Nohad Salameh, D’autres annonciations

Par |2018-02-24T17:09:03+01:00 5 décembre 2012|Catégories : Nohad Salameh|

Les poèmes de Nohad Salameh ici réu­nis provi­en­nent de ses recueils parus entre 1980 et 2012. S’ajoutent des inédits provenant d’un ensem­ble inti­t­ulé Danse de l’une.

Dans ce dernier titre, comme dans celui de l’anthologie perce une con­cep­tion de la poésie claire­ment ver­ti­cale. Ici, la poésie affirme ce qu’elle est fon­da­men­tale­ment : une manière autre (par rap­port à celles qui sem­blent domin­er aujourd’hui) et cepen­dant pleine­ment légitime d’aller vers la réal­ité avec les out­ils de l’intuition, du sens et de ce que Dau­mal appelait l’évidence absurde. Nohad Salameh écrit l’amour (lieu même de la ren­con­tre avec le plus de réel for­mant les mon­des) et l’exil. Née au Liban, elle a dû quit­ter ce pays mar­qué par la tragédie. Mais il faudrait écrire amour et exil avec des majus­cules tant ces poèmes dépassent la sim­ple expéri­ence humaine ou per­son­nelle ; plutôt, tant cette expéri­ence per­son­nelle traduit l’expérience de tout l’humain : ils sont en effet expres­sion sym­bol­ique, imagée, du sacré – que nous ne con­fon­drons évidem­ment pas avec le religieux, bien que ce soit main­tenant sou­vent le cas, en cette époque de réduc­tion accélérée du lan­gage. Il y a cette présence du Liban et ce per­pétuel émer­veille­ment d’être humain :

D’autres annonciations, Nohad Salameh

Nohad Salameh, D’autres annon­ci­a­tions, Cas­tor Astral, 2012, 201 pages, 15€

Il fait un fra­cas de fêlures, là où cha­cun quête son silence à la clarté de l’ombre. Car il n’est vérité qu’au seuil du minéral. Il fait un fra­cas de ros­es et d’aubes, là où le cœur perd son plumage pour apprivois­er les comètes. Mais moi je trans­porte ton œil con­tre mon cou comme une mouette.

Ain­si ma route com­mence avec le cer­cle, et je chem­inerai endormie, armée d’un sou­venir d’orphéon.

Les rues devien­dront lanternes mag­iques pro­je­tant les affres de la mémoire. Oiseau de bon augure, ton œil réclame le retour à une enfance millénaire.

Ici, l’amour n’est pas seule­ment un lien con­jonc­turel entre deux indi­vidus mais élé­va­tion le long d’une échelle menant à l’Origine.

En moi tout appar­tient à l’écorce
je me con­fonds pêle-mêle avec mes silhouettes
   antérieures
et mod­ule du dedans ma plaie
avivée par l’attente.

Con­tre ma poitrine
une pen­d­ule rouge cassée
par la dia­b­lesse de l’érable.
Je fais corps avec les autres
mais pos­sède le sel mauve
qui restau­re la paix du royaume
ain­si que le pou­voir de déchir­er les eaux.

Je te le dis :
le feu est vert à l’intérieur de la flamme.

Avec Les enfants d’avril, poèmes parus entre 1980 et 1990, Nohad Salameh écrit depuis les guer­res du Liban et ses villes mar­tyrisées. Bey­routh, le sacrifice.

28 juil­let (19 heures)

Bey­routh, lourde fleur de guerre, plus dense que charge­ment de myrrhe, repose à même nos épaules, métis­sée de dieux de mar­bre et de siè­cles mag­né­tiques. Cité en marche vers l’étoile du midi, elle sus­cite la con­voitise pour le bronze de ses fontaines et la volière de son regard. Louange aux boucles noires de ses édi­fices, au front fêlé des façades, à son mar­tyre, à sa sou­veraineté d’aimer, à son ven­tre enfan­tant l’éternel supplice !

