Nimrod : Lettre à Christophe Dauphin à propos de Totem normand pour un soleil noir

Par |2024-07-07T14:00:39+02:00 7 juillet 2024|Catégories : Essais & Chroniques, Nimrod|

Je me per­me­ts de vous deman­der tout de go : de quel bois êtes-vous fait ? Le bois que je cherche à con­naître est con­tenu dans Totem nor­mand pour un soleil noir (Col­lec­tion Pein­ture et Parole, Les Hommes sans Épaules édi­tions). Il m’a lais­sé pan­tois ! Il con­tient la Nor­mandie et l’Afrique, Sen­g­hor et les brumes de votre pays natal. Qui a jamais osé ça ? Per­son­ne. Vous vous affichez résol­u­ment à con­tre-courant de tout. 

Même les bocages nor­mands épousent désor­mais la plat­i­tude sahéli­enne : L’espace est à ras de terre. Mais le plus déca­pant est ailleurs. Vous plantez votre totem avec un rythme sec et cinglant, un rythme de rock’n’roll comme pour vous défaire de l’humidité normande :

N’en jetez plus j’ai tout avalé jusqu’à l’asphalte
la mer débor­de du lavabo
et la flamme de mes doigts

D’où vous vient d’écrire au couteau comme pour effac­er jusqu’au bruit du pinceau sur la toile ? Car, je n’entends même pas ses caress­es, vous qui êtes si pein­tre. Je ne fais pas seule­ment allu­sion aux œuvres d’Alain Bre­ton qui accom­pa­g­nent votre totem. Je pense égale­ment aux essais que vous avez con­sacrés à de nom­breux pein­tres, dont le sculp­teur Jean-Pierre Duprey. Dois-je me con­tenter de cet aveu :

Poète
je me suis adressé la parole pour la pre­mière fois
lors d’un cauchemar
avec des mots qui dressaient
non pas leurs hosties
mais leurs poings comme des armes

Sen­g­hor est reto­qué, mais aus­si Césaire, le plus rock’n’roll de tous les poètes de la négri­tude et du sur­réal­isme. Cet Antil­lais de Basse-Pointe, au nord de la Mar­tinique, qui se voulait vol­canique avant tout (pour peu qu’on veuille com­par­er les paque­ts de mer aux laves de pier­res) devient sous votre plume : Mari­nade du bas-ven­tre. C’est un con­stat et non pas une injure.

Je suis le pre­mier à rire de ma mau­vaise foi, mais com­ment vous appréhen­der, cher Christophe ? Vous sabotez allè­gre­ment votre prénom et votre nom (la poésie n’appelle pas un taxi pour se ren­dre en ville/mais la hache du cri/oublié au fond d’une poche). J’aime cet « oubli de la hache », c’est là que j’habite. S’il reve­nait par­mi nous, André Bre­ton serait épou­van­té par votre usage du sur­réal­isme. Aucun poète de ce mou­ve­ment n’a réus­si à en faire une arme de com­bat : tel était pour­tant le vœu de son pape ! C’est au vit­ri­ol que vous le réalisez. Désor­mais, Césaire point­era après vous.

À dire vrai, vous êtes l’incarnation du prophète Ézéchiel (je vous ren­voie à sa descrip­tion de la résur­rec­tion des morts). Comme la grande voix biblique, sur­réal­isme et apoc­a­lypse (la révéla­tion, d’après l’étymologie) se ren­for­cent et se répon­dent. En tout cas, je risque une analo­gie soudain claire pour moi qui n’y ai point songé avant la lec­ture de Totem nor­mand pour un soleil noir. Une ques­tion s’impose : quel totem peut bien résis­ter aux fra­cas de votre prosodie ? Aucun.

Depuis que j’ai lu ce livre (et deux numéros de la revue Les Hommes sans Épaules, ain­si que votre essai magis­tral Der­rière mes dou­bles (Les Hommes sans Épaules édi­tions) sur Jacques Pre­v­el et Jean-Pierre Duprey), je passe mon temps à le relire, le cerveau gril­lé dès que je par­cours une dizaine de pages env­i­ron. Ayez pitié des lecteurs qui cèdent à la charge de votre infan­terie. Et je recom­mence quelques semaines plus tard. Et j’échoue aus­si lamentablement.

Pour diriger une entre­prise comme les Hommes sans Épaules, il faut une énergie de gran­ite. Césaire avait bien rai­son de se revendi­quer du vol­can, lui, le natif de l’océan atlan­tique. Ces deux élé­ments sont des frères siamois. Et vous les incar­nez à merveille !

