Tournier égrène comme un chapelet, aux grains qui roulent et déroulent des pages sobres, à la poésie sans emphase, sans exagération, sans pathos, mais assurément pas sans profondeur, pas sans émotion, pas sans élégance. La sobriété, cette vraie beauté ! On est dans le vrai, quoi, dans la vie, dans cent vies, dans le ressac, vagues venues, puis reparties… non, là.   

  1. Il a de la semoule dans la tête, disent de lui les femmes et les hommes. Il n’a pas sa graine toute bien cuite. Certains jours, tous essayent de lui donner une menue tâche. Les autres, où il y a trop à faire pour qu’on aie de la patience, on le laisse faire ne pas faire. Les femmes sont dans la cuisine, le dos baissé sur d’énormes cuves. Dehors, les hommes taillent les légumes. Une femme arrive, la plus vieille, la plus forte et la plus douce, elle n’est à aucun d’eux, elle est à la lumière du pays, et à tout ce qu’elle a vu du monde et des hommes, elle est à l’espoir, un espoir un peu las, à l’optimisme laborieux de se lever pour vivre le jour – même celui où les mollets tirent. Les hommes ne font pas comme il faut. Il faut couper en rondelles les oignons. Elle leur montre. Son couteau passe, fluide comme feuilleter les pages d’un livre. La femme part, les hommes font. Sauf lui. Il met ses oignons mal coupés dans le grand plat et mélange. Parfois, sur un oignon, sa découpe est belle comme un squelette ou un accordéon. Le suivant, ça ne marche pas, c’est parce que ce n’est pas le même oignon. Il trie dans le tas les plus belles lamelles et les met sur le dessus, à la fin. Ronds, lamelles, gros ou fin, ça change, ça finit que ça se mange. Il ne voudrait quand même pas trop, se faire crier.

  1. La jeune fille au lyçée répond, lorsque la professeure lui demande si cela lui arrive d'écrire, qu'elle écrit le journal intime de son père. Le journal intime de ton père ? Oui, elle écrit les journées de son père, ce qu'il a fait du matin au soir. Mais tu dis "je" ? Oui, la fille dit. Je dis je pour lui.

Présentation de l’auteur

Milène Tournier

Milène Tournier, née en 1988 à Nice, est une dramaturge et poétesse française.

© Crédits photos Marine Riguet

Bibliographie 

  • Et puis le roulis, 2018, Éditions Théâtrales
  • Nuits, 2019, La P'tite Hélène éditions,
  • Poèmes d’époque, 2019, Éditions Polder, préfacé par François Bon.
  • L'autre jour, 2020, Éditions Lurlure
  • Je t'aime comme, 2022, Éditions Lurlure
  • Se coltiner grandir, 2022, Éditions Lurlure
  • Hold-Up 21, éditions Anne Carrière, 2023
  • Ce que m'a soufflé la ville, éditions Castro Astral, février 2023
  • Puisque chacun pourra partir, chacun pourra rester, Editions Unicité, Juillet 2023

            Autres publications

            Les écrits de Milène Tournier sont également publiés dans les revues ou ouvrages collectifs :

            • aux éditions Tiers Livre Éditeur On ne pense jamais assez aux escaliers en 2017, Une histoire parallèle du cinéma en 2018, Je vous parlerai d’une autre nuit en 2018.
            • aux Éditions Pourquoi viens-tu si tard, Esprit d’arbre en 2018.
            • aux numéros 8 et 9 Revue internationale de poésie de Paris-Sorbonne, Place de La Sorbonne, 2018 et 2019.

            Vidéo-poèmes

            Milène Tournier publie sur sa chaine YouTube, depuis 2015, des poèmes-vidéos. 

            Une de ses créations a été présentée en 2018 au Centre Pompidou, dans le cadre de Littéra-TUBE, une proposition de Gilles Bonnet, Erika Fülöp et Gaëlle Théval, autour des expériences de vidéo-écriture diffusées sur internet.

            Cinéma

            Automne Malade est un court métrage, de type docu-fiction, réalisé par Lola Cambourieu et Yann Berlier en 2019, produit par Réalviscéralisme.

            Distinctions

            • 2012-2013 : 1er prix de la 18e édition Prix de la Nouvelle : premier concours d'écriture de la Sorbonne Nouvelle.
            • 2018 : Aide à la création (Artcena), catégorie littérature dramatique pour Et puis le roulis.
            • 2017 : Aide à la création (Artcena), rubrique Encouragements pour Dans ma ville.
            • 2021 : Prix de la société des gens de lettres SGDL, Révélation de Poésie pour L'Autre jour.
            • 2023 : Prix Jacques-Scherer pour De la disparition des larmes.

            Poèmes choisis

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