C’est ici le combat de la mer avec elle-même,
elle se tord dans les criques livides,
s’arrache à sa continuité,
se soulève, frémit toute et retombe.
La mer, sais-tu, m’unit à son tourment,
la mer vient, prend la fuite, vient,
conjugue temps et espace dans cette voix
qui souffre et prie brisée sur les écueilsMario Luzi, Vagues
Traduction de Antoine Fongaro
Ungaretti, Montale, Quasimodo. Puis Bertolucci, Bigongiari, Caproni, Sereni. Un groupe « informel », les poètes italiens de la deuxième moitié du 20e siècle, première et seconde génération de ceux qui furent qualifiés à leur corps défendant de tenants de « l’hermétisme » dès la fin des années 30. Un qualificatif donné dans un sens négatif – le mot est resté. Parmi eux, Mario Luzi.
Hermétiste ? Peut-être. Jusqu’en 1964. On qualifiera encore – ensuite – les jeunes poètes s’approchant de lui du même mot, ainsi Eugenio de Signoribus, auteur d’une miraculeuse Ronde des convers (Verdier, collection terra d’altri, 2007). Parmi eux mais aussi au centre. Non que sa poésie fut plus intéressante que celle de ses compagnons, ou encore plus lue. C’est l’homme qui se tenait au centre. Sans doute parce que sa poésie était cela, une sorte de quête du centre en sa personne de poète. Mais pas seulement : une recherche de la poésie en tant que centralité. La poésie, le Poème au centre de tout. Le Poème comme l’on dirait le cœur et ses battements si le Poème était un homme.
Ses amis se situaient presque géographiquement par rapport à ce que Luzi écrivait. Ils fabriquaient leur propre atelier poétique en regard de celui de Mario Luzi. Pourtant il serait stupide de comparer une « valeur » de la poésie des uns par rapport à celle des autres, cela n’aurait aucun sens. La poésie de Luzi a simplement rythmé celle de ses compagnons. Je parle ici d’une influence. Il ne considérait pas la poésie comme étant simplement « littéraire ». Nous sommes en accord là-dessus. À ses yeux, elle est tout autant spirituelle.
Évidemment, en province, je veux dire en France, le mot effraie.
Pour Luzi, l’œuvre est un cheminement d’Amour. Elle construit, découvre pas à pas un chemin le long duquel cheminer. Avec des obstacles et des retours. Des sursauts. Elle est un cheminement d’Amour et un cheminement de l’Amour. Ce chemin / cheminement, pris ensemble, forment une sorte de complémentarité qui peut sembler être le Poème. On comprendra alors la difficulté essentielle de la poésie en sa tentative d’approche du Poème : qui ne voit combien cheminer et être le chemin en un seul et même son de vie est chose indicible. D’où l’apparition du mot spiritualité dans le vocabulaire de Luzi. Et s’il use aussi du mot « littérature » à l’égard de l’œuvre, c’est qu’il faut bien employer un mot que chacun comprend. Que tout le monde situe. Nous avons besoin de situer les poètes, l’engeance étrange vivant dans un monde qu’ils sont seuls à entrevoir ; un monde où ils forment communauté invisible. C’est ici, en ce lieu et donc partout dans le monde que se fabrique à chaque instant la véritable insurrection qui vient. Qu’ils se rencontrent les poètes et ils se reconnaissent. Le sel de l’eau est le même. En chaque poète.
C’est pourquoi il convient de laisser les poètes tranquilles.
Ils ont à voir avec le Poème.
It’s terrific, as our american friends use to say.
Parlant d’Amour, nous n’entendons pas « sentiment », « émotions » « sentimentalité ». Nous parlons ici de poésie. La poésie peut sans doute procurer des émotions, elle n’est pas un art de l’émotion et n’est pas fondée sur l’émotion. C’est pourquoi, contrairement à l’idée reçue, le cinéma, fut-il d’auteur, ne peut être qualifié de poétique. On emploie souvent ce terme au sujet d’un film qui plus que d’autres procure de l’émotion. C’est une facilité de langage, rien de plus.
La poésie est fondée sur ce qui la fait être :
Le Poème.
La plus haute expression de l’Amour.
Le Recours.
Ce qui reste dès lors qu’il n’y a plus rien. Quand tout avoir s’est estompé. Le Poème est ce en quoi vivent par instants nos bribes d’êtres. Une brisure d’authenticité. Personne ne niera que nous parlons ici de… haute magie humaine. Contre cette véritable réalité – la magie humaine – les illusionnistes sont nombreux à tenter de nous convaincre que les billevesées quotidiennement assénées à nos oreilles sont « essentielles » à l’homme sous peine de chaos et cetera. Ils ne convainquent personne, sinon ceux qui sont déjà morts. Et certainement cela n’inquiètera pas les poètes.
En chemin vers le Poème – à l’instar de Luzi – nous ne croisons que des frères. Ce mot est au cœur de l’atelier poétique, un lieu de la fraternité. Une confrérie discrète et finalement silencieuse, malgré les vers et les apparences. C’est pourquoi ils se reconnaissent quand ils se rencontrent. Parfois un poète voit le poète en l’autre, sans que cet autre se connaisse poète.
L’heure viendra du coming out.
Cette position humaine de l’homme/poète, relié dans le Poème à l’intégralité de l’autre homme, est cela même qui autorise à parler ici, dans la situation de Mario Luzi, de poésie des profondeurs – ou de « poésie profonde », pour reprendre l’expression de Antoine Fongaro [Mario Luzi ou la poésie profonde, dans la revue Friches n° 68, hiver 1999–2000, p. 5–20]. Choisir le terme de poésie des profondeurs fait lien avec les profondeurs jungiennes. Comme Jung, Mario Luzi est un renaissant.
Il marche vers le Poème en lui – vers lui-même.
En cela, le Poème est plus que recours. Il est le seul Recours.
Et c’est au Poème qu’il convient d’avoir recours si nous souhaitons redevenir sans cesse les frères de l’atelier de Mario Luzi, ces hommes qui sont des humains construits ou reconstruits au-delà de la caricature d’hommes dont nous avons fonction trop souvent, plus en certaines époques qu’en d’autres. Et sans aucun doute plus en cette époque qu’en d’autres. Le poète est entré dans l’écoute d’un son qui bat en dedans du Poème. Le bruit de fond de l’Amour. Cela se joue dans chaque instant. Et ce qui se joue là, c’est cela que nous nommons poésie.
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