Nos aînés. La modernité de Racine, par Joëlle Gardes

 

Baudelaire, Mallarmé, Claudel, Valéry, Giraudoux, Marguerite Duras, autant de poètes ou d’écrivains qu’on ne pourrait soupçonner d’être des tenants d’une écriture passée et dépassée. Et pourtant leur admiration est sans égale pour Racine :  « Le vent du divin souffle dans les grandes forêts de Racine. Sur les cimes de la grande forêt racinienne », déclare M. Duras. Si Giuseppe Ungaretti, parcourant l’histoire littéraire à rebours, traduit Racine après avoir traduit Mallarmé, c’est qu’il considère que Phèdre est « un des plus beaux textes au monde ». Quant à Mallarmé, précisément, lui, un des pères de la poésie moderne, il n’hésitait pas à voir dans le dramaturge l’expression même du génie français pour avoir su, à la différence de Wagner, réaliser la Cérémonie poétique, produisant « en un milieu nul ou à peu près les grandes poses humaines et comme notre plastique morale », ce en quoi consiste « la modernité pour l’ère définitive ». Voilà une expression étonnante, mais qui dit clairement que classicisme et modernité ne sont pas antagonistes. Loin de l’« orchestration » de Wagner, qui l’ennuie, Racine est pour Mallarmé l’exemple même de  cette musique à laquelle la poésie doit reprendre son bien, une musique de la suggestion, de l’Idée et du silence. Or il existe tout un mythe autour de la musique racinienne, que les tenants de la prétendue poésie pure, Valéry en tête, ont propagée. En réalité, Racine a toujours eu soin de séparer la parole de la déclamation et du chant. Dans la préface d’Esther il a un commentaire particulièrement éclairant en parlant de l’éducation des jeunes interprètes de sa pièce. Il y distingue nettement trois types de profération : parler renvoie à la prononciation ordinaire, déclamer à celle que demande le théâtre, plus soutenue et adaptée au vers, et chanter désigne ce qui pour lui doit rester limité à la tragédie lyrique de Quinault et Lully. C’est exceptionnellement qu’il emploie le chant dans les chœurs d’Esther et d’Athalie. Mais il s’agit alors de célébrer Dieu. La musique de Racine ne chante pas, elle est la voix silencieuse inscrite dans l’alexandrin, dont la vertu essentielle est, dirions-nous en termes claudéliens et mallarméens, de comporter une organisation en mesures propre à lutter contre le hasard. Contre le désordre et la folie toujours menaçants, contre la nuit, le vers impose son ordre au désordre.

La crise de nerfs et de vers de Mallarmé surgit au moment où se développe le vers libre, qu’il refuse pour lui-même, s’il l’admet pour les autres. C’est que la poésie « rémunère le défaut des langues », lequel, on le sait, est fondamentalement l’arbitraire et que le poème, dit Le Mystère dans les lettres, est « le hasard vaincu mot par mot ». Arrachant les mots à leur contingence, il constitue dans son isolement, un mot « neuf ». Les célèbres « La fille de Minos et de Pasiphaé » ou « Ariane, ma sœur, de quel amour blessée,/ Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ! », sur laquelle les Maurice Grammont et autres tenants de la musique des sonorités se sont extasiés, est plus intéressant par ces mots-vers, pourrait-on dire, ces mots nouveaux de douze ou de six syllabes, dont l’équilibre installe une tension avec le sens « ordinaire », que par une quelconque organisation de sons.

Les xixe et xxe siècles ont vu le développement de la linguistique, d’abord comparative et historique, puis structurale. Le langage, y compris chez les écrivains, est devenu comme jamais centre d’intérêt. Or, qu’il y a-t-il d’autre chez Racine que le langage, dans sa toute puissance et ses défaillances ? « Racine, c’est pas joué, c’est pas jouable, déclarait Marguerite Duras au Matin, il faut en passer totalement par le langage. Tandis que le langage a lieu, qu’y a-t-il de plus à jouer ? » La tragédie requiert un langage particulier, parce que c’est le langage qui y porte l’action, impossible à montrer directement. Pas de scène de bataille, alors que la guerre est présente dans La Thébaïde comme dans Alexandre le Grand ou Mithridate. Pas de mort en direct. Seul le suicide, parce qu’on trouve une forme de grandeur, de sublime dans le renoncement à la vie, est autorisé. Si Atalide se poignarde à la fin de Bajazet, Racine renonce toutefois au  poignard de la tradition pour Phèdre, qui meurt elle aussi après avoir, hors du plateau, « fait couler dans [s]es veines / Un poison que Médée apporta dans Athènes ». Il faut éviter d’« ensanglanter la scène ». Les récits sont donc nécessaires pour raconter ce qui ne peut se voir. Le plus célèbre est évidemment celui de Théramène à la mort d’Hippolyte, mais c’est aussi par le récit qu’Atalide apprend celle de Bajazet ou Hermione, celle de Pyrrhus. Et c’est encore un discours qui informe Clytemnestre que le sacrifice d’Ériphile a sauvé Iphigénie. Ainsi éclate ce rôle de la parole comme substitut de l’absence, dans laquelle le médecin et philosophe Pierre Janet, dans L’évolution de la mémoire, voyait sa caractéristique essentielle. Et la poésie, dit Bonnefoy, n’édifie-t-elle pas des « terrasses de présence » ?

Ce langage créateur de mondes, les personnages de Racine le prennent au sérieux, mais ils en sont souvent les dupes. Le mensonge règne dans Iphigénie. Bajazet est la tragédie de l’incommunicabilité : « artifices », « feinte », « perfidie », voilà ce que le héros et Atalide ont mis en œuvre pour tromper la sultane.. Les paroles sont meurtrières, pas seulement comme avec le célèbre « Sortez », par lequel la sultane envoie à la mort celui qui lui a un temps fait croire qu’il l’aimait. Elles ne peuvent se reprendre, comme le montre bien le cri d’Hermione « Qui te l’a dit ? » qu’elle adresse dans sa fureur, dans sa folie, au malheureux Oreste qui lui a obéi. La puissance des paroles se manifeste aussi dans le silence dans lequel elles glissent souvent. Ce silence-là, qui se fait entendre même au milieu des cris, ne met pas en doute les pouvoirs de la parole, il en est l’aboutissement, de même que le « je ne sais quoi » est l’aboutissement de la raison. En quoi le classicisme, le romantisme se réconcilient, autour de la notion de sublime, c’est à dire de grandeur, de sortie de soi, dans laquelle Hugo voit la marque du génie et les classiques, la perfection. Le silence est ainsi la limite de la parole sublime, quand l’extase est à son comble, comme la stupeur de Néron devant Junie :

J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est perdue :
Immobile, saisi d’un long étonnement,
Je l’ai laissé passer dans son appartement

Sur la frontière où le jour sombre dans la nuit et la raison dans la folie, sur cette ligne fragile, se tient la poésie de Racine, réconciliation de ce qu’il y a de contradictoire en l’homme, ordre imposé au désordre, équilibre conquis sur la menace permanente du déséquilibre. Le paradoxe le plus étonnant est sans doute l’actualité de ces tragédies dont les histoires se perdent dans l’Antiquité, mais qui nous parlent malgré tout parce qu’elles représentent l’homme éternel et constituent une cérémonie en hommage à ce qui nous définit comme humains, c’est-à-dire le langage.