Stèles de Segalen et l’énigme de la simplicité 

 

Grande est la diver­sité des formes du poème chez Segalen, qui crée générale­ment à par­tir d’arts inter­cesseurs. Musi­cien, dessi­na­teur, il cherche sou­vent à trans­pos­er dans le lan­gage les car­ac­tères des autres arts qu’il pra­tique. Pein­tures indique claire­ment son ori­en­ta­tion, Odes et Tibet s’inspirent de la musique, Stèles de la lap­idaire… Segalen a d’ailleurs claire­ment indiqué qu’il n’était pas allé en Chine pour y trou­ver des sujets, mais des formes. Chaque Stèle doit avoir la den­sité, la sobriété, la dureté de la pierre lev­ée et gravée. Ain­si cha­cune, habituelle­ment courte, est-elle délim­itée par un cadre et faite de mots autant que pos­si­ble mono­syl­labiques pour se rap­procher de l’idéogramme chi­nois. Du moins en apparence, « l’aise et la sub­jec­tiv­ité », selon l’expression du poète dans une let­tre à Gilbert de Voisins, sont élim­inés du poème pour qu’il devi­enne un « dur moment pétri­fié », « une mémoire solide », comme le dit « Moment ». La sim­plic­ité fait par­tie de cette quête d’une impas­si­bil­ité qui tente de repro­duire celle de la pierre. À pre­mière lec­ture, la sig­ni­fi­ca­tion du poème paraît donc limpi­de. Pour­tant, à la réflex­ion, il résiste à l’interprétation, il est dou­ble­ment her­mé­tique, parce que clos dans son cadre, et obscur.

La ques­tion de l’interprétation est évidem­ment cen­trale en lit­téra­ture. Les dif­fi­cultés qu’elle implique tien­nent d’abord à la nature même du lan­gage, à la fois fer­mé et ouvert. Fer­mé, puisque que, à un moment don­né, la langue con­stitue un sys­tème rel­a­tive­ment sta­ble, avec une syn­taxe et un lex­ique don­nés ; ouvert, parce que ce sys­tème évolue dans le temps, sous la pres­sion de ses unités elles-mêmes et surtout de l’histoire et de la société où il s’insère. La poly­sémie du signe est sou­vent fac­teur d’ambiguïté. Il faut alors affron­ter le texte. La lec­ture de la poésie n’est pas un acte aisé, d’autant que la ten­ta­tion de l’obscurité y est récur­rente, ne serait-ce, comme le dis­ait Saint-John Perse, que parce que la « nuit » qu’elle pro­pose répond au mys­tère du monde. Local­isée sur une fig­ure, sur un vers, ou déployée sur l’ensemble du poème, elle empêche la trans­parence du sens et exige du lecteur qui y con­sent tout un tra­vail d’interprétation. À l’hermétisme répond l’herméneutique. Faute en effet de présen­ter un sens immé­di­ate­ment déchiffrable, le texte her­mé­tique com­porte la pos­si­bil­ité de sig­ni­fi­ca­tions mul­ti­ples, et son absence de lis­i­bil­ité le charge para­doxale­ment d’une mul­ti­plic­ité de sens.

Cette obscu­rité tient à deux raisons con­tra­dic­toires, soit à la richesse du sens, soit au con­traire, à son appar­ente pau­vreté. Dans le pre­mier cas, les mots sem­blent éclater en tout sens, et il devient dif­fi­cile de les appari­er, comme avec cette périphrase de Saint-John Perse : « les mem­branes clos­es du silence » dans le Poème à l’Étrangère. Dans le sec­ond, le sens de la phrase est si évi­dent, si plat, que cela même fait énigme et c’est pré­cisé­ment ce qui se passe avec Stèles. « Mon amante a les ver­tus de l’eau », dit le début d’un poème. Un sens évi­dent s’impose, qu’explicite la suite du ver­set : « un sourire clair, des gestes coulants, une voix pure et chan­tant goutte à goutte ». Ce type de con­stat, apparem­ment objec­tif, con­stitue le type d’énoncé le plus fréquent mais sa lim­pid­ité même est étrange autant que peut l’être à la réflex­ion le « Sous le Pont Mirabeau coule la Seine » d’Apollinaire, qui, si la poésie était com­mu­ni­ca­tion, représen­terait un degré zéro de l’information et serait inutile.

