Nègre sable
Traduction Catherine Pierre-Bon
Nègre sable
Dans la maison de Detroit
dans une pièce emplie de fantômes
quand grand-mère lit son journal arabe
j’ai du mal à la suivre
mot à mot de droite à gauche
et je ne comprends pas
pourquoi elle rit à propos des Juifs
qui ne feront pas d’affaires à Beyrouth
« parce que les Libanais
sont plus Juifs que Juifs »,
du mal à la croire aussi,
à savoir que si je prie
devant l’image sainte de Notre-Dame du Liban
je partagerai le miracle.
Le Liban est partout
dans la maison : dans la cuisine,
marmites fumantes, gigot d’agneau
au four, assiettes de koussa,
haswhé en feuilles de chou,
raviers d’olives, tomates et oignons,
poulet rôti, douceurs ;
sur la table de jeux, dans le jardin d’hiver
où grand-père m’apprend
à tirer le chiffre que je veux au lancer de dés
sur le plateau du backgammon ;
Liban de montagnes et de mers,
de pins et d’amandiers,
de cèdres au service
de Salomon, Liban
des Babyloniens, des Phéniciens, des Arabes, des Turcs
et des Byzantins, du borgne
saint Maron, le moine
dans le rite de qui je suis baptisé,
Liban de ma mère
faisant signe à mon père
de ne pas laisser les enfants entendre,
de mon frère qui entend
et du silence dont je sais qu’il y a
quelque chose que je ne saurai jamais ; Liban
de grand-père me donnant ma première pièce
en secret, en secret
il tient mon visage dans ses mains,
m’embrasse et me promet
le monde.
Les cordes vocales de mon père saignent ;
à trop crier
sur son frère, son associé,
dans l’épicerie en faillite.
Je cache l’argent dans mon tiroir, j’ai
l’art de me faire entendre.
On me pousse à apprendre,
à ne jamais me salir les mains
dans la sciure et la viande.
Au dîner, un cousin
décrit la tête de sa nièce
blessée par balles à Beyrouth,
pendant la guerre civile. « Œil pour œil,
ce n’est pas assez », il exige plus,
s’effondre et pleure.
Mon oncle me dit que je dois savoir
où est mon devoir, et me servir de ma tête
pour marchander, pour réussir.
Il fait tourner l’anneau de diamants
qu’il porte à son doigt, me demande si
je sais ce qu’est l’amiante,
« les poumons deviennent comme ça »
dit-il, montrant son poing ;
il est fier de mettre en pratique
la loi qui « attribue l’argent
pour indemniser le prix du sang »
en dehors de la maison, mon principe
est de ne pas répondre aux remarques
sur mon nez ou la couleur de ma peau.
« Nègre sable », c’est comme ça qu’on m’appelle
et le mot est juste : Je suis
le nègre à la peau claire
aux yeux noirs et au regard
difficile à cerner – un regard
d’indifférence, un regard qui tue –
un nègre levantin
dans la ville sur le détroit
entre les lacs Érié et Saint-Clair
une ville à la réputation de violence, un nègre sable
cultivant avec enthousiasme son mauvais caractère
qui salue de la main, assez bien
pour passer inaperçu, assez Libanais
pour être contre son frère,
du côté de son frère contre son cousin,
du côté de son cousin et de son frère
contre l’étranger.
Poème extrait du recueil Curriculum Vitae (1988). Traduction inédite - Droits réservés
*