Encore incon­nu du pub­lic français, Niko­laï Goumilev (188‑1921)est « le poète des errances loin­taines » dit la 4ème de cou­ver­ture du recueil que lui con­sacrent les édi­tions vibra­tions, dans une édi­tions bilingue de ses poèmes. Tou­jours en voy­age, en quête d’exotisme, il nour­rit sa poésie de son éton­nement per­ma­nent et de sa décou­verte d’univers dif­férents du sien. « Son œuvre est une réplique mod­erne des deux infi­nis de Pas­cal » ajoute l’éditeur. Le tra­duc­teur, Flo­ri­an Voutev, est un pas­sion­né de l’Age d’argent russe, il affec­tionne par­ti­c­ulière­ment Mari­na Tsve­taie­va, dont le Phè­dre, dans sa tra­duc­tion, a rem­porté le prix de la tra­duc­tion SGDL 2020.

 Le poète au tem­péra­ment mys­tique mou­rut exé­cuté par les bolcheviks le 26 aout 1921 – c’est ce cen­te­naire que célèbre cette pub­li­ca­tion rare, présen­tée au pub­lic du fes­ti­val Voix Vives de Sète, lors d’une ren­con­tre avec l’éditeur et le tra­duc­teur dont nous pub­lions l’intervention, nour­rie de poèmes.

Jean-Marc : Bon­jour Mes­dames, bon­jour Messieurs….Après le Phè­dre de Mari­na Tsve­tae­va, que nous avons eu le plaisir de vous présen­ter, l’année dernière,  Cette année, c’est un recueil poé­tique de Niko­laï Goumilev Poésies choisies… égale­ment traduit par Flo­ri­an Voutev Com­mençons notre présen­ta­tion par un petit poème de ce recueil que lit Florian :

VOUS ET MOI (page 127)

Oui, nos mon­des ne sont pas les mêmes,

C’est d’un autre pays que je viens,

Ce n’est pas la gui­tare que j’aime,

Mais d’une âpre zour­na les refrains.

Pas en salles aux superbes arcades,

Aux smok­ings et aux robes du soir —

Moi, je lis mes poèmes aux cascades,

Aux drag­ons, aux nuages, aux brouillards.

Je suis un Bédouin extatique

Qui en plein désert trou­ve de l’eau,

Non pas un cheva­lier nostalgique

Des étoiles, sor­ti d’un tableau.

Je ne mour­rai pas, vieux sédentaire,

Entouré de notaires et médecins,

Mais sous un roc cou­vert de lierre,

Dans un lieu retiré, lointain,

Pour goûter, non l’Eden de délices

Et d’élus bien-pen­sants jusqu’au bout,

Mais de brig­ands, de fornicatrices

Et d’escrocs qui me crieront : « Debout ! »