J’ai suivi de loin votre voy­age en Bre­tagne puis en Avey­ron : la mer rugueuse, la mon­tagne de terre et sa plaine méta­physique. Vous avalez tout. Votre revue fera bien­tôt écho de votre belle mois­son, lors même que je con­tin­ue de reculer avec Totem nor­mand pour un soleil noir. Décidé­ment, nul n’habite vrai­ment sa terre. J’ai appris cette leçon depuis longtemps ; vous me don­nez l’occasion de le vérifier.

J’ai peu d’énergie, et sans chercher à apprivois­er ma révolte, je la cham­bre con­stam­ment afin de pou­voir écrire la plus brève des par­ti­tions. Vous m’êtes la grande révéla­tion du print­emps déjà révolu.

 

NIMROD

∗∗∗

II / Réveille-toi dans tes os

La cen­dre défait la flamme du passé décomposé
je bois les éclats du soleil
dans l’eau de mon ciment

Le monde pavil­lon­naire dort con­tre l’oreiller du silence
les maisons sont enroulées dans les paupières
de leurs jardins

De l’autre côté de la voie ferrée
tours-totems repeintes avec leur vérole
bou­quets d’étages en sueur

Les bal­cons flot­tent dans les yeux cernés d’une nuit blanche
au-dessus de l’herbe-à-merde des chiens
le ciel s’envole avec ses rues barrées

Dans le train je relis la chair et le soleil
cette riche banque aux étoiles

La pre­mière fois c’était il y a longtemps
je mar­chais dans mes émotions
en voyageur trompé d’horizons de boue

Ter­mi­nus
l’avion en papi­er est en chute libre dans l’enfant
le silex et la rivière

Ce n’est pas en pantoufles
que l’on peut décrocher les étoiles
ni en robe de chambre
que roule la vie de l’œil à l’abîme

C’est dans l’émotion seule du vécu que se for­gent les mots
avec la foule et les squelettes
con­fon­dus dans les décom­bres du sommeil

Je me sou­viens de ce paysage sans horloge
son ciel coupé au couteau et ses fenêtres de marteau
frap­pant l’enclume de l’aube

La tour se dresse sur les nuages
et je dérive à ses pieds
nom­bre par­mi les nombres

Je me sou­viens de ce paysage et de ces fleurs en béton
loin de l’Avre qui coule en silence dans la lumière

Le temps ques­tionne ses réponses
qui mon­tent et se retirent avec la marée

dans le seau d’un enfant.

Le silex pour­suit son duel avec la rivière
pour la mémoire de l’eau

Réveille-toi dans tes os
la mort fer­mente comme un chien dans tes jambes

Réveille-toi dans tes os
joue du miroir
la mort te prend à la gorge et ne te lâchera pas
de sable et de limon

Réveille-toi dans tes os
tu avances en file indi­enne à la lueur des cadavres
ton vis­age jeté par la fenêtre
qu’as-tu fait de ton enfance ?
Tous les fleuves se per­dent en mer

Réveille-toi dans tes os
tu avances  matelot-san­glot dans l’eau dormante
sur le charnier des jours passés
fer­mé comme une paupière que soulève la nuit

Qu’as-tu fait de ton enfance ?
un long silence
soleil tombé du nid de ta voix dans la mienne

Ni chan­son ni prière
le même
sans cha­suble ni stock-option
le même

Je ne m’appelle pas Joyeux Noël
je ne suis pas le ver soli­taire des sub­ven­tions publiques
et je n’ai pas écrit :

je est un écho
il roule sous le crâne
et qui l’a dit
la voix ne rassem­ble à rien

Je ne suis pas le Pas­sage Jouffroy
je ne suis ni boutiquier
ni can­di­dat à la Légion d’honneur
cer­tains en rêvent déjà tout petits

J’ai tou­jours pensé
qu’il fal­lait d’abord tuer le con dans l’homme
et le cheval dans l’oiseau

La main passe
et le gant est à sa recherche
la nuit n’a pas encore été décapitée

III / Fan­tômes de gaz

Le feu con­sume la marée et ses pieuvres
je le soulève et mon ombre engloutit la moitié du soleil
que le som­meil capture
avec deux poches pleines d’étoiles
le sang est mon­té au pla­fond pour sec­ouer la foudre

Fan­tômes de gaz je déam­bule avec Yves Martin
dans le cul-de-sac de l’aube
l’exil en bandoulière

N’approchez pas   n’allumez rien
ça ranime les plumes relève la sciure
j’étouffe alors
dieu la gamelle ma vermine
ne mange pas de ce chien-là
gardez vos anges vos ouvri­ers minute
je fous le feu à toute caricature

Poète noyé dans les bas étages du soir
avec minu­it et ses courants d’air
je fais rouler mon œil dans la ser­rure qui a perdu
sa porte
un litre de bière
dont les murs de Paris ont gardé l’empreinte

Sur le trot­toir et sous l’averse
le laid cul­mine au Merveilleux
et fait le tour du monde en un seul regard
rongeant l’écorce terrestre
la lumière bar­bare du siècle

Rue Mar­cadet
un orage éclate dans le bois sec de mes artères
la poésie ne renonce à rien pas même à vivre
à regarder le chien qui nar­gue les poubelles
pas même à l’amour trop fardé des anonymes

La poésie frac­ture cette réal­ité qui m’assiège
éclate
et se dis­perse dans la nuit
dont chaque écharde est un soleil
qui fait crier les cordes vocales d’une épée 

Mais dites
qui ren­dra la mémoire de vie
à l’homme aux espoirs éventrés ?

