Nohad Salameh, Baalbek les demeures sacrificielles

Ils sont rares, trop rares, les livres de Nohad Salameh. Celui-ci, paru à L'Atelier du Grand Tétras, s'offre comme une somme des paroles de l'enfance, en même temps que celle de la femme grandie là, dans cette ville du Liban, anciennement nommée Héliopolis, « Cité du Soleil » nom donné au Baalbek de l’époque hellénistique, car les Grecs associaient Hélios, dieu du Soleil, à Adad, divinité mésopotamienne de l'Orage et de la Fertilité. 

Autant dire que cette ville se confond avec les visages de l'énonciatrice, tout comme elle motive la langue, les langues, car le texte est proposé dans ce volume en arabe traduit par Antoine Maalouf et en anglais par Suzanna Lang.

Héliopolis, éternelle et multiple dans le souvenir de la poète, qui dans une prose poétique tout en retenue cisèle le poème telle une orfèvre le joyau brut du langage. Le texte liminaire met le lecteur sur ce chemin de la réminiscence, mais aussi d'une somme, celle d'une vie où les racines plongée dans le sol de l'enfance ont aidé à pousser au-delà du territoire qui a nourri la croissance de l'être. 

Le corps brodé de brisures, saupoudré de génie, de lait et de luxure, compose un paysage sur le ligne du songe. Et l'œil, lame de fond, avaleur de ciels, hèle le poète qui arpente le domaine des dieux.

Nohad Salameh, Baalbek les demeures sacrificielles, avec les traductions d'Antoine Maalouf pour l'arabe et de Suzanne Lang pour l'anglais, collages de Nohad Salameh, L'Atelier du Grand Tétras, 2021, 144 pages, 15 €.

Ce poète, père réel, et père du songe demeuré tel qu'autrefois, main tendue pour guider la petite fille et lui transmettre l'amour des mots, mais aussi 

...Jupiter-Hélios, Soleil des soleils, fils aîné de l'Immense, quêteur d'un brin de caresse, tu vides le jour de ses éclairs, tandis que la cité, oblique à même ton épaule, verse sa récolte de pavots et de blé sur les crêtes stériles.

Premiers textes du  chapitre liminaire titré "L'Invitée d'Hélios", où il n'est pas difficile de constater que le masculin prédomine, du père au fils, du symbole solaire qui imprègne le nom d'une ville dédiée à la vie des hommes. A cet égard l'emploi du  substantif "brisures" dès la première ligne est éloquent. La narratrice est l'Invitée d'Hélios, et elle a grandi dans sa demeure, celle de cette chaîne d'instances masculines dont dépendent les femmes. Le titre du recueil revient alors en mémoire, "Les demeures sacrificielles". "L'invitée d'Hélios" s'efface, devient observatrice, énonciatrice du songe dans le songe, elle décrit cet univers dans lequel elle a grandi et qu'elle a quitté lorsque la guerre l'a chassée de sa terre natale. Plus aucune allusion au féminin dans les deux premières parties du poème. La poète reste alors en retrait et se laisse entrevoir parfois dans le pronom personnel de la première personne, de manière lointaine, comme si elle n'osait pas mêler sa propre énonciation aux réminiscences de ces instants où elle a existé en essayant de trouver une place dans cet univers  patriarcal. Elle se souvient et dans une poésie descriptive absolument somptueuse elle devient la parole qui rapporte cet univers masculin, exactement comme toutes les femmes sont le corps qui enfante les hommes. Créatrices et observatrices, la genèse des êtres et des langues leur appartient.

La poète décrit Baalbek avec le regard de l'enfant qui voit ce monde riche de soie et de symboles odorants de l'orient évoluer autour d'elle. Dans les deux premières parties se succèdent l'évocation de la ville, ses odeurs, ses couleurs, restituées dans l'épaisseur d'une langue poétique d'une grande puissance, riche de symboles et d'images. Une seconde partie intitulée "Ceux qui vivent à l'étroit dans la rose" décrit la vie des habitants de la ville, fidèles à ce rythme séculaire qui ponctue les jours des sociétés qui portent encore la prégnance de ces souches ancestrales. Le titre bien entendu laisse planer l'ambivalence entre le sens littéral ou imagé voire métaphorique du substantif "rose" : quintessence du féminin, une rose évoque bien entendu la ville mais aussi la femme. Et du matin au soir la vie des hommes étendue dans des gestes alourdis de figures mythiques, dans une évocation tissée de symboles qui laisse entrevoir combien est fragile la certitude d'exister, et combien est prégnante la peur de la mort. Comme si une quête incessante et vaine présidait à l'édification de leur existence, chaine séculaire de traditions visant à rassurer ces éternels enfants enfermés dans la rose perdue d'une mère qu'il a fallu quitter. 

Jusqu'au dernier matin
ils tentent de forcer la chambre close
où s'arrête la mer.
La nostalgie aux plis du ventre
ils se souviennent de leur couleur d'ombre
qui jetait sur leur chair
l'étoffe de la finitude.

Puis dans la dernière partie un "je" prend le relai. Il s'affirme dans cette troisième partie du recueil, "Gardienne du troupeau du désert". Le féminin affleure alors, se fait jour, dans l'évocation des paysages et la présence de l'entité féminine, gardienne de la sagesse, déesse effrayante au point qu'on la cache, qu'on la relègue à une place où elle doit se taire, comme la narratrice qui peu à peu pourtant libère son verbe et devient cette poète immense et gardienne de ce troupeau du désert que sont les mots. Comme passent les année sur la ville et dans la vie de l'enfant, le texte peu à peu dégage cette femme des décombres du songe et de la geôle séculaire érigée par les hommes. Elle s'énonce et devient déesse, de sa parole, apprise dans le silence abandonné aux femmes. Au sacrifice se substitue la transcendance poétique, au masculin du poème le verbe enfin appartenu, celui de Nohad Salameh, qui enfin s'énonce dans le dernier poème du recueil.

Accablante et troublante ainsi qu'une croyance.
Je te thésaurise au fond de moi, cité qui me donnas
le jour. Attentive à compter et recompter sans
cesse tes soleils, je mesure la valeur de ton inégalable
monnaie - bonheur réitéré lorsque tes
bras pluriels, fatigués d'élévation, de bienvenue
et d'accueils le long des journées, se déterminent
à lâcher ce fardeau de complaisance au profit
d'un regard de tendresse. Et soudain, tous les
dieux ici présents tombent à ma rencontre depuis
les chapiteaux - averse d'olives à l'heure de la
cueillette.

 

Présentation de l’auteur

Nohad Salameh

L’un des poètes les plus marquants du Liban francophone.  Née à Baalbek. Après une carrière journalistique dans la presse francophone de Beyrouth, elle s’installe à Paris en 1989. De son père, poète en langue arabe et fondateur du magazine littéraire Jupiter, elle hérite le goût des mots et l’approche vivante des symboles. Révélée toute jeune par Georges Schehadé, qui voyait en elle «  une étoile prometteuse du surréalisme oriental », elle publie divers recueils dont les plus récents sont : La Revenante, Passagère de la durée (éditions Phi, 2010) et D’autres annonciations (Le Castor astral, 2012). Elle a été saluée par Jean-Claude Renard pour son « écriture à la fois lyrique et dense, qui s’inscrit dans la lignée lumineuse de Schehadé parmi les odeurs sensuelles et mystiques de l’Orient ». Elle a reçu le prix Louise Labé pour L’Autre écriture (1988) et le Grand Prix de poésie d’Automne de la Société des Gens de Lettres  en 2007. Elle est membre du jury Louise Labé.

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