Notes pour une poésie des profondeurs [2]
Autour de Ricardo Paseyro
Depuis lors, j’ai continué à vivre tous les jours. Mes poèmes ne le disent pas : ils traduisent mes preuves de l’au-delà. Pour devenir de la poésie, la parole doit passer par l’autre monde. La réalité s’invente ; je vois ce que voient mes poèmes.
La trinité du poète : avoir du talent, être cultivé et rester fou. Que celui qui s’en montrerait incapable aille se pendre à un arbre, cela vaudra mieux pour lui.
Si je me pends, on saura bien pourquoi.
[Ricardo Paseyro, octobre 1965]
Ricardo Paseyro est mort dans l’indifférence poétique presque générale en 2009. Son œuvre ne peut que revenir sur le devant de la scène, une fois disparus les derniers fanatiques qui lisent d’abord les opinions politiques des poètes, au détriment de ce que disent leurs travaux. Paseyro a beaucoup aimé une France qui quant à elle aimait beaucoup le communisme, ce que le poète détestait. Situation compliquée. Poète et homme contradictoire, Paseyro a été proche de Neruda avant de se détacher du gourou et d’en être l’un des principaux adversaires (s’opposer à Neruda vous met un peu en disgrâce en France d’après ce que l’on me rapporte), écrivait dans une presse très marquée à droite, dirigeait la revue Contrepoint, se tenait proche de Raymond Aron, tout en discutant par lettres avec Debord. Drôle de personnage. Sans doute incompréhensible dans une ville – Paris – qui aime les étiquettes tranchées. Un drôle de quidam. On ne s’étonnera pas qu’il ait été édité par Dominique de Roux à la fin des années soixante du siècle dernier (Le mythe Neruda, L’Herne, 1965). On ne contestera pas que l’éditeur Dominique de Roux avait l’œil.
Neruda perçu en tant que « mythe », par un poète qui avait la particularité d’avoir travaillé avec le poète communiste. Cela ne pouvait guère enthousiasmer en une période, le dernier tiers du 20e siècle, qui écoutait un Sartre affirmer que tout anti communiste est un chien. La phrase est répétée à satiété, elle est célèbre. On en vient parfois à reprocher à ceux qui y font référence de la dire et redire. Il est vrai qu’elle ne grandit pas le bonhomme ni sa posture de philosophe. Je parie moi que Sartre aura disparu depuis longtemps dans les ruines de la littérature tandis que la poésie de Paseyro s’y épanouira librement. C’est l’intérêt du temps qui passe, le tri sélectif. Il y a une écologie de la littérature, et Sartre n’y échappera pas. Du reste, on se demande bien qui le lit encore ? Pour Sartre, Neruda était une idole. Pour Paseyro, c’était juste un anti poète. Sartre et Neruda, deux fictions. Supercheries et simulacres. On comprend que Paseyro et Debord aient eu des choses à échanger dans l’intimité d’une correspondance manuscrite. La France est tout de même un espace surprenant : Paseyro est connu dans la contrée pour son combat anticommuniste et ses diatribes contre Neruda. On y lit peu sa poésie. Cela s’explique par un étonnant trait de caractère collectif qui tarde à se corriger : du côté de Paris, on lit les écrivains et les poètes en fonction de la doxa dominante, toujours imprégnée d’une sorte d’amour pour la Geste révolutionnaire du communisme. On oublie simplement de remarquer que de Geste, de révolution et de communisme, dans la réalité vraie de la vie des hommes, il n’y eut guère. On place Neruda ou Sartre au centre et on regarde autour en fonction des « grands hommes ». Passons vite notre chemin, cette conception salissante de la vie reflue.
Non, Paseyro ne fut pas que cela, l’anti Néruda par excellence. Il était surtout un poète. Un grand poète. Lui ne plaçait pas l’amour des sociétés totalitaires au centre de ses espoirs, il voyait plutôt la poésie et l’acte poétique au cœur du réel, vision qui explique aisément sa critique du délirium tremens pro Neruda malencontreusement toujours à la mode dans les arrières cours parisiennes. La poésie au cœur :
Si l’air est ciel et non cendre froide,
si le temps existe et n’est point un infini endormi,
si la frontière de la mort tremble,
haute raison du monde que la parole !
Poésie seule : le reste n’est rien.