Jean-Marc : Qui est Goumilev, en fait, et pourquoi votre choix s’est-t-il porté sur lui, cette année ?
Flo­ri­an : Les vers que vous venez d’entendre lais­sent transparaître l’image de quelqu’un qui « ne ren­tre pas dans le moule » : car­ac­tère rebelle, tem­péra­ment indompt­able, grand nomade avec son goût du « loin­tain », hos­tile aux « sen­tiers bat­tus », vision­naire con­scient non seule­ment de sa vie et de sa poésie, peu ordi­naires, mais pressen­tant aus­si une mort, pas tout à fait comme celle des autres… Qui est Goumilev ? C’est un « grand incon­nu » pour le lecteur français. Il reste encore dans l’ombre de sa pre­mière femme Anna Akhma­to­va, célèbre poétesse russe, beau­coup plus traduite et lue en français. Pour­tant, c’est le plus « européen » des poètes russ­es. Il mérite d’être mieux con­nu en France. D’autant plus que, dans un mois, le 26 août, cela fera cent ans depuis la fin trag­ique de ce grand poète de l’Âge d’argent russe. C’est une péri­ode d’épanouissement de la vie artis­tique en Russie, et plus par­ti­c­ulière­ment de la poésie russe. Cette péri­ode com­prend la dernière décen­nie du XIXe siè­cle et les deux pre­mières du XXe. On l’appelle « Âge d’argent » par rap­port à « l’Âge d’or » de la lit­téra­ture russe du début du XIXe siè­cle, dom­inée par la poésie de Pouchkine et Ler­mon­tov. Notons rapi­de­ment qu’après la dis­pari­tion de ces deux poètes, d’ailleurs, tous les deux morts en duel, la poésie sera éclip­sée par la prose dans la vie lit­téraire en Russie tout au long du XIXe siè­cle quand le grand roman russe obtien­dra ses let­tres de noblesse, grâce aux créa­tions de Tour­gue­niev, Dos­toïevs­ki, Tol­stoï… Quant à la poésie – elle va s’exprimer assez timide­ment par les voix des poètes engagés, comme Nekrassov. La grande poésie russe, dans l’esprit pouchkinien, va se réfugi­er dans l’univers de Féodor Tiouttchev et va atten­dre la fin du siè­cle pour explos­er dans l’art poé­tique de l’Âge d’argent à tra­vers ses dif­férents courants, comme le futur­isme, l’imaginisme… Mais le moteur esthé­tique de l’Âge d’argent sera le sym­bol­isme russe…
Jean-Marc : Que représente le sym­bol­isme russe ? Est-il dif­férent du sym­bol­isme européen ?
Flo­ri­an : C’est un courant poé­tique qui rejette le monde exis­tant et met l’accent sur le monde intérieur de l’individu. Vers la fin du XIXe siè­cle, les poètes russ­es renon­cent à l’art engagé. Ils cessent de se préoc­cu­per de la mis­ère du peu­ple et com­men­cent à chanter des « dames blanch­es », des « arrière-mon­des » mys­térieux et évanes­cents. Ils s’inspirent juste­ment de la poésie de Tiouttchev, mais aus­si et surtout des philosophes religieux russ­es. « Philosophes religieux » – cela fait presqu’un oxy­more. Nous savons qu’en Europe, depuis la Renais­sance, la philoso­phie et la reli­gion sont séparées. En Russie, à la charnière des deux siè­cles précé­dents, une nou­velle pen­sée fait appari­tion – celle des philosophes dits « religieux ». Para­doxale­ment, ce sont d’anciens adeptes de la doc­trine marx­iste. Seule­ment, au souci du social, ils rajoutent le souci de l’individu. Voilà pourquoi le sym­bol­isme russe est une philoso­phie, ce qui explique son car­ac­tère abscons, mys­tique et tran­scen­dant. Un grand poète de l’époque, Valéri Brioussov, l’un des fon­da­teurs du sym­bol­isme russe, qual­i­fie ce courant de « poésie des allu­sions ». Elle est la seule à pou­voir accéder au règne du divin sur terre. Elle est le reflet des sphères les plus élevées de la nature humaine. Il y a un poème de Goumilev, con­sacré à cet émi­nent représen­tant du sym­bol­isme russe. Dans ce poème, Goumilev nous laisse enten­dre la voix de Brioussov s’adressant à un « garçon » qui veut vouer sa vie à l’art poé­tique. Ce « garçon », bien sûr, c’est Goumilev, lui- même. Écou­tons ce poème !

 LE VIOLON ENCHANTÉ (page 61)

Cher garçon, tu es allè­gre, ton sourire est magnifique,

Ne demande pas l’extase qui détru­it comme un poison,

Tu ne sais pas, tu ne sais pas qu’un vio­lon et sa musique

Sont les affres d’une vie qu’on leur voue jusqu’à l’abandon !

Chez celui qui a un vio­lon entre ses mains impérieuses,

L’insouciance qui fait luire ses yeux, à jamais s’éteint,

Les Enfers adorent ouïr ses mélodies majestueuses

Et des loups voraces rôdent sur les pas du musicien.

En vibrant, ces cordes chantent — pleurs de joie et d’amertume,

L’archet doit tou­jours se tor­dre, s’emporter éperdument,

Quand il fait doux, quand il vente, quand, gron­dant, la mer écume,

Quand le beau couchant s’enflamme, quand flam­boie tout frais l’orient.

Lorsque sans entrain, sans forces, un instant, ton chant s’efface

Car tu n’as ni voix ni souf­fle, pétri­fié dans ta stupeur, —

Dans leur rage fréné­tique, aus­sitôt les loups voraces

Dans ta gorge enfon­cent leurs crocs et leurs griffes dans ton cœur.

Là, tu vois que tout ce qui chante n’est qu’une gouail­lerie amère,

Et alors un effroi tardif s’installe dans tes yeux.

Tel un linceul, tombe sur toi un froid triste et mortifère,

Ta promise fond en larmes, ton ami devient soucieux.

Mon garçon, vas‑y ! Ta route vers aucun tré­sor ne mène !

Mais je vois, cela t’amuse, tes beaux yeux sont deux rayons.

Va avec ton vio­lon, dompte les esprits de la géhenne

Et péris, mar­tyr illus­tre, en jouant de ton violon.

