Mohammed El Amraoui, Un palais pour deux langues
Un palais pour deux langues, recueil composé à mi-chemin entre la prose poétique et l’autoportrait, dévoile un espace tendre et sensuel dont les langues sont le sujet vivant.
La « petite autobiographie linguistique ordinaire » prend source à Fès, en 1964. Mohammed El Amraoui grandit entre l’arabe marocain, langue maternelle, le tamazigh des maisons voisines, et l’arabe classique du père.
La langue française vient plus tard, à l’école. L’indépendance du pays date d’à peine plus de soixante-cinq ans. L’apprentissage est violent, contraint. Longtemps, le jeune homme restera « sur le seuil du sens » :
À neuf ans, une autre langue encore s’incrustait dans ma langue. La langue française. Elle était là par la force de l’Histoire. La langue des anciens occupants.
Mohammed El Amraoui, Un palais pour deux langues, Éditions La passe du vent, 2019.
La poésie fait irruption dans la vie du jeune homme. Il écoute, sur cassette audio, les voix de Mahmoud Darwich, de Mamdouh Adwan, d’Adonis, d’Abdellatif Laâbi, de Muzaffar Al Nawab : « C’est le déclic : j’ai donc commencé vers l’âge de douze ans à écrire par l’oreille ». Il découvre Saint-John Perse, lit Rimbaud, et André Breton. Étudiant, il fréquente des cercles poétiques avec des amis.
« Fès, juillet 1988 » : Mohammed El Amraoui cherche à partir. Il arrive en France, à Nantes. Le choc se manifeste dans une énonciation qui s’estompe. Le Je trébuche, disparaît, s’enlise : « et suis ici moi, là où encore suis contraint de ne pas être, pas encore, et me sens comme sac lourd à porter ». Solitude :
Je me souviens d’une femme […] qui m’a avouée être restée, pendant de très longues années, claustrée dans un périmètre assez étroit de son quartier de peur de se perdre et de ne pas trouver les mots de la langue qui pourraient lui permettre de s’en sortir.
Il assiste à une lecture de Charles Dobzynski, rencontre l’équipe de la revue Les Cahiers de Poésie-Rencontres. Publie. Anime des ateliers d’écriture. Puis l’enfant, soudain, est père : « Tout de suite, le français prend le dessus dans la bouche de mes enfants. La langue du père se voit s’éloigner, imperceptiblement, et s’oublie ».
Mais davantage que l’histoire de Mohammed El Amraoui dans les langues, c’est peut-être celle des langues dans la vie du poète que trace Un palais pour deux langues. Dans le poème, elles prennent corps :
Je suis né dans la langue de ma mère, et c’est évident.
Indépassable maternité du langage. Au-delà, les langues n’ont ni lieu ni frontière propres. Elles ne sont que ceux qui les peuplent. Elles vivent, se déplacent, se disputent, et s’embrassent :
Disons-le tout de suite : rien n’indiquait qu’un jour la langue française devienne ma langue, qu’elle vienne embrasser ma langue arabe dans ma bouche.
Les fragments de ce recueil, composés pour la scène, se déclament d’ailleurs autant qu’ils se lisent : iIs s’entendent. Les phrases, courtes, simples, ricochent. Elles nous pénètrent et nous échappent aussitôt, comme pour signifier la pluralité des chants et des corps :
Je dis mon corps donne. Je dis mon corps donne quelque chose. Je dis mon corps donne quelque chose de lui. Je dis mon corps se donne, donne quelque chose de lui dans une langue qu'il voudrait porter.
Cette autobiographie linguistique, tout comme le court essai que le poète – par ailleurs traducteur – consacre à la traduction de poésie, s’apparentent à une traversée. Le choix de la langue est alors essentiellement question de présence :
Ce n’est pas un exil, mais une présence multiple,
multiplication simultanée du moi dans la langue étrangère […] Comme si une
langue traversait l’autre à son insu.
Mohammed El Amraoui, Embrasure, poème d'amour en état de guerre, Centre culturel Maison du peuple, Pierre Bénite le 28 janvier 2011 Composition : Mohammed El Amraoui, à partir d'un air traditionnel marocain de la région de Fès.
L'écriture est chargée d’une profonde tendresse. Elle rend hommage à ceux qui, dans les mots, parfois trébuchent et parfois se trouvent. Mohammed El Amraoui nous livre ainsi une réflexion riche et très personnelle sur l’être-dans-la-langue. Il y interroge notre rapport à l’étranger et pose, au fond, la vertigineuse question de notre propre traductibilité.
Et l’on se rend compte, levant les yeux, que c’est un livre qu’on a parcouru en souriant : Un palais pour deux langues se lit comme une invitation à demeure.
Poème de Nizar Qabbani, lu en français e en arabe par Mohammed El Amraoui, Poème 5 de Veillée poétique en temps de confinement.