Mille grues de papier, de Chantal Dupuy-Dunier
Il y a une idée dans le dernier ouvrage de Chantal Dupuy-Dunier. Je veux dire : son dernier ensemble, intitulé Mille grues de papier, et publié chez Flammarion, est le déploiement d'une idée poétique contenant un univers, certes, mais aussi une philosophie, une attitude, et, peut-être, une métaphysique.
A l'ouverture de ce livre, il y a un proverbe japonais : "Quiconque plie mille grues de papier verra son vœu exaucé." A ce proverbe répond immédiatement la rêverie de Jean Cocteau : "Le temps des hommes est l'éternité pliée".
La réalisation d'un souhait et la métaphysique sont la porte de ce livre.
Puis, avant d'entrer dans la matière poétique, le poète précise que son travail est le prolongement des mille grues que tenta de réaliser la petite Sadako Sasaki, fillette leucémique irradiée à Hiroshima. Son vœu : continuer de vivre. Elle réalisa 644 grues et des enfants de sa classe, après son décès, confectionnèrent les origamis manquants pour parvenir jusqu'à mille.
"J'ai "plié" 644 poèmes, nous dit Chantal Dupuy-Dunier. Comme elle, je me suis arrêtée à ce chiffre afin de marquer l'impossibilité dans laquelle se trouve l'homme d'aller jusqu'au bout de ses projets, l'écrivain d'achever son œuvre".
Voilà dans quelle poétique alors nous entrons.
La ligne claire.
Toujours ce même geste
vers la verticalité quotidienne d'écrire.
Une langue de haute flamme.
"Seule l'inscription du chant
sur la pierre de l'air..."
Echo du lointain.
Qui parle ?
Il y a un vœu dans la démarche de Chantal Dupuy-Dunier, celui de continuer à vivre, sachant que la leucémie imposée à l'âge du déploiement de l'être, l'accident, la maladie, la vieillesse auront toujours raison, au bout du compte, de ce souhait. A moins que ce vœu en appelle secrètement à une continuité, au-delà de la matière terrestre. Ce serait peut-être le sens de l'assertion de Jean Cocteau. Nous avons entre nos mains la vie, et, comme l'éternité pliée, nous plions à notre tour comme pour lire depuis l'intérieur et prolonger cet élan miraculeux dont une parcelle nous est donnée en tant qu'humain.
Simplement,
sur le parquet,
l'ombre d'un chrysanthème
calligraphie le soleil.
Cela suffit
à ouvrir l'espace du poème.
Soleil minuscule
dans l'exubérante floraison de l'univers.
Faire des grues pour continuer à vivre, plier des vers pour composer des poèmes, voilà des chants qui participent de la floraison humaine de l'univers. Il y eut des hommes avant nous, il y aura des hommes après nous, nul ne sait le temps de l'existence du grand corps d'humanité à travers l'existence, et chanter, dans la conscience de la mort individuelle, chanter de bon cœur, voilà qui est utile à nos successeurs, et peut-être à nous-mêmes sur un plan ineffable.
Pleine lune.
Ce sont les hommes qui la voient morcelée,
la lune est toujours pleine.
Rien ne lui fait défaut,
alors que nos sens,
les quartiers de nos sens...
Les grues de Chantal Dupuy-Dunier sont en vers libres. Ils n'obéissent à aucun art poétique japonais. Certains pliages sont courts, d'autres longs mais ne dépassant pas une page. Ils se font au gré de l'instant.
Les nuages gris seraient la tourbe
sous nos pieds,
le ciel une immense forêt
dans différents tons de verts,
avec des rayons d'automne traversant
Le poète a composé, comme la petite fille, 644 grues en poème. Flammarion a décidé d'en publier ici une bonne part, mais pas la totalité. Cependant, Chantal Dupuy-Dunier donne pour titre à son ouvrage Mille grues de papier, comme pour induire le principe réalisé du souhait.
Une idée, disais-je en commençant cette note : Mille grues de papier est le déploiement plié d'une idée, avec sa charge de secrets, de quotidien, d'espérance et de beauté, à chaque page.
Le ciel nous parle de passages et de retours.
Nos migrateurs sont revenus.
leurs ailes brunes, gris clair,
bleues, jaunes, noires.
ou amples.
Leurs ailes fragiles
Leurs chants et leurs secrets.
Maigres,
survivants,
affamés.
Gorgés d'images et de vertiges.
Il y a une certaine joie tranquille dans ces pages de poésie. Une joie qui a fait sienne les tenants tragiques et difficiles de l'existence. Une joie qui voit haut, depuis les aires aériennes qu'elle fréquente à dos de plume, une joie de la pratique quotidienne du vivre, malgré tout.
J'arpentais mes rêves,
les recoins de mon enfance,
les lieux passés.
Je voyageais à l'intérieur des mots,
dénombrais leurs excroissances,
me risquais délicieusement
dans le sillage de leur délire.
C'était, je crois,
il y a presque aussi longtemps que mon enfance.
Un livre superbe.