Néant rose, Le manifeste poétique de Dana Shishmanian
la poésie elle mange de tout / c’est une omnivore / une porcine
Un livre chasse l’autre ? Ce n’est pourtant pas parce que Dana Shishmanian vient de sortir un nouveau recueil (Le Sens magnétique, L’Harmattan) qu’il faut oublier le précédent, le surprenant Néant rose (2017 chez le même éditeur). Un titre en forme d’oxymore (encore que : qui pourrait affirmer que le néant n’est pas rose ?).
Le contenu, quoi qu’il en soit, est tout aussi surprenant que le titre, comme en témoigne – simple exemple – ce passage conclusif d’un poème, celui où apparaît justement le « néant rose » mais dans une syntaxe inédite, puisque on est tenté d’interpréter « rose » non comme un adjectif mais comme la troisième personne du singulier à l’indicatif présent d’un hypothétique verbe « roser » (roser comme arroser !).
Là où néant rose une fleur sculptée dans son parfum un nid couvé par l’œuf d’un coq nocturne et à demain dit la poule retournant sa veste quand sort de son chapeau non non pas un lapin mais éternellement et à jamais frais le pain de ce jour.
A-t-on déjà remarqué, à ce propos, que le « manifeste-synthèse » de Guillaume Apollinaire intitulé L’Antitradition futuriste (1913), après un « Mer...De… » aux professeurs, pédagogues, etc. se termine par un « Rose » aux Marinetti, Picasso, etc., ce qui témoigne déjà d’un usage inusité du mot (ici le substantif) « rose » ?
Alors que l’étrange recueil de D. Shishmanian, qui juxtapose en toute poésie et avec plus qu’une pointe de surréalisme une éphéméride, des contes urbains et des haïkus, a déjà fait l’objet de plusieurs recensions (1), c’est justement son caractère de manifeste – insuffisamment souligné jusqu’ici à notre gré – que nous voudrions évoquer.
En-deçà des différences formelles, notre art poétique conjugue deux grandes traditions. L’une, illustrée par exemple par le Ronsard des Amours s’intéresse principalement aux tourments de l’âme. Elle est lyrique, élégiaque, souvent chagrine. L’autre est celle des poètes satiriques, davantage tournés vers le monde extérieur, quoique souvent aussi d’une humeur chagrine. C’est que, en effet, que l’on se regarde soi ou que l’on contemple le monde, il n’y a pas tellement d’occasions de se réjouir.
Les poètes passent souvent d’un registre à l’autre. Voir le Victor Hugo des « Pauvres gens » (La Légende des siècles) et celui de « Demain dès l’aube » (Les Contemplations). C’est également le cas de notre poétesse qui évoque quelque part son mal d’amour
quartier désert café dormant et moi au bord d’un précipice / sans fond douleur sans fond amour sans fin
mais elle ne s’y attarde pas. D’ailleurs, à l’en croire selon un autre poème
cuisiner et mourir / d’amour – quelle différence après coup…
Apollinaire, encore lui, est revenu à plusieurs reprises sur sa conception de ce que devait être la poésie moderne, en particulier dans un article du Mercure de France, « L’Esprit nouveau et les poètes » (1918). Si son mot d’ordre de « machiner le monde » n’a guère eu d’écho, D. Shishmanian se retrouve toute entière dans ce propos du rescapé de Quatorze : la « liberté [des poètes] ne peut pas être moins grande que celle d’un journal quotidien qui traite dans une seule feuille des matières les plus diverses ».
Dana Shishmlanian ne dit pas autre chose.
On s’épuise au bout de cent de mille poèmes / sa substance propre tant machouillée devient fade […] alors on s’enrichit des vies des autres / des morts des autres
Des morts des autres, en effet, comme celle du suicidé du métro qui lui inspira l'un des poèmes les plus bouleversants du recueil (« Accident grave de voyageur »).
Apollinaire écrivait aussi : « les poètes ne sont pas seulement les hommes du beau. Ils sont encore et surtout les hommes du vrai ». Et chez D. Shishmanian :
manger et boire se mouvoir baiser cracher / c’est cela l’humaine aventure
Dana Shishmanian, Néant rose, L'Harmattan, 2017, 118 pages, 14 euros.
La poétesse ne recule pas devant les mots crus : le vrai jusqu’au bout ! De toute façon, ajoute-t-elle,
La poésie n’a que faire / de votre politiquement correct / traduit en censure
Et le vers, bien sûr, doit être « libre »
et pas de rime c’est obsolète / on est affranchi à vie on est poète / contemporain
Au-delà de ces considérations sur ce qui peut ou doit être fait se pose la question de comment le faire.
Oublie tes poèmes / t’entêter ne sert à rien ; à chacun sa peine
Ce n’est donc pas tant le labeur qui compte que de savoir saisir l’inspiration quand elle vient
Dépêche t’arrête pas / la fente est brève – glisse tes mots
Avec ce qu’il faut d’autodérision
tes poèmes noirs décapités – / des ailes inutiles
mais l’espoir, tout de même, qu’il en restera quelque chose
Tes mots que valent-ils ? / Rien pour toi. Mais sais-tu quand / ils germent ? Laisse les choir...
Les poèmes de D. Shishmanian racontent des histoires, parfois drôles comme celui nommé « Samedi » qui fait intervenir un ogre et les cloches de Noël, plus souvent mélancoliques (mais le monde… voir plus haut). Elle nous propose aussi, sans en avoir l’air, une réflexion sur l’art poétique et – mais cela mériterait un autre article – une philosophie de la vie.