Jean-Marc : Quels étaient, en fait, les rap­ports entre Goumilev et Brioussov ?
Flo­ri­an : En réal­ité, Brioussov n’a pas du tout été ten­dre avec ce « garçon » auquel il par­le dans le poème. Voyons d’abord qui est-il, ce « garçon », qui pub­lie son pre­mier poème à l’âge de 16 ans et trois ans plus tard – son pre­mier recueil poé­tique. Il est né en 1886 à Kro­n­stadt, dans la famille d’un médecin de marine, appar­tenant à la noblesse russe. Il fait ses études, assez nég­ligem­ment d’ailleurs, au pres­tigieux lycée de Tsarskoïé sélo qui veut dire en russe « le vil­lage des tsars ». Il n’est pas loin de Saint-Péters­bourg. C’est un quarti­er rési­den­tiel de la famille impéri­ale. Goumilev est encore lycéen quand, en 1905, paraît son pre­mier recueil La Route des con­quis­ta­dors, sur les frais de ses par­ents. Brioussov lui con­sacre un arti­cle spé­cial, peu élo­gieux, dans lequel il note pour­tant le poten­tiel du jeune poète. Dans cette Route des con­quis­ta­dors, Brioussov ne voit que « le départ d’un nou­veau con­quis­ta­dor dont les vic­toires et les con­quêtes sont à venir… » Par la suite, Brioussov devient pour lui un maître et un ami. Écou­tons un poème sans titre de ce pre­mier recueil goumilevien !

 (page 27)

 À l’aube, moi, je te quitterai,

Je par­ti­rai trouver

Ces rois qui embrassent en secret

L’étoile tant rêvée.

Bercés dans un som­meil d’azur,

Ils dor­ment, enivrés ;

Ils sont le fir­ma­ment obscur

Cou­vrant des pics marbrés.

Man­teaux de pour­pre, broderies

Au fil d’or scintillant

Et, au-dessus des cheveux gris,

Couronnes de diamants.

Leurs glaives traî­nent, indolents,

Ser­tis de pierreries,

Autour d’eux veil­lent tout le temps

Des gnomes attendris.

Mais je viens avec une épée

Brandie par un géant !

Je suis un noir nuage épais,

Un éclair foudroyant !

À moi, tous ces rois vont confier

Leurs songes mystérieux

Que mon vers clair va vivifier,

Sonore et impérieux.

Le jour passera, empourprera

Son tem­ple le couchant,

Je reviendrai, tu m’ouvriras

Ta porte en m’accueillant.

À l’aube, après, je partirai

Mais je l’aurai trouvée

Et, te quit­tant, je t’offrirai

L’étoile cap­tivée.

Jean-Marc : Com­ment peut-on définir ce poème en un seul mot ?
Flo­ri­an : Pré­moni­toire. Il est dou­ble­ment pré­moni­toire. D’abord, parce qu’on y décou­vre un jeune poète qui, pour le moment, s’inspire des sym­bol­istes. Il les admire et les imite, et, en même temps, il rêve déjà de les dépass­er et de pour­suiv­re son pro­pre chemin poé­tique. Effec­tive­ment, six ans plus tard, il va lancer un nou­veau mou­ve­ment qui s’opposera au sym­bol­isme. D’autre part, le poète s’adresse ici à son grand amour Anna Akhma­to­va qui devien­dra plus tard sa femme. Mais cet amour sera aus­si un grand thème dans son œuvre poé­tique. Il va le traiter non seule­ment de manière pathé­tique mais aus­si avec ironie. En voici un exemple.

 (page 73)

Maintes fois tu l’as fait, maintes fois tu seras

Ferme et sourde, avec moi aux prises :

Tu me quittes aujourd’hui mais, je sais, tu viendras

Dès demain me rejoin­dre, soumise.

Ne sois pas éton­née, chère amie en fureur,

Belle enne­mie que l’amour exaspère :

Si les cris de l’amour sont des cris de douleur,

Les bais­ers sont des joies sanguinaires.

