Notes pour une poésie des profondeurs [6] Ceux que nous sommes
Souvent l’on entend plaintes et lamentations sur le thème du malheur contemporain de la poésie. La Dame serait mise à l’écart, peut-être même exclue du champ littéraire. La poésie n’aurait pas la place qu’elle mériterait dans les librairies. Cette manière de plainte est de notre point de vue choquante, ancrée expressément dans une vue commerçante de la poésie alors perçue comme formant livre − ce dont nous doutons fortement. Au fond ou au plus profond, nous pensons exactement le contraire.
Nous pensons dans un ailleurs.
La poésie n’a pas sa place dans les lieux marchands du livre parce que sa place n’est ni dans un espace marchand ni dans un livre (si ce n’est pour des raisons conjoncturelles de présence formelle en dedans de l’état provisoire de nos sociétés). La poésie n’est pas exclue du littéraire, pas plus qu’elle n’est mise à l’écart de ce champ. Bien que paradoxalement elle soit effectivement, par nature, à l’écart du littéraire. Les lamentations reviennent périodiquement mais elles sont fondées sur ce postulat qui, de notre point de vue, est erroné. À nos yeux, la poésie ne peut être mise à l’écart, bien que se tenant à l’écart, pour une raison simple : elle n’appartient pas au champ de la littérature. À celui de l’art – au sens ancien, traditionnel – de ce terme, oui, sans aucun doute. À l’espace du littéraire ? Non. Quand nous pensons ou que nous formons une image mentale de la poésie, ici, dans l’aventure en cours − ou plus précisément « réactivée » ou « réinitiée » en ce moment précis − de la poésie et des poètes des profondeurs, nous entrevoyons une lumière difficilement accessible, prenant la silhouette douce d’une étoile, et cette image est peu dicible. Évanescente, diffuse, peu solidifiée, cette lumière n’apparaît jamais une fois incarnée en-dedans de nos intellects sous la forme d’un livre ou d’une « conception de la littérature ». De façon simple, nous pourrions dire qu’elle ressemble à une danse qui, parlée depuis le même point, aurait figure simultanée de chant.
La poésie est en son essence un dehors du littéraire. Elle est l’expression symbolique, c’est-à-dire résonante, du Poème. En dedans comme en dehors de nous, des lieux qui n’ont que l’apparence de la séparation. Nous savons bien que ce n’est pas la terre qui tourne et nous n’avons plus l’âge de tomber dans les pièges ridicules de ceux qui séparent.
La poésie ayant à voir avec le Poème Parole de l’origine se situe plutôt du côté de Delphes. Elle converse avec nous par le truchement des transes de la Pythie. Et elle nous confronte au cri de Merlin. Dans le souffle qui anime et la parole créatrice de réel, la poésie est un jeu qui se perpétue en même temps depuis, dans et par le Poème. Vision du chemin autant que chemin se bâtissant au long de la marche sur ce chemin même. Une succession graduée de voyages au cœur de cet extraordinaire voyage/vaisseau qu’est le Poème, le long d’une chaîne d’or très ancienne et cependant perpétuellement rajeunie. Que pourrait bien venir faire ici le littéraire, sinon sa modeste part affirmant ouvertement qu’elle participe du poétique, c’est-à-dire de la recréation incessante du créé, si l’on veut bien en croire l’étymologie grecque du mot « poésie » ? On l’aura compris : les poètes contemporains des profondeurs se reconnaissent entre eux et reconnaissent d’un même élan le caractère sacré de l’acte poétique.
Le sacré, ce que nous affirmons ici comme étant l’entièreté du réel.
Il n’est de réel que sacré.
Et par continuité naturelle, il n’est d’image que symbolique. Le reste, tout le reste, est bavardage en-dehors du réel de la Parole, ou imagination en dedans de ce virtuel sans consistance qu’est le Simulacre.
Il n’est d’autre réel que le Poème.
