Nos aînés (4)
Par-dessus les grands textes de la période américaine de Saint-John Perse, une boucle relie les poèmes de la prime jeunesse aux textes de la fin de vie. Un lien s’établit entre l’enfance et le grand âge, et les premiers textes semblent préfigurer ceux de la période méditerranéenne, grâce à l’élection d’une heure et d’un lieu et au lien que l’écriture établit entre les paysages extérieur et intérieur. Deux moments sont privilégiés. C’est d’abord l’aube (en accord avec ce vieux topos rhétorique qui lie le début du jour à l’enfance) : le « petit-lait du jour » d’Amitié du prince ou l’« enfance adorable du jour » d’Éloges renvoient au début de Neiges, où, « un peu avant la sixième heure », va naître la création poétique. C’est ensuite midi, « midi émietteur de cymbales » d’Éloges ou « midi l’aveugle » de Sécheresse. Quant au paysage, et contrairement aux déclarations de Saint-John Perse qui se définissait comme un homme d’Atlantique, il est essentiellement méditerranéen, la végétation du Sud évoquant celle de l’île natale, comme le dit le Carnet de voyage aux Îles Éoliennes. Ce n’est pas non plus l’océan qui hante la poésie, mais la Mer, Mer caraïbe des premières années et Méditerranée des dernières… L’imaginaire surimpose la Guadeloupe et la Provence.
Dans ce paysage intérieur recomposé, qui est avant tout intériorisation de l’environnement méditerranéen, règne la violence, loin de la vision illusoire d’une Méditerranée douce et paisible. La Camargue de Chronique endure une « rouge et longue fièvre », tant il est vrai que la nature y est ardente et brûlée. Chronique se déroule dans le crépuscule d’une fin de jour et de vie que l’on pourrait croire apaisée. « L’étalon rouge du soir » est au contraire l’image de la force et de l’ardeur qui est au cœur de l’homme, fût-il tout près de son terme. Force et violence, à l’image de celle du vent qu’évoque le même poème : « Et ce grand vent d’ailleurs à notre encontre qui courbe l’homme sur la terre ».
Un autre motif cher au poète est celui du maigre et du sec. Il parcourt l’œuvre depuis Amitié du prince ». Nulle part, il n’est plus visible que dans Sécheresse. Le paysage décrit, celui du maquis, desséché jusqu’à l’os, symbolise la vie réduite à ses grandes lignes, la vie réduite à son squelette : « Quand la sécheresse sur la terre aura déserté son étreinte, nous retiendrons de ses méfaits les donc les plus précieux : maigreur et soif et faveur d’être. » Le dépouillement de la vieillesse décrit dans Chronique est en parfait accord avec le dépouillement de cette terre provençale où Saint-John Perse a trouvé refuge pour les dernières années de sa vie : se décline ici une harmonie entre le cadre extérieur et l’aspiration intérieure.
Ce paysage ascétique est aussi éminemment tragique, si l’on s’entend sur une définition selon laquelle le tragique est lié à la lumière, à une lumière déceptive qui aveugle comme le soleil de Sécheresse. Il ne s’agit pas d’une lumière qui dévoile, mais qui cache plus qu’elle ne montre, et il y a tragique en ce qu’en des lieux et des moments où l’on pourrait croire à un accès immédiat au sens des choses, et même au divin, ne se rencontre que l’illusion d’une transcendance. Dans sa crudité, la lumière ne montre rien, au contraire : « Midi l’aveugle nous éclaire : fascination au sol du signe et de l’objet. » Mais sur quoi exactement Midi l’aveugle nous éclaire-t-il ?Et que nous dit le signe ? C’est bien la mission du poète que d’interpréter les signes, mais il est ébloui par l’éclat de la lumière de midi, qui lui dérobe le sens. Loin de nous éclairer, la lumière de Midi est un leurre. Dans Pour fêter une enfance, Saint-John Perse écrivait que « l’ombre et la lumière étaient tout prêt d’être une même chose. » Cette phrase en contexte semble signifier que l’ombre est aussi lumineuse que la lumière mais on peut l’interpréter autrement : la lumière aussi sombre que l’ombre. Vents laissait déjà affleurer cet éclat noir : « Et la maturation, soudain, d’un autre monde au plein midi de notre nuit… » Midi est l’heure où les choses devraient s’imposer dans leur évidence, c’est au contraire l’heure de la nuit la plus totale. L’éclat de la lumière méditerranéenne ne montre ni ne cache : il est l’évidence d’une transcendance qui se refuse et se dérobe constamment à toute tentative de déchiffrage. C’est bien ce que dit le texte de Sécheresse : « Les chiens descendent avec nous les pistes mensongères. Et Midi l’Aboyeur cherche ses morts dans les tranchées comblées d’insectes migrateurs. Mais nos routes sont ailleurs, nos heures démentielles, et, rongés de lucidité, ivres d’intempérie, voici, nous avançons un soir en terre de Dieu comme un peuple d’affamés qui a dévoré ses semences… »
Là où le mystère devrait s’éclairer, il n’y a rien d’autre que la constance et l’obstination du mystère lui-même. Nous demeurons « un peuple d’affamés », parce que l’obscurité subsiste dans l’éblouissement même de cette lumière tragique. Une autre lecture pourrait du coup être proposée pour la fameuse formule héraclitéenne de la « Strophe » d’Amers : « Ils m’ont appelé l’Obscur et j’habitais l’éclat », que l’on interprète généralement comme une opposition : ils m’ont appelé l’obscur, mais en réalité j’habitais l’éclat. Cette formule ne pourrait-elle pas signifier l’inverse : ils m’ont appelé l’obscur justement parce que j’habitais l’éclat de cette lumière méditerranéenne qui contient le tragique ? Je suis obscur, tout comme l’est en fin de compte cette lumière méditerranéenne, dans laquelle réside le tragique, que cet homme d’Atlantique avait bien compris.