On prend le livre dans les mains, le plie, le tourne, le retourne, regarde la photo de couverture, si banalement figée mêmement extraordinairement violente — le vide d’un bâtiment neutre, les habits rangés du chaos, le temps suspendu… Les riens du Tout.
On pose le livre, sort prendre l’air, marche, réfléchit ; les mots tournent et tournent en soi, comme les pages de ce recueil, de cet ensemble, qu’on lit une, deux, trente fois… Sans savoir comment dire ce qui, à priori, ne peut l’être : ces images de la mort, à plein régime, à régime de fou, fous pourtant sains, puisque hors des hôpitaux réservés… on voit et voit, revoit et revoit ces images que, en fait, on n’a pas vu, non, à peine les a‑t-on lues, ces images… mais on les a en soi, vraiment, réellement, incrustées, indélébiles ; on les rapproche de toutes celles qui nous transpercent les yeux, à travers documentaires, reportages, etc… Oui, mais là, il n’y a pas de vue.
Du moins, si, bien sûr. Il y a la vue de Nicolas Grégoire ; ses vues, ses mots, ceux d’un homme arrivé après le génocide rwandais, et qui a vécu six années durant dans ce pays qui n’est plus un pays, mais la peau déchirée de l’humanité qui sèche, à‑même le sol ; la vue, les vues, d’un homme qui s’aperçoit d’une évidence, de plusieurs évidences : les mots ne savent pas dire, la poésie ne sait pas écrire, la prose ne sait rien raconter… Ce qu’on vit dépasse ce qu’on peut en décrire… Ou pas… Les mots savent décrire le manque de mots, la poésie sait écrire ce qui ne sait s’écrire, la prose raconte ce qu’elle ignore. Les vues du poète deviennent la vue du lecteur, et le lecteur se sent happé par un désespoir aphone… Comment traduire ce qui l’a déjà été ? Ce qu’on ne peut que ressentir, au fond de notre bonne conscience de privilégié, lové tout contre ses certitudes démocratiques. Mais ces certitudes sont des doutes qui ne s’assument pas. Car des doutes, comment ne pas en éprouver, face à l’évidence de la mort, de celles d’innocents, d’enfants, de femmes, d’hommes ? Tout jugement semble ou expéditif, ou impossible.
On ne juge pas, non, mais reste assommé, atterré. On se dit que ce n’est pas possible, ici, plus possible… Quand d’autres conflits, épurations ethniques aussi récentes, cependant plus proches, géographiquement, reviennent à l’esprit. Bien sûr que c’est possible ! Bien sûr que la démence de l’humanité reste ancrée en ses veines. Demain, dans un siècle. Nul n’est à l’abri. Jamais.
Pour autant, on ne veut pas affirmer que c’est irrémédiable, définitif, approuvé par un dieu ou une absence de dieu. On veut croire, rêver. Sans tomber en l’optimisme béat des candides au visage encore marqué de niaiserie acnéique ; on veut croire, puisqu’on veut vivre, là, pas seulement survivre, en attendant de ne plus attendre que la fin nous finisse ; on veut s’accrocher au domaine du vivre, pas au territoire de la fatalité.
Alors, on pose le livre en se disant que la vie est là, dans ces lignes de mort, de morts, où on a lu la vie, celle qui reste, s’accroche, ne compte pas abandonner la partie d’un jeu où personne ne gagne ni ne perd. La vie vit, grâce à la mort décrite par le poète. Et on a envie de lui dire merci… comme on dit merci à quelqu’un qui n’oublie pas… comme on dit merci à quelqu’un qui nous permet de ne pas oublier. Merci.
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