Ce seul réel, le Poème en tant que lieu ou point du sacré, est à la fois – simultanément − et de façon non contradictoire, la cathédrale de la vie/Poème et le chantier en construction permanente de cette même cathédrale. Vivant ainsi sous l’affectueux couvert du Poème, quel crédit pourrions-nous accorder aux minuscules affaires du quotidien de prétendus « mondes » autoproclamés de la « poésie » ou de la « littérature » ? Nous passons notre chemin. Les voies ne sont autres que vaguement parallèles. Que l’on ne se méprenne pas : ces manières de dire ne recèlent aucun élitisme. Elles font simplement l’évident constat de la coexistence d’espaces différents. Concrètement, ce constat est le contraire de toute forme d’élitisme : il est très exactement affirmation des différences. Cela est parfait. Et de fait, nous ne rejetons aucune forme se présentant à nous au nom de la poésie ou du Poème, si ce ne sont des formes assujetties aux franges obscures de l’anti poésie, parfois sous l’apparence de la poésie même. Nous n’oeuvrons pas et n’oeuvrerons pas à la gloriole des collaborateurs du présent. Mais nous pouvons donner à lire des formes de poésie fort éloignées de ce que nous sommes. Pourquoi ? Nous répondons par une autre question : qui peut savoir à l’avance les lieux où parviendront ceux qui se sont engagés, sous une forme ou une autre, sur le chemin du Poème ? Notre affection pour la Pythie de Delphes n’est pas volonté de voir dans un quelconque avenir : elle est croyance profonde en cette vie extraordinaire que forme chaque instant présent. Notre Pythie regarde un seul avenir : celui qui se vit ici et maintenant. On nous trouvera un tantinet « prophétiques » ? Sans doute. C’est une rançon nécessaire à payer en un monde, ou plutôt en cette partie minoritaire du monde et cependant pour l’heure dominante en laquelle nous vivons, qui est entré dans une époque d’ignorance des possibles et des réels contenus en ce simple mot − « prophétie ». Mais au fond cela ne nous intéresse guère. Nous vivons en dedans de la préoccupation du Poème, et cela engage concrètement, à chaque instant, dans nos chairs, ces vies mêmes que nous vivons. Et cela ne va pas sans dangers. Sans doute ces mots donneront-ils un sentiment de rejet et même d’exclusion à d’aucuns. On voudra y lire quelque violence. Que nous importe ? Nous ne sommes pas en dedans des cerveaux de tout un chacun et chacun est pleinement libre de vivre ses propres névroses, fussent-elles malencontreusement nourries par la présence de ceux que nous sommes.
Nous avons dissout en nous les scories du monde prosaïque, extrait le peu de poésie contenue dans la prose, vécu le dévoilement du Poème en-dedans de nous, et assumé le possible des coagulations à venir. C’est pourquoi nous affirmons la nécessité du Recours au Poème. Nous sommes devant cette évidence dont parlait René Daumal et de lui, de son engagement en dedans de ce même Poème, nous avons appris le sens profond de ce qu’il nommait à juste titre « la guerre sainte ». L’entrée dans le Poème est une porte étroite que nous commençons à peine à entrevoir, au loin ; nous ne savons rien de cela, mais nous sommes prêts à co/naître, disponibles pour cette Parole sans cesse perdue et renaissante qu’est le Poème. La poésie se vit dans l’être, au-delà de toutes les formes d’avoir. La poésie est un acte sacré et les poètes sont les mystagogues du Poème. Rien n’a vraiment changé depuis Éleusis. Au loin se tient la voûte étoilée et les marches de l’échelle sont difficiles à gravir. Pourtant la simple prise de conscience de la réalité de ces marches à gravir vaut comme naissance au réel de la vie et du Poème. Nous ne disons ici rien de « religieux », au sens galvaudé de ce mot. Nous ne croyons ni n’accordons de crédit aux prétendues religions, même si nous connaissons les fondations authentiques dont ces religions ont dévié. Mais cela non plus n’a guère d’importance. Ce qui importe se situe très exactement au cœur de ce mot « religion », en ce que ce mot exprime le lien profond entre les divers pans de la réalité, alors vécue en tant que plus de réel. Et cela se vit opérativement en-dedans de cette part des hommes que nous sommes, cette part qui brûle faiblement dans les ténèbres de l’ensemble formant homme, cette part qui est « reliée » à l’entièreté du Poème. C’est ce temple qui accroît sa présence en dedans du poète, le construisant lui-même comme Temple du Poème, tandis qu’il prononce les mots de sa poésie. Des mots issus de la source Poème. Comprendra-t-on ici combien cet état de l’esprit est fondamentalement en rupture essentielle avec le faux monde que nous pensons rationnellement avoir construit tandis que, au plus profond de sa solidification, nous n’en sommes que des pantins, maillons d’une chaîne dont l’insensé s’apparente aux images filmées par Chaplin en ses Temps Modernes. Comme toute chose, la chaîne de la réalité existe en miroir de son envers. Nous parlons ici de la chaîne des hommes authentiquement humains, c’est-à-dire profondément poètes, une chaîne qui vit en miroir de la chaîne des hommes transformés en machines par cette même machine que nous croyons avoir construit. Il y a là, dans cette mécanique inhumaine se présentant comme étant un progrès humain, quelque fanatisme proprement effrayant. Nous ne mangeons pas de ce mauvais pain là même si nous pouvons en jouer.
Nous avons rencontré le Poème, et nous y avons cru.
Cela suffit.