Jean-Marc : Com­ment Goumilev va-t-il réc­on­cili­er car­rière poé­tique et vie conjugale ?
Flo­ri­an : Ça va plutôt mal se pass­er. Après la fin de ses études sec­ondaires, Goumilev part pour Paris où il suit des cours de lit­téra­ture française à la Sor­bonne. Il voy­age beau­coup – en Ital­ie, en Grèce, en Turquie, au Proche-Ori­ent, en Afrique… Entre ses voy­ages, en 1908, il pub­lie à Paris son deux­ième recueil Les Fleurs roman­tiques où il fait ses pre­mières ten­ta­tives de s’affranchir du sym­bol­isme. En 1909, il ren­tre en Russie où il crée la revue de l’avant-garde poé­tique russe Apol­lon. En 1910, il pub­lie son troisième recueil poé­tique Les Per­les. Au print­emps de la même année, Anna Akhma­to­va accepte enfin sa demande en mariage. Ils auront un fils, Lev Goumilev, qui sera l’un des plus influ­ents his­to­riens-eth­no­logues russ­es du XXe siè­cle. Après sa nais­sance en octo­bre 1912, ses par­ents vivront la plu­part du temps séparés et seront offi­cielle­ment déclarés divor­cés en 1918.
Mais revenons un peu en arrière. En 1911, Goumilev fonde avec Ser­gueï Gorodet­s­ki la Cor­po­ra­tion des poètes, qui donne nais­sance au mou­ve­ment acméiste. Un an plus tard, paraî­tra le qua­trième recueil de Goumilev, Le Ciel étranger, qui mar­que la rup­ture du poète avec le symbolisme.
Jean-Marc : Que représente ce mou­ve­ment acméiste et en quoi con­siste sa rup­ture avec le symbolisme ?
Flo­ri­an : C’est un mou­ve­ment poé­tique russe, dont le nom vient du mot grec acmé qui sig­ni­fie « pointe, som­met, comble, apogée ». Les acméistes aspirent à la « purifi­ca­tion » de la parole et reprochent aux sym­bol­istes juste­ment leur goût pour l’incompréhensible et pour les rêver­ies sur d’autres mon­des. Ils revendiquent l’utilisation d’un lan­gage pur, sim­ple et pré­cis, pour porter à son apogée la dimen­sion poé­tique du quo­ti­di­en. Bien qu’opposés aux rêver­ies des sym­bol­istes, les acméistes ne rejet­tent pas leurs valeurs esthé­tiques et méta­physiques. Le son­net de Goumilev, inti­t­ulé La Rose, est une belle illus­tra­tion du style acméiste :

 (page 123)

Les vers fleuris de hou­blon odorant,

On se les inter­dit, comme de vieux rêves.

Ce n’est qu’aux mots purs, tran­chants comme un glaive,

Qu’un chantre a le droit dorénavant.

Mais à la rose qui reste à l’hôtel,

Oubliée lors d’un adieu plein d’amertume,

Posée exprès sur ce vieux volume

De stro­phes qu’avait com­posées Rudel, —

Par un son­net je lui rends hommage :

J’apprends qu’au treiz­ième siè­cle, comme toujours,

Plus que la mort et le vin, ont fait rage

La peine et l’ivresse de l’amour,

Et, embras­sant le velours des pétales,

Ferais-je vrai­ment une erreur fatale ?

