Notes pour une poésie des profondeurs [14]
Embarquement pour l’Infini : Antonin Artaud lu par Françoise Bonardel
Sortir le corps de l’humain
à la lumière de la nature
le plonger vif
dans la lueur de la nature
où le soleil l’épousera
enfin.
Antonin Artaud
Les éditions Pierre-Guillaume de Roux, poil à gratter du « milieu » éditorial parisien ont l’heureuse idée de rééditer l’essai de Françoise Bonardel consacré à Antonin Artaud, une édition revue par la philosophe, écrivain et spécialiste de l’alchimie. On commence seulement à mesurer, et la chose est bonne à vivre, l’importance de l’atelier de Françoise Bonardel et la force de la parole qu’elle porte de livre en livre. Une parole qui rappelle combien nous sommes, naturellement, des êtres verticaux et non ces choses rampantes devenues paradigme apparent. On pourra d’ailleurs l’écouter ici avec profit, au sujet de l’alchimie, ou encore plus récemment ici, à propos des enjeux spirituels de la culture. La parole de Françoise Bonardel devient de plus en plus présente car ce qu’elle expose et critique est de plus en plus évident aux yeux de nombre de nos contemporains. Et cette critique portée avec style par la philosophe contre la façon dont les temps présents tentent de déshumaniser l’humain en l’homme, d’occulter ce qui fait homme – la spiritualité, le rapport au sacré, la capacité alchimique de chaque être de se transmuer – était déjà présente dans l’œuvre de poètes (pas de hasard en cela) comme Daumal et Artaud. Poètes qui prolongent d’une certaine manière ce que fut l’état de l’être et de l’esprit des alchimistes d’autrefois. Daumal et Artaud ne disaient pas autre chose que Françoise Bonardel, quoique sous des formes différentes, au sujet du monde contemporain et de cet embrigadement mécanique dans lequel nous semblons être entraînés. Pessimisme ? Pas du tout : c’est de dévoilement dont parle la philosophe, et l’on comprend alors mieux sa passion pour l’alchimie perçue comme mode de vie, et donc comme philosophie (ici, au sens de Pierre Hadot). On lira à ce propos le livre essentiel de Françoise Bonardel, Philosophie de l’alchimie (Puf, 1993), maître livre qui a initié nombre d’intellectuels et d’écrivains à un autre regard sur le réel, dont plusieurs des acteurs de Recours au Poème. Maître livre dont l’action souterraine n’est pas encore mesurée.
Evidemment.
Artaud… alchimiste. Entre autres. Lecture et vision pour le moins iconoclastes par les temps qui courent. Artaud que l’on affuble de tant et tant de qualificatifs, récupéré par le « matérialisme » désirant ambiant, par le politiquement prétendument révolutionnaire dont on commence à percevoir les aspects naturellement totalitaires, Artaud dont on a voulu passer sous silence l’immensité de la vie intérieure, spirituelle, et non pas religieuse, spirituelle parce que non religieuse (au sens dogmatique du mot). Artaud, et sa souffrance intérieure, celle de qui mène au plus loin le processus alchimique de recréation, tant spirituelle que corporelle, ce que Jung appelait « processus d’individuation ». Alors, la vision de Bonardel lisant l’œuvre d’Artaud n’est pas iconoclaste, sinon en apparence. Tout au contraire, Bonardel redonne à Artaud sa dimension concrète d’homme/poète chercheur d’alchimie, Bonardel redonne à Artaud sa trajectoire étoilée. Celle que nombre de ses lecteurs récupérateurs ont voulu lui voler, et quelle pire trahison d’une œuvre, d’un homme ici – tant l’homme Artaud est inséparable de l’œuvre Artaud.
Antonin Artaud, homme/fragment de l’Infini.
Il est des coquins qui ont voulu ignorer l’importance de l’alchimie, et plus avant des recherches et lectures ésotériques d’Antonin Artaud, recherches menées en spirale d’être. J’écris « coquins » car c’est coquinerie de faquins que de considérer comme « inexistant » ce que l’on ignore soi-même, et c’est d’ailleurs l’une des caractéristiques de notre époque où nombre d’intellectuels autoproclamés considèrent que n’existe, dans le domaine de la pensée et de la poésie, que ce qui entre dans leur horizon personnel. Aveuglement et ignorance. Glorification de l’ignorance par aveuglement. Je ne connais rien à toutes ces choses-là, « alchimie », « ésotérisme », « René Guénon », les « théologiens négatifs »… Artaud lisait tout cela ? Quelle importance ? Sans doute parce qu’il était « fou », non ? Voyez-vous, je ne connais rien à tout cela, donc tout cela n’a aucune importance dans l’œuvre d’Artaud. Voilà ce que l’essai de Françoise Bonardel vient détruire, cette prétention extraordinaire de qui préfère ramener à soi un Artaud plutôt que de développer le travail minimum pour aller vers ce même Artaud. Vers son œuvre. Destruction et reconstruction car ce faisant, Bonardel redonne visage à Antonin Artaud. Et depuis la première parution de son essai, on ne lit plus Antonin Artaud de la même manière.
On le lit, tout simplement.
Et ce n’est pas un mince changement.
Lire Artaud avec l’apport de la culture profonde de la philosophe permet de sentir ce qui a été réellement vécu par cet homme/poète et de saisir combien ce qu’il a vécu dans sa chair est en correspondance avec ce qui est vécu par le Contemporain. Artaud a vécu la trame de notre vie collective en son être même. L’incroyable violence de son travail intérieur, de son insurrection (dans le sens originel du mot), se comprend alors à la lumière de l’appel dont il était investi, celui de produire l’insurrection de l’homme en son entier, une insurrection nécessaire à laquelle sa vie s’est identifiée.
Et cette insurrection ne peut être qu’intérieure.
C’est pourquoi, comme il le criait, Artaud a été le crucifié.
Celui qui occupe, sur la croix, la place de la rose.
Alors on peut continuer à ne pas lire Artaud tout en prétendant le lire. On peut continuer à ignorer l’importance de la pensée et de la pratique opérative alchimique, et prétendre comprendre le poète. On peut éloigner du bras ce qui gêne au nom de la « folie » et saisir uniquement ce qui permet de construire ses petites idéologies contemporaines.
On peut aussi lire Artaud à la lumière de la lecture de Françoise Bonardel, et respecter enfin ce que fut Antonin Artaud – homme/Poème.
Poète et homme insurgé.
On appréhendera alors l’importance métapolitique, au sens de métaphysique politique évidemment, de son œuvre. Et l’on comprendra ce qui pour nous, en ces pages, fait évidence : que le poète n’est autre que le témoin impersonnel du Poème, et que la dés-occultation du Poème par le poète authentique est acte profondément politique.
Le réel est en marche, Antonin Artaud nous l’a annoncé.
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