Le mys­tère réside pré­cisé­ment là : pourquoi par­ler, pourquoi écrire, si c’est pour ne rien, ou presque rien, dire ? La sim­plic­ité a certes la ver­tu de l’évidence, et le texte, de même que le tableau pour Cézanne, s’impose avec la même force que la chose du monde, sauf que l’on ne sait quelle est cette chose à laque­lle il ren­voie ! La lec­ture de Segalen requiert alors, comme sou­vent la poésie, une lec­ture sinon savante, du moins infor­mée, qui con­duit à inter­roger les autres textes et les déc­la­ra­tions du poète. Si l’amante a les « ver­tus » de l’eau, c’est parce que l’eau a pour pro­priété (c’est le sens de vir­tus) essen­tielle de ne pas en avoir. Elle est trans­par­ente, ou, en ter­mes qui ren­voient à la poé­tique chi­noise, elle est fade. Éloge de la fadeur, tel est le titre d’un livre stim­u­lant de François Jul­lien : c’est que la fadeur, l’absence de qual­ités, les englobe toutes, elle recèle toutes les vir­tu­al­ités, entre lesquelles elle ne choisit pas. Il ne pou­vait échap­per au let­tré qu’était Segalen que là réside, selon Aris­tote, la supéri­or­ité du poète sur l’historien ou le chroniqueur : dire le pos­si­ble, et non ce qui est. Équipée, qui n’est pas un poème, racon­te le réel, et décrit des faits, mais Stèles s’en détache pour par­venir « aux remous pleins d’ivresse du grand fleuve Diver­sité », selon les « Con­seils au bon voyageur ». Point n’est besoin d’ailleurs d’aller chercher si loin une référence dans la cul­ture : la stèle « De la com­po­si­tion » con­stitue un par­fait guide de lec­ture. Selon les con­seils du Maître, « dans la sage com­po­si­tion », il faut « distingue[r] trois modes : descrip­tif, sim­i­laire et allé­gorique » : la descrip­tion est à pra­ti­quer large­ment, la com­para­i­son est « d’un emploi pré­cieux », mais « un pinceau pru­dent se risque peu jusqu’à l’allégorie », « lumière emprun­tée », « com­men­taire incer­tain ». Segalen en prend le con­tre-pied et rejette la descrip­tion, qui « tue le geste » et la ressem­blance, « faite pour les sots », pour pré­conis­er l’Allégorie : « oh ! tous les pos­si­bles sont per­mis ». Il ne s’agit évidem­ment pas d’assimiler l’allégorie à la fig­u­ra­tion, à la représen­ta­tion imagée, mais de la définir par le dou­ble sens : sur un pre­mier sens, cohérent, s’en greffe un sec­ond, dans une cor­re­spon­dance qua­si­ment terme à terme : une hiron­delle ne fait pas le print­emps / un com­porte­ment isolé ne fait pas une habi­tude. Or, pour que naisse une inter­pré­ta­tion allé­gorique, il faut que sur­gisse un soupçon devant l’incongruité de la phrase ou du texte (pourquoi par­ler de l’hirondelle alors qu’on évoque un acte isolé de Pierre ou Jacques ?) ou, comme dans le cas de Segalen, devant leur aveuglante évi­dence. Lorsque, dans « Terre jaune », il décrit les monts, la val­lée, les crevass­es de la Terre, on pense d’abord à l’évocation d’un paysage. Mais le doute s’insinue, car, s’il s’agit d’un paysage, il n’est vrai­ment pas pit­toresque. Il ne fait pas voir. La sim­plic­ité exces­sive, et même la plat­i­tude con­duisent à une inter­pré­ta­tion allé­gorique selon laque­lle la plaine ren­voie au calme de l’âme, loin des « tumultes » et des « tem­pêtes ». Et là réside tout l’intérêt, toute la beauté du texte, qui par­le à l’esprit autant qu’au cœur.

Sauf qu’il y a tou­jours risque de sur­in­ter­préter ou de mal inter­préter, s’il est vrai qu’interpréter, comme le dis­ait Hei­deg­ger, c’est dans tous les cas faire vio­lence au texte. 

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Joelle Gardes (┼)

Joëlle Gardes est née en 1945 à Mar­seille, ville près de laque­lle elle a vécu. Uni­ver­si­taire, elle a enseigné la gram­maire et la poé­tique à l’université de Provence, puis à à Paris IV-Sor­bonne. Elle fut pro­fesseur émérite de cette uni­ver­sité. De 1990 à 2010, elle a dirigé la Fon­da­tion Saint-John Perse et a édité chez Gal­li­mard les cor­re­spon­dances du poète avec Jean Paul­han et Roger Cail­lois. Sous le nom de Joëlle Gardes Tamine, elle a pub­lié de nom­breux arti­cles et plusieurs ouvrages sur le lan­gage, plus par­ti­c­ulière­ment dans les domaines de la rhé­torique et de la poétique.

Tard venue à l’écri­t­ure, elle a com­mencé par les mono­logues de théâtre (Madeleine B., édi­tions de l’A­mandi­er), puis a pub­lié plusieurs romans (dernier paru, Le poupon, éd. de l’A­mandi­er). Elle s’est tournée vers la poésie (nom­breux poèmes en revue, deux recueils pub­liés aux édi­tions de l’A­mandi­er, Dans le silence des mots, 2008 et L’eau trem­blante des saisons, 2012). Elle a col­laboré régulière­ment avec des plas­ti­ciens et des pho­tographes. Elle fut mem­bre du comité de rédac­tion de la revue Place de la Sor­bonne et de Recours au poème.

Joëlle Gardes est décédée en sep­tem­bre 2017.

www.joelle-gardes.com

  • A perte de voix, poèmes, aux édi­tions de L’A­mandi­er, 2014
  • Sous le lichen du temps, prose, aux édi­tions de L’A­mandi­er, 2014 
  • Louise Colet. Du sang, de la bile, de l’en­cre et du mal­heur, roman, édi­tions de l’Amandier.

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