Notes pour une poésie des profondeurs [7]
L’appel au Recours au Poème n’est pas un appel à la mise en actes d’une quelconque « secte » politico-poétique ou cybernético-poétique. Bien au contraire, en tant que mise en ordre d’un agir chevaleresque en vue de la réalisation de l’utopie du Poème, ce pourquoi il nous arrive d’employer le mot « sacré », ou plutôt de la redécouverte presqu’archéologique de cette utopie dans le désert du réel se posant prétentieusement comme unique réalité, l’appel au Recours au Poème est par nature ouvert à toutes les formes de poésie authentiques, pour peu qu’elles se présentent authentiquement devant nous. Cela ne signifie aucunement que chacun des acteurs formant Recours au Poème aime ou même apprécie telle ou telle forme de poésie. La problématique est ailleurs : il faut bien que l’état des lieux soit fait, que le travail soit mis en œuvre concrètement, ou pour le dire autrement : il faut bien que nous mettions en situation l’état des lieux de la poésie dans son rapport au Poème. Toute création d’une situation nouvelle, en particulier si elle vise à renverser l’état ancien d’un monde mort sous nos yeux, passe par l’évaluation des situations ou des forces en présence. C’est ce que nous faisons, sans jamais perdre de vue l’axe essentiel de l’aventure exploratoire en cours : l’appel au Recours au Poème est un appel à la vie vivante, et cet appel, de ce fait, est profondément révolutionnaire. On nous demande souvent de nous expliquer à ce propos.
Nous y sommes donc.
La question de notre position par rapport au Spectacle et à son évolution sous forme de Simulacre, puisqu’il s’agit au fond de cela, ne nous concerne pas. Cette question n’a pas lieu d’être. Pourquoi ? Nous considérons que le Spectacle et le Simulacre ont abdiqué toute forme d’existence concrète, malgré les apparences. Le Spectacle/Simulacre est lui-même, aujourd’hui, réifié en sa propre image. Devenu l’image qu’il produit de lui-même, le Spectacle/Simulacre peut donner l’illusion de son existence concrète, cela n’en fait pas un état de fait substantiel. Nous avons pris acte de la mort du Spectacle/Simulacre concret et de sa momification. Cette mort a été ouvertement mise en lumière lorsque Guy Debord, en un acte que n’eut pas renié Netchaiev, a mimé l’acceptation de sa propre récupération par l’une des chaînes télévisuelles de la Propaganda médiatique ; lieu médiatique qui de son côté mimait la volonté de rendre hommage au philosophe. Faisant alors semblant d’accepter, et donc de rentrer dans le rang, l’année de sa mort, feignant d’être récupéré par des individus prétendant, d’une certaine manière, découler du situationnisme - il n’est aucune limite aux prétentions en ce genre de domaine - Debord a donné le film autobiographique qui lui était alors demandé. Ce film a été diffusé comme prévu. Mais au moment de cette diffusion, Debord s’était déjà suicidé, montrant par ce geste de liberté absolue que rien n’est récupérable par un Spectacle/Simulacre qui prétend être le récupérateur par excellence. Après l’avoir révélé au monde, Guy Debord a tué le Spectacle/Simulacre.
Nous avons pris acte de ce fait.
Nous prenons acte de la mort du Spectacle/Simulacre.
Par conséquent, cet appel à la vie que forme Recours au Poème s’inscrit très exactement en dehors du camp de concentration mental que le Spectacle/Simulacre a voulu imposer à nos existences, et ce depuis la mise en œuvre de l’industrialisation des vies humaines comme de l’ensemble de la vie. Cet état de fait qui apparaît comme une évidence est justement ce qui, de notre point de vue, n’a pas – ou plus – d’existence. Il en découle cet autre état de fait absolument extraordinaire et merveilleux : la révolution est de nouveau à l’ordre du jour. Elle est même déjà commencée. Or, nous pensons que la révolution ne peut être que révolution de l’entièreté de la vie. Le mot d’ordre est encore et toujours celui de la refondation de l’entendement humain. Sous tous ses aspects. Ainsi, nous ne pensons pas le mot « révolution » dans un sens marxiste, bien que nous n’éludions pas l’apport des œuvres de Marx, parmi d’autres, en un tel domaine, nous ne sommes tout de même pas complètement fous, nous n’envisageons pas, disais-je, le mot « révolution » comme un vocable identifiable sur le plan politique, quel que soit le mot en –isme que l’on voudrait accoler au concept de « révolution ». La révolution est de notre point de vue un bouleversement de l’homme en son entier, en même temps intrinsèque et extrinsèque à l’homme. Ceci ne peut exister hors du poétique. Une révolution qui transforme le tout de l’homme et de la vie, en dedans et en dehors de tout ce que sont l’homme et la vie, une telle révolution ne peut être que poétique. Par conséquent, la révolution en cours, ayant pris acte de l’abdication par infatuation du Spectacle/Simulacre, sera poétique ou elle ne sera pas.
Nous postulons que chaque élément du réel tel qu’il se présente en un moment donné à nos yeux peut être intégralement, entièrement, immédiatement, abattu par le simple levier de la force révolutionnaire qu’est la poésie mise enfin au service du Poème. Le réel n’est autre que la mise en situation de ce que nous voulons, en face du réel que l’on veut nous imposer. Ce « on » étant entendu au sens que le groupe réuni sous le couvert de la revue Tiqqun donnait autrefois à ce mot. Debord a pertinemment établi l’état de guerre dans lequel nous sommes. Cette guerre n’est pas celle du capitalisme contre tout un chacun, bien qu’elle revête aussi cette forme ; cette guerre n’est pas celle d’une oligarchie s’empiffrant avidement sur le dos de la majorité des êtres humains, bien qu’elle puisse aussi revêtir cette forme ; cette guerre n’est pas plus celle de la myriade de volontés politiques s’affrontant à la myriade de leurs contradictoires, ni celle de la sauvegarde des lapins contre les pollutions humaines. Bien que cette guerre puisse aussi revêtir ces formes. Parmi tant d’autres. Nous n’en ferons pas ici le catalogue.
Cette guerre est une guerre de situations contre situations.
Nous vivons ce temps précis où les situations que nous sommes capables de mettre en œuvre sont situations dans la guerre qui se mène en dedans de la machine, contre les situations que les tenants de cette dernière tentent de nous imposer. La plus extravagante de ces situations étant cette situation contemporaine où le Spectacle/Simulacre, mimant la perpétuation de son existence, prétend nous empêcher de mettre en actes des situations contraires, démontrant la réalité de son décès. La question stratégique qui se pose donc au cœur de ce conflit, violent et dangereux, mettant à mort souvent ceux qui y engagent leurs forces, est donc celle de la mise en œuvre d’une situation contraire de la situation à nous aujourd’hui imposée. Cette guerre, Daumal en son dernier poème la qualifiait de « sainte ». En nos soirées romantiques, il nous arrive, avouons-le, de trouver un accord avec cette position. C’est pourquoi, de l’intérieur même de la machine et à la vitesse même de cette machine (au moins), nous en appelons à la mise en situation de la poésie face à face avec l’anti poésie à l’œuvre. Recours au Poème n’est pas seulement un appel. Recours au Poème est une Table ronde autour de laquelle se réunissent ceux qui voient dans le Poème le tout du réel de la vie. Et cette vision est un acte révolutionnaire.