Nos aînés (2)

 

Stèles de Segalen et l’énigme de la simplicité 

 

Grande est la diversité des formes du poème chez Segalen, qui crée généralement à partir d’arts intercesseurs. Musicien, dessinateur, il cherche souvent à transposer dans le langage les caractères des autres arts qu’il pratique. Peintures indique clairement son orientation, Odes et Tibet s’inspirent de la musique, Stèles de la lapidaire… Segalen a d’ailleurs clairement indiqué qu’il n’était pas allé en Chine pour y trouver des sujets, mais des formes. Chaque Stèle doit avoir la densité, la sobriété, la dureté de la pierre levée et gravée. Ainsi chacune, habituellement courte, est-elle délimitée par un cadre et faite de mots autant que possible monosyllabiques pour se rapprocher de l’idéogramme chinois. Du moins en apparence, « l’aise et la subjectivité », selon l’expression du poète dans une lettre à Gilbert de Voisins, sont éliminés du poème pour qu’il devienne un « dur moment pétrifié », « une mémoire solide », comme le dit « Moment ». La simplicité fait partie de cette quête d’une impassibilité qui tente de reproduire celle de la pierre. À première lecture, la signification du poème paraît donc limpide. Pourtant, à la réflexion, il résiste à l’interprétation, il est doublement hermétique, parce que clos dans son cadre, et obscur.

La question de l’interprétation est évidemment centrale en littérature. Les difficultés qu’elle implique tiennent d’abord à la nature même du langage, à la fois fermé et ouvert. Fermé, puisque que, à un moment donné, la langue constitue un système relativement stable, avec une syntaxe et un lexique donnés ; ouvert, parce que ce système évolue dans le temps, sous la pression de ses unités elles-mêmes et surtout de l’histoire et de la société où il s’insère. La polysémie du signe est souvent facteur d’ambiguïté. Il faut alors affronter le texte. La lecture de la poésie n’est pas un acte aisé, d’autant que la tentation de l’obscurité y est récurrente, ne serait-ce, comme le disait Saint-John Perse, que parce que la « nuit » qu’elle propose répond au mystère du monde. Localisée sur une figure, sur un vers, ou déployée sur l’ensemble du poème, elle empêche la transparence du sens et exige du lecteur qui y consent tout un travail d’interprétation. À l’hermétisme répond l’herméneutique. Faute en effet de présenter un sens immédiatement déchiffrable, le texte hermétique comporte la possibilité de significations multiples, et son absence de lisibilité le charge paradoxalement d’une multiplicité de sens.

Cette obscurité tient à deux raisons contradictoires, soit à la richesse du sens, soit au contraire, à son apparente pauvreté. Dans le premier cas, les mots semblent éclater en tout sens, et il devient difficile de les apparier, comme avec cette périphrase de Saint-John Perse : « les membranes closes du silence » dans le Poème à l’Étrangère. Dans le second, le sens de la phrase est si évident, si plat, que cela même fait énigme et c’est précisément ce qui se passe avec Stèles. « Mon amante a les vertus de l’eau », dit le début d’un poème. Un sens évident s’impose, qu’explicite la suite du verset : « un sourire clair, des gestes coulants, une voix pure et chantant goutte à goutte ». Ce type de constat, apparemment objectif, constitue le type d’énoncé le plus fréquent mais sa limpidité même est étrange autant que peut l’être à la réflexion le « Sous le Pont Mirabeau coule la Seine » d’Apollinaire, qui, si la poésie était communication, représenterait un degré zéro de l’information et serait inutile.

Le mystère réside précisément là : pourquoi parler, pourquoi écrire, si c’est pour ne rien, ou presque rien, dire ? La simplicité a certes la vertu de l’évidence, et le texte, de même que le tableau pour Cézanne, s’impose avec la même force que la chose du monde, sauf que l’on ne sait quelle est cette chose à laquelle il renvoie ! La lecture de Segalen requiert alors, comme souvent la poésie, une lecture sinon savante, du moins informée, qui conduit à interroger les autres textes et les déclarations du poète. Si l’amante a les « vertus » de l’eau, c’est parce que l’eau a pour propriété (c’est le sens de virtus) essentielle de ne pas en avoir. Elle est transparente, ou, en termes qui renvoient à la poétique chinoise, elle est fade. Éloge de la fadeur, tel est le titre d’un livre stimulant de François Jullien : c’est que la fadeur, l’absence de qualités, les englobe toutes, elle recèle toutes les virtualités, entre lesquelles elle ne choisit pas. Il ne pouvait échapper au lettré qu’était Segalen que là réside, selon Aristote, la supériorité du poète sur l’historien ou le chroniqueur : dire le possible, et non ce qui est. Équipée, qui n’est pas un poème, raconte le réel, et décrit des faits, mais Stèles s’en détache pour parvenir « aux remous pleins d’ivresse du grand fleuve Diversité », selon les « Conseils au bon voyageur ». Point n’est besoin d’ailleurs d’aller chercher si loin une référence dans la culture : la stèle « De la composition » constitue un parfait guide de lecture. Selon les conseils du Maître, « dans la sage composition », il faut « distingue[r] trois modes : descriptif, similaire et allégorique » : la description est à pratiquer largement, la comparaison est « d’un emploi précieux », mais « un pinceau prudent se risque peu jusqu’à l’allégorie », « lumière empruntée », « commentaire incertain ». Segalen en prend le contre-pied et rejette la description, qui « tue le geste » et la ressemblance, « faite pour les sots », pour préconiser l’Allégorie : « oh ! tous les possibles sont permis ». Il ne s’agit évidemment pas d’assimiler l’allégorie à la figuration, à la représentation imagée, mais de la définir par le double sens : sur un premier sens, cohérent, s’en greffe un second, dans une correspondance quasiment terme à terme : une hirondelle ne fait pas le printemps / un comportement isolé ne fait pas une habitude. Or, pour que naisse une interprétation allégorique, il faut que surgisse un soupçon devant l’incongruité de la phrase ou du texte (pourquoi parler de l’hirondelle alors qu’on évoque un acte isolé de Pierre ou Jacques ?) ou, comme dans le cas de Segalen, devant leur aveuglante évidence. Lorsque, dans « Terre jaune », il décrit les monts, la vallée, les crevasses de la Terre, on pense d’abord à l’évocation d’un paysage. Mais le doute s’insinue, car, s’il s’agit d’un paysage, il n’est vraiment pas pittoresque. Il ne fait pas voir. La simplicité excessive, et même la platitude conduisent à une interprétation allégorique selon laquelle la plaine renvoie au calme de l’âme, loin des « tumultes » et des « tempêtes ». Et là réside tout l’intérêt, toute la beauté du texte, qui parle à l’esprit autant qu’au cœur.

Sauf qu’il y a toujours risque de surinterpréter ou de mal interpréter, s’il est vrai qu’interpréter, comme le disait Heidegger, c’est dans tous les cas faire violence au texte.