Nous sommes les hommes de la danse
dont les pieds repren­nent vigueur en frap­pant le sol dur

Square de Toc­queville Paris 17
je revois Léopold Sédar Senghor
son regard-lance de Sérère

Ban­lieusard de la nuit sans diamant
arabe-nègre des ami­tiés qui dérident
poète-voy­ou qui sort de l’arbre du sommeil
entre deux tranch­es d’ombre
le ceci et cela
le etc.
je rôde entre les traits du sang

Sen­g­hor mon ami
je venais à vous de ma brousse de la ban­lieue ouest
et de ses clichés-sur-Seine
à en faire boi­ter les ponts qui dor­ment sur le fleuve
lorsque les chiens leur mor­dent la jambe

À défaut d’être un je nous étions des loups
que l’on regar­dait comme des plaques d’égout
pas même des insectes

Pas même un insecte ?
méfiez-vous ! Nous avons du venin plein les veines

Léopold me regarde fixement
pose ses mains sur mes épaules et serre fort
comme pour emboîter quelque chose qui ne l’est pas
je n’ai oublié ni son regard  ni sa voix
ni ce ser­re­ment qui a réveil­lé mon sang

Je me sou­viens du ressac et de l’ombre
et de mes souvenirs
je fais du basalte cousu de rage 

IV / La cas­sure qui dort dans les pierres

Un jour j’ai frac­turé le réel avec un pied de biche
j’ai plié mon arbre et je suis par­ti avec la pluie
qui dort dans les pierres
avec sa cas­sure gyropharisée
béton­née avec ton venin
arma­tur­isé avec tes os

La cas­sure
ton vis­age en chute libre du 9e étage

La cas­sure
amour sol­dé d’un bais­er vorace
ami­tié à la tempe éclatée
des insultes et du mépris plein les veines

La cas­sure
poing d’une révolte qui n’en finit pas
poing de colère pour étoil­er une vie en loques
prête à dériv­er vers tous les ports
dans toutes les mers

Et pourquoi pas Alger ?
là où la vague n’a pas séché sa dernière larme

Là où le poète
dans sa cave-vigie taud­is des étoiles
là où le poète tutoy­ant la lèpre de la solitude
a signé l’azur du soleil de ses doigts
avant de pren­dre cinq coups de couteau

Tunis Le Caire
la nuit vous rend votre dig­nité de langue
que le jour bâillonne

L’azur fait sa révolution
le souf­fle la parole et le printemps
sont emportés par les lèvres en feu d’une place publique

Damas aux rues de tueries
bous­cule ses cadavres comme la vie
que tra­verse un poignard en prière de meurtre

L’azur est tou­jours enfoui dans le cœur des galets
l’azur n’est ni ma haine ni ma joie
le vent m’a vidé les poches

L’azur est l’usine du soleil
qui explose comme une grenade
lumière dans laque­lle je lave mes yeux

De l’œil à l’abîme le chemin est court
l’azur est soleil de plaies
soli­tude à dormir debout
cham­bre opaque refer­mée sur la cas­sure que rien ne colmate

La nuit n’a pas encore été décapitée

 

Poèmes extraits de Totem nor­mand pour un soleil noir, Col­lec­tion Pein­ture et Parole, Les Hommes sans Épaules éditions.

Soir d’au­tomne II, Nim­rod.

Présentation de l’auteur

Nimrod

Nim­rod Bena Djan­grang, plus con­nu sous le nom de plume de Nim­rod, né le à Koy­om au Tchad, est un poète, romanci­er et essayiste.

Il a pour­suivi ses études supérieures à Abid­jan en Côte d’Ivoire, où il a enseigné dans les col­lèges et lycées. Doc­teur en philoso­phie (1996) et rédac­teur en chef de la revue Aleph, beth (1997–2000), Nim­rod vit aujourd’hui en France, à Amiens où il enseigne la philoso­phie à l’Université de Picardie Jules-Verne

Il reçoit en 2008 le prix Édouard-Glis­sant, des­tiné à hon­or­er une œuvre artis­tique mar­quante de notre temps selon les valeurs poé­tiques et poli­tiques du philosophe et écrivain Édouard Glis­sant : la poé­tique du divers, le métis­sage et toutes les formes d’émancipation, celle des imag­i­naires, des langues et des cultures.