[Poésie seule…, dans Mortel amour de la bataille]
Voilà pourquoi la mainmise faite sur la poésie par la politique stalinienne et ses « poètes » relais en France comme ailleurs ne pouvait que révulser Paseyro. Les mimes contemporains qui poursuivent leurs éloges des timoniers d’hier n’ont semble-t-il pas compris grand-chose aux récentes évolutions du monde. Et de la poésie. Que des hommes aient été entraînés dans le mouvement des folies du siècle passé, cela s’explique. Se comprend même. Le mouvement entraîne, c’est un fait. Que l’on se rejoue ce même genre de folie, cinquante ans après ou presque, à l’abri des citrons bio de son balcon bobo en plein cœur de Paris pourrait prêter à rire… si cela ne faisait pas tant de mal à ce qui importe, la poésie justement. La palabra muerta de Pablo Neruda, tel était le titre en espagnol du pamphlet de Paseyro. Plus fort que celui choisi par Dominique de Roux, en ceci que la « parole morte de Neruda » n’est pas seulement celle de ce poète, elle est aussi celle de tous ceux qui s’inscrivent dans cette vision, antipoétique dirait Paseyro.
Et entre les lumières de l’ombre éternelle
Je décline la pensée en déroute
Le poète né en Uruguay, devenu français après avoir épousé Anne-Marie Supervielle, vivait à Paris. Ses premiers poèmes traduits en français l’ont été par son ami Armand Robin, autre grand poète de la Parole. Ses textes placent l’âme au centre de la poésie, en un lien essentiel autant qu’existentiel entre notre âme et celle du monde. Paseyro n’aurait pas refusé d’être considéré comme un poète plotinien, ou bien proche de la nuit obscure de Jean de la Croix. Car sa poésie est ici, à cette échelle. On comprend mieux son énervement devant le succès des Neruda et consorts. Devant le fait que l’anti poésie s’installe virtuellement en lieu et place de la poésie. On comprend mieux son rapprochement avec Debord. En cette époque de vie en dedans du simulacre, il importe de bien choisir ses amis. Paseyro et Debord étaient du côté de l’Art poétique quand « du vertige de l’eau / tout à coup s’élance une mouette blanche ».
L’âme, dans son face à face avec les dérives du matérialisme contemporain. Capitalisme et stalinisme, deux versants d’une même médaille anti humaine. La poésie, c’est une prière. Et Paseyro en appelle à l’acte sacré qu’est le poème. Il plonge dans les profondeurs du silence vrai, en quête d’une révélation, celle du verbe créateur de la réalité. De la vie. De nous-mêmes. Cela même que nous avons oublié, le plus que réel. On ne le voit pas assez mais l’héritage concret, réel, du surréalisme est ici et non ailleurs, certainement pas dans les officines bio-gauchisantes, mais bel et bien dans cette poésie qui en appelle au poème comme réalité profonde. Comme recours.
L’enjeu n’est pas anodin : il y va du dialogue, par le poète, entre l’homme et l’univers. Entre les pans divers de la réalité. Et cet enjeu est en effet une « mise en jeu » profonde. Le Grand Jeu, le véritable grand jeu de nos existences. C’est cela même que la poésie met en jeu, nos existences. On ne se trompera pas, au moment du choix.
On lira Paseyro.
Dans la haute mer de l’air,
entre de vieilles montagnes et des châteaux
de pins, là où gît
abandonnée une neige qui fut reine
du ciel ; dans l’impassible
courbe solitude qui m’entoure,
j’en viens à chercher mon cœur,
j’en appelle à tuer – venez, rapides faucons ! –
cette mémoire qui est repaire de fauves,
brisez, éclairs, les jougs de ma poitrine,
donnez-moi, étoiles, l’ouragan de lumière.
Tous les textes cités ici le sont dans la traduction de Yves Roullière
Pour lire Ricardo Paseyro :
L’excellente revue Nunc a consacré un important dossier au poète en son numéro 5. Dirigé par Yves Roullière, il comporte des essais, un choix de poèmes et un entretien. Des poèmes de Paseyro avaient déjà paru dans le numéro 3 de la même revue, éditée par les éditions Corlevour.
Ici : http://www.corlevour.fr/spip.php?rubrique14
Ces dernières sont les actuels défenseurs de l’œuvre du poète puisque Corlevour maintient l’accès à deux ensembles de Paseyro :
Dans la haute mer de l’air et Mortel amour de la bataille, 2003.
L’âme divisée, 2003.
Plus d’informations sur ces ouvrages ici : http://www.corlevour.fr/spip.php?auteur102
Sinon :
Circonstances aggravantes. Mémoires politiques et littéraires, éditions du Rocher, 2007.
Jules Supervielle, le forçat volontaire, éditions du Rocher, 2002.