Les sonnets de Mallarmé : une pierre tombale
Que Mallarmé ait eut du goût pour le sonnet est une évidence pour qui lit ses poésies, consulte sa correspondance (il parle dans une lettre à son ami Cazalis de sa « manie des sonnets ») ou se penche sur ses textes théoriques. Il est vrai que le xixe siècle est un siècle de renouveau des formes poétiques. Du poète, nous possédons 60 sonnets, dont 8 sont les versions primitives de sonnets qui seront profondément modifiés, comme le « Sonnet allégorique de lui-même » (le fameux sonnet en –yx) ou « Le pitre châtié ». Mallarmé hérite, comme tous les poètes de son siècle, d’une triple tradition. Il ne retient pas la forme italienne, qui propose trois rimes différentes dans chaque tercet, et il emploie surtout le sonnet français le plus régulier (abba abba ccd eed / ccd ede, les seule formes jugée non « libertines » par Banville dans son Petit Traité de versification). Il pratique également le sonnet anglais, tel qu’on le trouve chez Shakespeare. Sa construction est très différente : trois quatrains sur rimes croisées dont la matière diffère de l’un à l’autre, et un distique final. Le schéma en est donc abab cdcd efef gg. Le premier titre du sonnet « La chevelure vol d’une flamme » est d’ailleurs explicite, puisque il s’agissait de « Sonnet sur un mode de la Renaissance anglaise ».
Quant aux rimes, qui sont essentielles, Mallarmé en use de manière concertée, jusqu’à les organiser en fonction du « sexe » de celle qui termine le poème. On sait en effet que, dans les représentations de la tradition poétique, fondées ou fantasmatiques, la rime masculine est censée, dans sa brutalité, être mieux à même de clore une strophe et surtout un poème. Il n’est donc pas sans intérêt de remarquer que le sonnet en –yx se termine sur une rime masculine, en accord avec le sens du verbe « se fixe » du vers précédent :
Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor.
ou que la longue stérilité du cygne, dans « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » soit prolongée par la rime féminine : « Que vêt parmi l’exil inutile le Cygne ».
Que conclure ? La première constatation est que le nombre, qui permet de lutter contre le hasard, est particulièrement important dans le sonnet, puisqu’au nombre des syllabes dans le vers s’ajoute celui des vers dans les strophes et dans le poème. C’est aussi une façon de s’inscrire dans la mémoire. Le sonnet, qui libère du souci de trouver une forme de poème, puisqu’elle est donnée a priori, permet surtout d’organiser l’idée. Elle jaillit souvent de la rime et du rapprochement des mots qu’elle associe. René Ghil, familier de Mallarmé, évoquait ce souvenir : « à moi, à d’autres, il a complaisamment dévoilé que d’aucuns de ses sonnets dernière manière ont été composés selon le procédé des bouts-rimés. » Le sonnet est bel et bien créateur d’idée. On le voit par exemple dans « Toute l’âme résumée », qui converge vers la chute du distique final, avec sa rime équivoquée (rature / litté-rature) :
Ainsi le chœur des romances
À la lèvre vole-t-il
Exclus-en si tu commences
Le réel parce que vil
Le sens trop précis rature
Ta vague littérature
Le sérieux de la poésie n’exclut pas les calembours. Surtout, parce qu’il oblige à se soumettre aux contraintes de la forme, le sonnet contribue à l’éviction du lyrisme personnel, à la « disparition élocutoire du poète ». Impersonnel, il l’est d’abord évidemment en raison de sa brièveté qui ne permet pas au sentiment de se développer.
Mais cette brièveté a d’autres avantages. Le sonnet, ce « bibelot », a l’intérêt d’enfermer dans un espace limité, comme celui d’une fenêtre, aurait dit Baudelaire, toute la poésie. C’est ce qu’écrit Mallarmé à Heredia : le sonnet lui apparaît comme « l’expression définitive, plénière et suprême de la poésie. Avec son raccourci, il lie, entre eux, sous un même regard, les si rares traits magiques, seulement épars en les plus beaux poèmes ». La concentration permet de ramasser, de cristalliser. Elle autorise la composition, indispensable à l’effet. Mais le sonnet s’ouvre aussi sur l’extérieur du cadre où il est resserré, sur l’infini, aurait encore dit Baudelaire, et surtout sur le silence. Les blancs entre et autour des strophes le prolongent. Le premier poème non ponctué de Mallarmé est précisément un sonnet, « M’introduire dans ton histoire ». L’absence de ponctuation, outre évidemment qu’elle ôte les articulations trop visibles de la syntaxe et de la logique, limite le nombre de signes visibles sur la page. En « creusant le vers, » en creusant la forme poétique, et celle du sonnet en particulier, Mallarmé découvre que ce qui reste d’une poésie qui n’est que « fiction », c’est « une liturgie de l’absence », selon les termes de l’admirable éditeur de la dernière édition de la Pléiade, Bertrand Marchal. La signification se construit dans la réflexion spéculaire des mots les uns sur les autres. En ce sens, chaque sonnet, à l’image du sonnet en –yx est « allégorique de lui-même », « aboli bibelot d’inanité sonore », habité par le néant :
Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître et allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)
Il ne renferme que les reflets des mots les uns sur les autres : scintillations, irisations, qui se poursuivent et disparaissent dans le blanc qui les entoure. Les thèmes des sonnets mettent d’ailleurs très souvent en scène l’angoisse, le vide, l’ombre, le rien, la mort :
Victorieusement fui le suicide beau
Tison de gloire, sang par écume, or, tempête !
Ô rire si là-bas une pourpre s’apprête
À ne tendre royal que mon absent tombeau.
Un tombeau, un « double tombeau », c’est bien ce que construisent les mots, un tombeau pour la réalité et un tombeau pour le poète : « abolissant l’être de chair, dit B. Marchal, il [le sonnet] installe définitivement l’idée glorieuse du poète dans l’éternité de son œuvre ». Dans sa forme rectangulaire délimitée, il constitue bien une pierre tombale ou une stèle sur laquelle des inscriptions vont peu à peu s’effacer pour s’abolir dans le silence de la nuit.
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