Le rien est là si plein — qu’il est Tout
A Mireille Fargier-Caruso
Il y a un temps où la vie et la mort s’allient, comme en montagne le soleil s’allie sans crier gare à l’ombre, pour soudain nous révéler l’étroit passage où nous marchons depuis toujours ensemble, sans nul espoir de refuge, de vraie avancée ni de demi-tour. Et nous voilà suspendus entre rocher et vide, au bord du précipice, funambules en proie au vertige du temps et tourmentés peut-être d’avoir démérité en abandonnant trop vite la promesse d’une lumière à tenir dans l’ici. Car « la vie se gagne », du moins l’avons-nous cru avec d’autres en « ce pays autrefois habité » par la flamme encore vive de l’enfance et les espoirs amoureux et politiques de la jeunesse, alors comment, par-delà le constat de « l’obscur/qui sommeille au plus profond de nous », de « l’hiver qui arrive » et un bilan du monde désenchanté, ne pas sombrer dans la mélancolie et tenter de retrouver le pays perdu, de faire entendre un instant sa voix dans l’ombre qui s’étend ?
Comme une promesse abandonnée,
Mireille Fargier-Caruso, éditions Bruno Doucey
Ainsi dans Comme une promesse abandonnée,son dernier livre paru ce printemps aux éditions Bruno Doucey, Mireille Fargier-Caruso, en un long poème aux vers libres et à l’écriture sobrement lyrique, se confronte-t-elle avec lucidité aux réalités féroces qui nous entourent, à la vieillesse qui la guette, tout en réaffirmant un art de vivre et « la joie d’être libre », corps et mots, malgré la finitude, car « savoir le rien n’est pas rien savoir ».
L’auteure, désormais « aux aguets », commence donc par revisiter, à l’aune de son âge et d’un ciel « qui s’est tu depuis longtemps », l’absurdité de notre condition mortelle, les travers récurrents du monde et les désastres qu’ils produisent. Dès le début du recueil elle entraîne le lecteur à sa suite, regard et mémoire, pensée et cœur : « Il faut un nous pour notre histoire », écrit-elle, soutenant l’idée d’une communauté dont le sort est lié à une fraternité pour qu’exister ici-bas conserve un sens. Elle s’attache à interroger l’époque contemporaine où se mêlent son histoire à l’histoire, son je-tu aux nous-on, en entrelaçant temps, lieux et destins pour mieux comprendre pourquoi « hier écorche aujourd’hui » et pourquoi aujourd’hui menace demain, malgré le « désir fou de vivre », l’éternelle nécessité d’aimer et de créer qui habite l’humain.
En nous plongeant dans une mise en résonance des différentes facettes d’un réel et d’une réalité que nous peinons à regarder en face et à dire, elle nous permet de nous confronter à une vérité commune, mais contrastée selon les angles des bonheurs et des malheurs individuels ou collectifs que nous subissons. Dressant une sorte d’état des lieux entre les années 68 et maintenant, elle déplore l’effondrement des utopies et la résurgence des croyances dévoyées. Avec indignation et désespoir elle égrène les problèmes de notre société et plus largement de la planète : les inégalités insupportables, les injustices et les guerres qui perdurent, les barbaries de toutes sortes qui n’épargnent ni « les enfants délaissés », ni « les écrasés » et sacrifiés de toujours. Ces « Désastres du même », auxquels s’ajoutent aujourd’hui la course sans cesse plus effrénée du profit pour quelques-uns, « l’aphonie des villes démesurées » où se perdent « vies petites/appels étouffés », ainsi que la coupure du lien avec la nature, elle-même mise en danger, sont tout ce qui « dépareille » un peu plus l’homme installé devant les écrans et soumis au décervelage « du pain des jeux et stéréo ». Son ignorance de l’autre, sa peur s’en trouvent renforcées. Ce leitmotiv, avec l’emploi d’autres nombreuses anaphores et répétitions, donnent des ancrages qui structurent les vers et ponctuent leur ardente coulée. Les mots traduisent la tension, signent les désillusions ou l’angoisse de la poète devant un « essai fêlé de vivre » et l’échec partagé d’améliorer le monde.
Le poème entier forme une boucle : un même mouvement circulaire fait en effet tourner du premier vers au dernier « fiction et réel souvenirs récits ». Il balaie « présent passé futur » et donne sa rythmique à l’ensemble. Pas de ponctuation mais un souffle né de la grande tradition poétique chère à un Aragon ou même à un Apollinaire, creuse en spirale le propos et emporte la voix. Mireille Fargier-Caruso a choisi la clarté d’une parole sans pathos mais avec nostalgie. La force des sonorités et des images irriguent l’apparente simplicité d’un chant dont certaines strophes ressemblent parfois à des chansons ou peuvent au contraire basculer jusque dans l’aphorisme. A sa manière et avec des registres variés, elle saisit ‘l’air du temps’ tout en appelant les clartés de la philosophie, et privilégie tour à tour l’émotion, intime universel, la révolte sociale ou le questionnement méditatif nourrisseur du dialogue intérieur et avec les autres.
Femme-poète-philosophe, l’auteur n’oublie jamais que l’être humain est fini malgré « son goût d’infini » et « ses vœux lancés vers les étoiles » qui « donnent en un instant tout leur éclat/ avant de devenir poussière ». L’enfance qu’elle chérit a ses douleurs, sa solitude, et la jeunesse ses rêves inaboutis, ses défaites autant peut-être que l’âge mûr. Nous cherchons toujours « quelque chose de plus grand » et « plus grande que nous est notre vie » en ce réel énigmatique qui nous déborde. Si nous connaissons la félicité — et l’auteure la célèbre par l’osmose avec la nature, la quête de la beauté et du sens, les intensités de l’amour qui illumine -, chacun de nous pourtant se sait vouée aussi à la déperdition des corps, à l’inéluctable perte, à ces « quelques pelletées de terre dessus » dont parlait déjà Bossuet. On retrouve dans ce livre la proximité constante de la mort, la déréliction d’une vieillesse qui l’annonce, en même temps que le rapport sensoriel et sensuel que la poète entretient avec la vie et qui lui vient sans doute de ses origines : un Sud baigné d’odeurs, de couleurs et de caresses. Souvenirs anciens et instants aujourd’hui volés font perdurer malgré tout « l’allégresse » et l’ineffaçable des « amours gravées ». Manière de souligner l’importance de la mémoire, le refus de l’absurde, l’espoir invincible car ce qui nous a été donné doit être rendu et transmis. Le corps, la pensée, l’art sous toutes ses formes éclairent le monde et accompagnent la poésie. Ils sont pour Mireille Fargier-Caruso ces lieux où l’on apprend à « vivre enfin à hauteur de soi » et en lien avec l’autre.
Présentation de l’auteur
- Cécile Guivarch, Cent ans au printemps - 21 juin 2021
- Mireille Fargier-Caruso, Comme une promesse abandonnée - 20 janvier 2020
- Mireille Fargier-Caruso, Comme une promesse abandonnée - 1 septembre 2019
- Hommage à Claude Rouquet - 15 mars 2015