Nos aînés (3)
Apollinaire et la gourmandise des mots
C’est un lieu commun de rappeler qu’au moment où Apollinaire écrit, les œuvres s’ouvrent sur l’ailleurs, sur ce que Segalen appelait l’exotisme, non pas cet exotisme de pacotille du « cocotier et du chameau », mais du « divers » : « Je conviens de nommer “Divers” tout ce qui jusqu’aujourd’hui fut appelé étranger, insolite, inattendu, surprenant, mystérieux, amoureux, surhumain, héroïque et divin même, tout ce qui est Autre ». Les mots eux aussi peuvent être Autres, rares en tout cas. C’est le cas chez Apollinaire : plus que surhumain, surréel (c’est dans la préface des Mamelles de Tirésias que le mot de « surréalisme », rappelons-le, apparaît pour la première fois), l’exotisme du poème passe par des emprunts aux langues étrangères, à l’italien de son enfance (« la barque aux barcarols chantants » La Chanson du mal-aimé), à l’allemand : « Le songe Herr Traum survint avec sa sœur Frau Sorge », Les Femmes), à l’anglais, bien que moins souvent (« Le nom émouvant / Dont chaque lettre se love en belle anglaise », L’Inscription anglaise). Dépaysement géographique mais aussi historique : « Elle balla mimant un rythme d’existence », dit Merlin et la vieille femme, qui combine les deux, « baller » étant à la fois un mot vieilli et le calque de l’italien ballare. Les langues anciennes présentent le double intérêt d’être étrangères et disparues, ce qui accroît leur charme par la nostalgie qu’elles suscitent :
Mort d’immortels argyraspides
La neige aux boucliers d’argent
Fuit les dendrophores livides
Admirable montage de mots : les deux termes grecs se renforcent, « argyraspide » est traduit par « boucliers d’argent » et dendrophores poursuit le mot « branches » de la strophe précédente. Comme les cultures étrangères, les mots s’assimilent tout en conservant la trace de leur origine : la langue est bel et bien « métive », pour reprendre un mot cher à Apollinaire, dans sa forme, mais aussi dans sa signification. Le double sens, le « calembour créateur », selon l’expression d’un critique, dote le mot d’une profondeur particulière : « […] les vents d’horreur / Feignent d’être le rire de la lune hilare », écrit le poète dans Merlin et la vieille femme. La lune est hilare, puisqu’elle rit, mais elle est également douce, parce que, en grec, tel est le sens du qualificatif ilaeiros, qui lui est régulièrement appliqué. Elle est, comme le dit Clair de lune, « mellifluente aux lèvres des déments » : elle répand le miel. Le Poème lu au mariage d’André Salmon est explicite : le poète est « épris des mêmes paroles dont il faudra changer le sens », ou plutôt dont il faut renouveler le sens sans toutefois entièrement supprimer l’ancien.
Les mots sont rarement reproduits dans leur forme étrangère, ou étrange, et, pour filer la métaphore du métissage, on peut dire qu’ils s’intègrent, s’assimilent, au prix même de néologismes de forme, comme celui de « incanter », qui double incantare, ou de sens, comme celui de « exfolié » (« Ô marguerite exfoliée », La Chanson du mal-aimé), qui, de la botanique, où il signifie « dont l’écorce s’en va par lamelles », se rapproche du plus ordinaire « effeuillé » et entre en résonnance avec la série bâtie autour de « feuille », qui court dans toute l’œuvre, associé à la nostalgie de l’automne et de tout ce qui passe, comme l’amour. C’est que la langue d’accueil est celle du poète, non celle de la langue ordinaire, sur laquelle s’exerce son travail de choix et d’agencement.
Les hommes de la génération d’Apollinaire, ou de Saint-John Perse, sont fascinés par les dictionnaires. Dans ses Conseils à un jeune poète, Max Jacob privilégiait celui-ci : « Aimer les mots. Aimer un mot. Le répéter, s’en gargariser ». C’est ce que font Apollinaire et Saint-John Perse, et l’un comme l’autre ont la gourmandise des mots. Apollinaire recopie des listes de mots sur ses cahiers : aséité, acousmate, hématidrose, aphélie, prognathe, spiration… avant de les insérer dans les poèmes comme autant de joyaux. Le dictionnaire n’est-il pas un fabuleux réservoir, un instrument d’exploration du monde ? Certes, les mots n’y sont pas en liberté comme chez Marinetti, mais s’ils y sont sagement rangés par ordre alphabétique, ils ne connaissent pas la ségrégation, pas plus que la poésie qui rassemble des mots et des réalités de tout ordre, ainsi dans Zone, où sont énumérés ces oiseaux communs et rares, réels et légendaires que sont les hirondelles, les corbeaux, les faucons, les hiboux, les ibis, les flamants, les marabouts, l’oiseau Roc, l’aigle, le colibri, ou les pihis. Si le dictionnaire avait tout pour plaire à ce praticien du collage qu’est Apollinaire dans son désir d’imiter ses amis peintres, c’est parce qu’il n’est rien d’autre qu’un prodigieux montage où le monde est démembré et ses fragments épinglés l’un à côté de l’autre comme les insectes dans leurs boîtes. Mais, parce qu’il constitue un ensemble clos, il organise à nouveau le monde, il le remembre en le nommant, comme le fait le poème.
« J’émerveille », dit la devise adoptée en 1908 par le poète. Pour y parvenir, les mots, enfermés dans le texte et ouverts sur le monde, sont les meilleurs alliés.