La poésie de Nohad Salameh donne à saisir ce que « l’occident » – européen du moins – sem­ble oubli­er : la chair de ce qu’est une guerre, tout autre chose que ces images froides regardées par le prisme des téléviseurs/internet. Car l’européen de ce début de 21e siè­cle… mange en regar­dant le spec­ta­cle de la guerre. On peine à le croire. Et pour­tant. Honte sur nous. Sur ce que nous accep­tons de devenir. Sans doute ce devenir, cette incroy­able posi­tion de l’homme européen attablé devant des corps démem­brés explique-t-elle par exem­ple que des artistes et intel­lectuels aient pu, à la fin du siè­cle passé, appel­er (oui, appel­er), à ce que l’on… bom­barde une ville au cœur de l’Europe. Des pop­u­la­tions. Des hommes, des femmes, des enfants. En regar­dant de près, on retrou­vera les ini­ti­a­teurs de cet appel (au meurtre) à la tête de bien des insti­tu­tions cul­turelles français­es. On croit rêver. Le sen­ti­ment d’être tou­jours en 1942. Folie de nos vies en dehors de la vie, com­ment expli­quer cela sinon. La guerre réelle, c’est la guerre loin de l’image de la guerre :

Le fan­tôme de l’Apocalypse bat des ailes sur les quartiers. L’éclatement des vit­res lacère nos vis­ages. La cité se pro­file sous les paupières : man­dariniers couron­nés de fau­cons. Mais là-bas, veil­lant au seuil, un sphinx médite sur les boule­verse­ments du Temps.

Que nous rejoignent les frères et sœurs du thym, per­chés sur l’épaule des collines, la clé de nos ser­rures en main ; peut-être nos rameaux verts suf­firont-ils à détourn­er leurs armes ?

Plus loin :

Il pleut même des ros­es sur les joues des blessés. Mais nous ignorons quelle heure il est, quel temps il fait dehors, quel jour nous sommes : plus de cal­en­dri­er, de mon­tre ni d’horloge. Rien que la mer qui ferme son cru­el éventail.

Lire cette poésie, c’est vivre le Liban, et pas seule­ment le Liban de la guerre, car le Liban n’est pas que guerre, c’est aus­si et avant tout un pays et une human­ité merveilleux :

Je par­le d’un pays par­fumé à la cardamome
sucré de pluies
mar­iné dans le soleil
d’un pays qui d’un mot invente
mille roy­aumes comme ces lacs sauvages
en voy­age au fond des Tarots.

Je par­le d’un pays
où les mains font connaissance
sur les bancs des églises
sous les fraîch­es coupoles des mosquées
et dessi­nent les voix lac­tées de la voyance.

 

Je par­le d’un pays
où les enfants sur­v­o­lent les orangers
à l’heure où la lune est pleine
et se répan­dent en cœurs d’artichauts
dans l’appel de leurs mères.

Ici les filles dansent leur mort
dans le marc du café
et ne reti­en­nent que le lan­gage des abricots
au moment où les Madones
aus­si chaudes que les granges
et les avers­es de juillet
respirent en leur corsage
riveraines des hauteurs
et des verg­ers aquatiques.

 

Si elles dor­ment par­fois en forme de nuage
ou d’arc-en-ciel
en imi­tant la rumeur des cavernes
et les diseuses de bonheur
c’est afin de laiss­er un sillage
une empreinte
un tatouage sur l’aile d’un oiseau.

Le Liban du sou­venir mais aus­si celui du retour.
Fer­mant ce recueil, l’on pense, allez savoir pourquoi, à la poésie choré­graphique de Pina Bausch. Son Sacre du Print­emps. Les couleurs, peut-être. La force d’âme, sans aucun doute.

Présentation de l’auteur

Nohad Salameh

L’un des poètes les plus mar­quants du Liban fran­coph­o­ne.  Née à Baal­bek. Après une car­rière jour­nal­is­tique dans la presse fran­coph­o­ne de Bey­routh, elle s’installe à Paris en 1989. De son père, poète en langue arabe et fon­da­teur du mag­a­zine lit­téraire Jupiter, elle hérite le goût des mots et l’approche vivante des sym­bol­es. Révélée toute jeune par Georges Schehadé, qui voy­ait en elle «  une étoile promet­teuse du sur­réal­isme ori­en­tal », elle pub­lie divers recueils dont les plus récents sont : La Revenante, Pas­sagère de la durée (édi­tions Phi, 2010) et D’autres annon­ci­a­tions (Le Cas­tor astral, 2012). Elle a été saluée par Jean-Claude Renard pour son « écri­t­ure à la fois lyrique et dense, qui s’inscrit dans la lignée lumineuse de Schehadé par­mi les odeurs sen­suelles et mys­tiques de l’Orient ». Elle a reçu le prix Louise Labé pour L’Autre écri­t­ure (1988) et le Grand Prix de poésie d’Automne de la Société des Gens de Let­tres  en 2007. Elle est mem­bre du jury Louise Labé.

Nohad Salameh

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Philippe Bétin

Etu­di­ant en sociologie

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