En décem­bre 2020 il reçoit le pres­tigieux prix Apol­li­naire pour son recueil Petit Éloge de la lumière nature.

Poésie

Pierre, pous­sière, Obsid­i­ane, 1989, Prix de la voca­tion en poésie 1989.

Pas­sage à l’infini, Obsid­i­ane, 1999, Prix Louise-Labé.

En sai­son, suivi de Pierre, pous­sière, Obsid­i­ane, 2004.

Babel, Baby­lone, Obsid­i­ane, poème, 2010, Prix Max-Jacob 2011.

L’Or des riv­ières, Actes Sud, sept réc­its poé­tiques, 2010.

Sur les berges du Chari, dis­trict nord de la beauté, édi­tions Bruno Doucey, 2016, Prix de poésie Pier­rette-Mich­e­loud 2016.

J’au­rais un roy­aume de bois flot­té : antholo­gie per­son­nelle, 1989–2016 , édi­tions Gal­li­mard, coll. « Poésie », n°522, 2017.

Nébuleux tré­sor, pein­tures de Giraud Cauchy, For­calquier : Arché­type, 2018.

Petit éloge de la lumière nature, Obsid­i­ane, 2020.

Romans et récits

Les Jambes d’Alice, Actes Sud, roman, 2001

Bourse Thyde Mon­nier de la Société des gens de lettres.

Le Départ, Actes Sud, roman, 2005.

Le Bal des princes, Actes Sud, roman, 2008

Prix Ahmadou-Kourouma et prix Benjamin-Fondane.

Un bal­con sur l’Algérois, Actes Sud, 2013.

L’enfant n’est pas mort, édi­tions Bruno Doucey, coll. « Sur le fil », 2017.

Gens de brume, Actes Sud, coll. « Essences », 2017.

La Tra­ver­sée de Mont­par­nasse, édi­tions Gal­li­mard, coll. « Con­ti­nents Noirs » , 2020

Essais

Tombeau de Léopold Sédar Sen­g­hor, Le Temps qu’il fait, 2003.

Léopold Sédar Sen­g­hor, mono­gra­phie cosignée avec Armand Guib­ert, Édi­tions Seghers, coll. « Poètes d’au­jour­d’hui », 2006.

La Nou­velle Chose française, Actes Sud, 2008.

Alan Tas­so d’un chant soli­taire, Bey­routh, Les Blés d’or, coll. « Estet­i­ca », 2010.

Vis­ite à Aimé Césaire suivi de Aimé Césaire, le poème d’une vie, Obsid­i­ane, 2013.

Léon-Gontran Damas, le poète jazzy, À dos d’âne, coll. « Des graines et des guides », 2014.

L’Eau les choses les reflets : la pein­ture de Claire Bianchi, Claire Bianchi, 2018.

Pour la jeunesse

Rosa Parks, non à la dis­crim­i­na­tion raciale, Actes Sud Junior, coll. « Ceux qui ont dit non », 2008.

Aimé Césaire, non à l’hu­mil­i­a­tion, Actes Sud Junior, coll. « Ceux qui ont dit non », 2012.

 

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Nimrod, Petit éloge de la lumière nature

Depuis Saint-John Perse, on sait ce que recou­vre ce terme d’éloge, genre poé­tique qui rel­e­vait autre­fois de la louange et du chant funèbre, revis­ité par la moder­nité (Pierre Oster, René Char, Guy Goffette…), […]

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Christophe Dauphin

Poète, essay­iste et cri­tique lit­téraire, Secré­taire général de l’Académie Mal­lar­mé, Christophe Dauphin (né le 7 août 1968, à Nonan­court, Nor­mandie, en France) est directeur de la revue “Les Hommes sans Epaules” (www.leshommessansepaules.com).

Il est l’auteur de deux anthologies :

  • Les Riverains du feu, une antholo­gie émo­tiviste de la poésie fran­coph­o­ne con­tem­po­raine, Le Nou­v­el Athanor, 2009 ;
  • Riverains des falais­es, édi­tions clarisse, 2011

Il est égale­ment l’au­teur de quinze livres de poèmes, dont récem­ment, aux édi­tions Librairie-Galerie Racine, en 2010 : Totems aux yeux de rasoir, poèmes 2011–2008, et L’Homme est une île ancrée dans ses émo­tions, et de onze essais, dont, Jacques Hérold et le sur­réal­isme (Sil­vana édi­to­ri­ale, 2010) ou Ilar­ie Voron­ca, le poète inté­gral (Editinter/Rafael de Sur­tis, 2011).

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