Jean-Marc : Com­ment va évoluer l’acméisme et quelle trace lais­sera-t-il dans la poésie russe ?
Flo­ri­an : L’effervescence acméiste va subir un ralen­tisse­ment lors du déclanche­ment de la Pre­mière guerre mon­di­ale. La révo­lu­tion bolchévique met­tra à l’écart les acméistes et leur sit­u­a­tion devien­dra encore plus pré­caire sous la dic­tature stal­in­i­enne. Cer­tains vont émi­gr­er, d’autres res­teront en Russie sovié­tique mais ne pour­ront pas pub­li­er pour longtemps, comme Akhma­to­va. Il y en aura aus­si qui mour­ront dans les camps du Goulag, comme Man­del­stam. Le grand mérite de l’acméisme, c’est d’avoir don­né à la lit­téra­ture russe des poètes remar­quables qui seront con­nus plus tard dans le monde entier.
Jean-Marc : Quel est le des­tin de Goumilev pen­dant la guerre et après la révo­lu­tion d’octobre ?
Flo­ri­an : Dès les pre­miers jours de la guerre de 1914, il se fait engager volon­taire­ment comme sol­dat pour pren­dre part à ses com­bats. Il reçoit deux fois la croix de Saint-Georges pour ses exploits mil­i­taires. Il ne quitte pas la plume et pub­lie en 1916 son cinquième recueil Le Car­quois où il s’affirme défini­tive­ment comme poète acméiste. La même année, il est pro­mu offici­er et, au print­emps de 1917, il est rat­taché au Corps expédi­tion­naire russe en France. Un an plus tard, il ren­tre en Russie où les bolchéviks ont déjà pris le pou­voir. En 1918, il sort deux recueils presqu’en même temps – Le Feu, com­posé de poèmes créés avant octo­bre 1917, et Le Pavil­lon de porce­laine qui célèbre la finesse et la sagesse de la cul­ture asi­a­tique ori­en­tale. Il donne des cours à l’Institut du mot vivant, crée un ate­lier, La Coquille sonore, où il enseigne la com­po­si­tion poé­tique. En été 1921, il pub­lie son recueil Le Chapiteau qui réu­nit des poèmes sur le thème des voy­ages africains. Quelques semaines plus tard, sort le dernier recueil du poète, La Colonne de feu, dans lequel son art lyrique atteint son apogée. Le 3 août, Goumilev est arrêté, accusé de com­plot monar­chiste, et vite con­damné au pelo­ton d’exécution. Il est fusil­lé le 26 août 1921. On ignore où se trou­ve sa sépulture.
Jean-Marc : Goumilev était un poète pro­lifique et vous étiez obligé de choisir les poèmes qui devaient ren­tr­er dans ce recueil. Qu’est-ce qui a guidé votre choix ?
Flo­ri­an : Goumilev est réputé être le poète de « la muse des errances loin­taines ». C’est une cita­tion de son grand poème épique en trois chants La Décou­verte de l’Amérique. C’est cette muse qui entraîne con­stam­ment le poète vers des voy­ages – dans l’espace et dans le temps, dans le réel et dans l’imaginaire, dans son univers intime et dans l’immense monde extérieur. C’est elle qui a dû l’accompagner dans son ultime voy­age, quand il devait pass­er des ténèbres de l’existence à la lumière de l’immortalité.
Cette « muse des errances loin­taines » m’a guidé, moi aus­si, dans mon choix des poèmes pour ce recueil. Ren­dons lui hom­mage et finis­sons sur une note plus sere­ine et même drôle. Nous vous pro­posons deux poèmes très courts où ses avatars sont un peu sur­prenants. Je vais les lire d’abord en russe et puis Jean-Marc les lira en français, ce qui vous don­nera une petite idée de la sub­til­ité du tra­vail du tra­duc­teur qui essaie de repro­duire les rythmes et les rimes des originaux.
Dans le pre­mier poème, la muse goumile­vi­enne prend les con­tours de la fameuse stat­ue de la Vic­toire de Samoth­race au musée du Lou­vre. Voici le poème en russe :

САМОФРАКИЙСКАЯ ПОБЕДА (page 120)

В час моего ночного бреда

Ты возникаешь пред глазами —

Самофракийская Победа

С простёртыми вперёд руками.

Спугнув безмолвие ночное,

Рождает головокруженье

Твоё крылатое, слепое,

Неудержимое стремленье.

В твоём безумно-светлом взгляде

Смеётся что-то, пламенея,

И наши тени мчатся сзади,

Поспеть за нами не умея.

 

LA VICTOIRE DE SAMOTHRACE (page 121)

Dans mes délires, aux heures nocturnes,

Les bras ten­dus perçant l’espace,

Tu ondoies, belle ombre diurne,

Toi, Vic­toire de Samothrace.

Trou­blant la nuit et son silence,

Tes ailes aveu­gles qui se figent,

Font pressen­tir la véhémence

D’un vol qui donne le vertige.

Un ten­dre feu sourit à peine

Dans ton regard sere­ine­ment ivre,

Et der­rière toi nos ombres traînent,

N’arrivent plus à nous suivre.

Dans le deux­ième poème, la muse est com­plète­ment dés­in­car­née, réduite à « une voix sans corps de femme » – grâce au pro­grès tech­nologique de l’époque, le télé­phone. Cela fait presque fan­tas­mer notre poète. On se croirait dans une sorte de précurseur du télé­phone rose…

ТЕЛЕФОН (page 124)

Неожиданный и смелый

Женский голос в телефоне…

Сколько сладостных гармоний

В этом голосе без тела!

Счастье, шаг твой благосклонный

Не всегда проходит мимо:

Звонче лютни серафима

Ты и в трубке телефонной!

LE TÉLÉPHONE (page 125)

Bref appel téléphonique :

Une ten­dre voix s’enflamme…

Cette voix sans corps de femme

Est si douce et harmonique !

Chance, tu ne m’abandonnes

Jamais au moment critique :

C’est ta lyre séraphique

Que j’entends au téléphone !

 

 

Goumilev. Poésies choisies, traduites par Flo­ri­an Voutev, Vibra­tions édi­tions, 19 euros

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