Notes pour une poésie des profondeurs (14)
« Tout est à recommencer », avec Octavio Paz [1]
Les lecteurs des poètes modernes sont unis par une sorte de complicité
et forment une société secrète
Octavio Paz
Tout est à recommencer
Octavio Paz
Dans cette parodie de monde où le bavardage insignifiant est devenu roi, il arrive que l’on entende de drôles de questions. Questions qui seraient banales si elles provenaient d’apprenants ou de personnes n’ayant pas eu la chance (immense) de bénéficier d’un apport de culture important, dans le cadre familial (la chance, cela se joue souvent là) ou national-éducatif (dans ce cas, on ne se lasse pas d’être surpris : une douzaine d’années d’éducation dans un cadre scolaire pour souvent si peu) ; questions moins banales quand elles proviennent de milieux dits cultivés, dans le monde de la poésie ou du journalisme/critique littéraire par exemple. Du côté de ce qui reste de la critique, il est étonnant de voir combien la culture poétique est devenue pauvre. Le peu que l’on lit ici conduit donc nécessairement à poser des questions angoissées. Du côté du monde de la poésie, la chose est différente. La question est la même. Elle n’est cependant pas angoissée. Simplement, le poète vit en décalage de son contemporain, quand il est véritablement poète du moins, et se fiche largement des questions théoriques ou syndicales. Poète, il est. C’est-à-dire qu’il est. Simplement. La question, donc ; nous sommes soumis à la « question », ce qui ne nous émeut guère – nous qui sommes conscients de la réalité contemporaine, le véritable « moyen-âge ». Car la barbarie, ce n’est pas hier. C’est ici et maintenant. Qui en doute ? Et cela ne nous éloigne pas de la poésie, au contraire. La présence contemporaine d’une telle barbarie est intrinsèquement liée au voile volontairement mis sur la poésie. Toute parodie de réel se doit de recouvrir d’un voile le réel profond, si elle veut se faire croire à sa propre existence. Il semble que ce simulacre de réel ait encore un peu d’efficience. Mais les temps lui sont comptés. Vient le temps des métamorphosés, c’est-à-dire des poètes marchant vers la profondeur du réel, autrement dit avançant hors de ces illusions que sont le temps et l’espace, marchant vers ce passé qui est un futur vivant dans le présent. Octavio Paz a lu Heidegger. Le poète était homme de culture. Il n’est évidemment pas de hasard dans le traitement que l’on veut faire à Heidegger ces temps-ci, traitement récurrent bien sûr – tant le philosophe effraie les tenants du simulacre. Heidegger ne fait pas peur du fait de son « nazisme ». Il fait peur du fait de sa capacité de destruction totale de la parodie de monde dans laquelle nous vivons. Ou pensons vivre, si nous n’avons pas compris ce que signifie « être pour la mort ». Cela signifie simplement : « naître ». Une question de bon sens : à quoi naissons-nous d’autre, sinon à une vie dans la mort ?
La question qui nous est souvent posée n’est pas celle-là cependant, bien qu’elle lui soit intimement liée. On nous demande : qu’est-ce donc que la poésie des profondeurs ? Immédiatement surgissent deux autres questions : comment expliquer rationnellement un état de l’esprit en grande partie extérieur à la raison raisonnante ? Et comment oser répondre à qui questionne : mais… avez-vous lu Paz ? Juarroz ? Valente ? Daumal ? Jean de la Croix ? Jung ? Heidegger ? André Roland de Renéville ? Le Breton du premier manifeste du surréalisme ? Celui de 1947 ? Le René Char de l’époque de ses entretiens avec Heidegger ? Ou encore : mais… lisez-vous Vermeulen ? Cela ferait tout de même une « rentrée littéraire » plus riche que les âneries assénées chaque matin par les « critiques » de la Collaboration. La réponse à cette question, qu’est-ce que la poésie des profondeurs ?, est une réponse vivante, c’est-à-dire en mouvement et en changement permanents et perpétuels ; lire les marcheurs de cette poésie est une première étape pour qui veut répondre. Car, ainsi que le voulait Paz, la poésie est œuvre, et il n’est pas d’œuvre concrète sans travail authentique : la compréhension de ce qu’est la poésie, en tant qu’elle est nécessairement poésie profonde, ne peut s’atteindre sans ce travail qu’est la marche en compagnie des autres marcheurs/poètes profonds. Les poètes évoqués plus haut posent la première pierre sous vos yeux. Qu’elle soit pierre d’escalier ou de fondation, la démarche est la même. L’apprenti poète, s’il s’est personnellement reconnu comme apprenti poète et non illusoirement déjà considéré comme poète sur la base de ses trois premiers médiocres vers, peut alors poser le pas sur cette pierre, et ainsi commencer à construire lui-même l’escalier, cet escalier qui s’élèvera tandis que le poète avancera dans la perspective de rencontrer l’étoile autrefois recherchée par les alchimistes, mais aussi par Breton, Artaud ou Daumal ; ou alors, il peut polir cette pierre et construire peu à peu l’édifice de lui-même, se construire comme poète, c’est-à-dire comme homme. Car l’homme, partie participative de la vie, est par nature partie prenante de la poésie qu’est le monde, c’est-à-dire du Poème. Vous me direz : mais… vous ne répondez pas à la question ! Cela est faux. Je ne cesse de répondre à la question, mot après mot. Le déficit de travail personnel menant à l’incompréhension de ce qui est explicite n’est pas le fait de ce que nous expliquons sans cesse. Quiconque attend une réponse fixe et rationnelle ne peut comprendre ce qu’est la poésie en sa profondeur : l’autre du rationnel, son extérieur. Une altérité. Le réel qui se situe au-delà de l’apparence illusoire de la réalité. Pour saisir la réponse à la question, il ne suffit pas de la poser : il faut vouloir écouter la réponse. Et ce vouloir, personne ne peut le vouloir à la place de celui qui questionne. Nous ne pouvons apporter que des pistes. C’était aussi la démarche d’Octavio Paz quand il écrivait : « L’événement de cet étant futur de poésie totale suppose un retour au temps originel. C’est-à-dire au temps où parler était créer ». Et ailleurs, au sujet de la manière dont la poésie est mise actuellement en exil : « Les conséquences de cet exil de la poésie sont chaque jour plus évidentes et plus redoutables : l’homme est un être banni du devenir cosmique et de lui-même ».
J’imagine que l’on n’osera pas, depuis la pyramide de son inculture, accuser Octavio Paz d’être un charlatan new âge ?
Agir depuis la profondeur même du Poème, être la poésie même en sa profondeur, cela ne se théorise pas : cela se vit. « Ici déjà je fus », écrit Octavio Paz. La poésie des profondeurs est cela même qui, conscient de l’être dans la mort, renaît en permanence par le mouvement de la métamorphose perpétuelle et permet à la vie de marcher sans cesse. La réponse est claire, et c’est pourquoi Daumal nommait cette poésie « la guerre sainte ». Nous, Recours au Poème, ne doutons absolument de rien, tout comme Paz ne doutait de rien : « La victoire de la poésie est le signal de la fin de l’âge moderne ». La poésie des profondeurs n’est rien d’autre que ce signal. Que voulez-vous, nous ne pouvons rien à ce fait : la poésie est l’authentique palais du roi, là où ce qui est nommé est.
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