Ni Dieu, ni maître, ni moi.
Jean Rousselot
Il faut lire Jean Rousselot. Et pourquoi pas le découvrir grâce à ce beau Présence de la Poésie signé François Huglo. Pour ma part, j’ai commencé à lire Rousselot dans les années 90 du siècle passé, alors que nous n’étions pas encore entrés dans l’ère de la Grande Catastrophe Capitaliste Universelle. Du moins sa plus récente étape. On tuait déjà, un peu partout, en particulier dans une Europe au sujet de laquelle la propagande des libertaires/libertins émancipés nous disait qu’elle était un espace sans guerre depuis quarante ans, ceci en pleine… guerre (s). Dans les Balkans, à Chypre. Ailleurs, partout. Ce monde est une Image. À cette époque, Rousselot était proche de la fin de sa vie, malade, souvent désabusé. Observer l’humain, cela vous mine un homme. Même un poète de cette trempe. Car c’est bien de la trempe de Jean Rousselot dont nous allons parler ici. Et il faudra s’arrêter sur sa vie, laquelle est loin d’être anodine. On aimerait en croiser souvent de cette sorte. Rousselot, c’est un parcours humain sous la voûte de l’ « indivisible Adam ». L’expression est de lui. Et cela semble résumer son parcours humain et son parcours poétique. Les deux étant d’ailleurs irrémédiablement liés, dans l’ensemble de la vie du poète.
Poète, critique, essayiste, romancier, traducteur, diariste, épistolier, engagé dans le milieu littéraire (Syndicat des écrivains, Société des Gens de lettres), directeur de revues, ami de nombreux poètes, et non des moindres, Cadou par exemple, Rousselot était dans ce monde, le microcosme éditorial de la poésie, alors un peu plus ample, et cependant avait un certain recul, ce qui pouvait le rendre incisif et même caustique vis-à-vis de tout se qui présente parfois comme poésie mais n’en a que le semblant. La chose est connue et fréquente, elle hante les revues de poésie contemporaine. À en croire ses proches, la bêtise ambiante du « milieu » l’amusait souvent. Mon ami Gwen Garnier-Duguy m’a raconté qu’au temps où il eut l’occasion de raccompagner parfois en auto Jean Rousselot à sa demeure de L’Etang-la-Ville, le vieux poète sur le départ ne se privait pas d’indignations lui faisant battre le sang. On le comprend. Il règne ici-bas, parfois, une telle prétention, on se croirait dans la cour de récréation de khâgneux pré-pubères.
Avec Rousselot, c’est autre chose. On est ailleurs. Au cœur d’une œuvre, d’un homme/lieu créant sa poésie tout en étant à chaque instant recréé, revitalisé par elle. Un mouvement de respiration, vivre, poète en poésie, la poésie dans le poète, tout cela est inséparable, et peut parfois rendre un peu, en apparence, prophétique. Forcément, ce n’est pas une mince affaire cette histoire ! Et cela peut dépasser l’entendement. On le comprendra sans peine. La compréhension appelle d’ailleurs le pardon amical. Et l’homme, avec une telle expérience de vie, de poésie, de poésie dans la vie et de vie dans la poésie, et la mort, car la mort n’épargna pas l’homme Rousselot, cet homme-là pouvait se permettre de pardonner aux hommes parfois creux rencontrés sur le chemin. Ce qui ne l’empêchait pas de dire sa pensée. La sincérité et le pardon ne sont pas incompatibles.
Le poète Jean Rousselot, c’est d’abord une enfance de son temps, celle de la Grande Guerre, et de la perte d’un père qu’il n’a pas eu le temps de connaître. Un père mort à Verdun. Dire cela, simplement, « un père mort à Verdun », cela devrait calmer, rendre serein, apporter un peu de distance, donner du recul à quiconque est aujourd’hui préoccupé de sa petite image ridicule dans un monde littéraire lui-même devenu pathétique. Mais l’époque ne semble pas être à la décence. On se préoccupe de la taille de son portrait sur internet sans avoir même commencé à écrire un poème digne de ce nom. Et on ne lit pas beaucoup, ni ses contemporains, ni les poètes d’hier. Drôle d’époque. Rousselot vient d’un autre monde. Celui d’une enfance sans père, sans mère. Celle-ci ne le « reprendra » qu’au début de l’adolescence. Il est des vies qui se construisent à coup de burin. Le jeune poète écrit ses premiers poèmes dès l’adolescence, dirige sa première revue en 1932/1933 (Jeunesse), avec Robert Kanters, publie entre autres Jean Cayrol, puis fonde Le Dernier Carré, revue qui accueille les textes de Joë Bousquet ou Michel Manoll. On ne joue pas, on ne s’imagine pas futur académicien à peine sorti du berceau, on ne prétend pas être l’auteur d’une œuvre du haut de ses quarante vers vaguement publiés. On vit la poésie. On est poète. C’est autre chose. Un autre moment. Il y a la politique. En 1934, Jean Rousselot est trotskyste. Pas simple dans ces années-là, on peut en mourir. On en meurt d’ailleurs beaucoup deux ans plus tard en Espagne. Pas tant sous les balles des fascistes que sous celles des camarades du Grand Soir. Il fallait du courage, alors, pour être trotskyste. Une manifestation et un coup de matraque ou une balle de la police montée était vite arrivée. Aucun manifestant n’avait le temps de consulter son compte face book en arpentant les rues de Paris. C’est l’époque où Rousselot publie vraiment ses premiers poèmes.
Front Populaire. Rousselot est reçu commissaire de police. Eh oui, on peut être poète et commissaire de police dans un monde perçu comme non manichéen. Et le monde est non manichéen, n’en déplaise aux petits curés modernistes du noir et blanc conflictuel. Commissaire Rousselot. La fonction sera utile en temps de résistance. La police de Vichy ne fut pas composée que de salauds. Elle comptait un poète dans ses rangs. À Vendôme, le commissaire Rousselot contribue aux activités de la Résistance, cache des évadés, empêche l’arrestation des Juifs de la ville. Il sauve le poète du Grand Jeu Monny de Boully, dont on aimerait la réédition des œuvres par un éditeur contemporain. Il entre en relation avec Marcel Béalu, Max Jacob. Il vit. C’est un poète. Les poètes vivent et agissent. Ils vivent dans la vie, et agissent dans la poésie de la vie. Ce sont des poètes. En 1943, Jean Rousselot s’engage dans les FFL. Un homme de trempe, je vous le disais. Rousselot n’a pas besoin de faire croire qu’il résiste. Il résiste. Point. Membre du CNR, il vient à Paris après 1945, quitte la police, devient « homme de lettres », vivant de son écriture. Jusqu’à la fin de sa vie.
De lui, Joë Bousquet disait :
« Il est l’un des seuls qui tiennent devant cette stupeur que j’entrevois pour le jour où les hommes s’éveilleront de l’hypnose intellectuelle et franchiront la partialité glaciale où, désormais et depuis longtemps, toute pensée s’étale. Rousselot sait saisir l’acte dans la pensée qu’il exprime : il sait réduire la phrase à cette densité simple qui fait d’elle un élément de composition ; aussi ce qu’il écrit respire et on peut le concevoir sans ruiner son innocence ».
Comment pourrions-nous ne pas l’aimer cet homme-là ?
Et Jorge Carrea Andrade, depuis l’Equateur :
« La poésie de Jean Rousselot est, dans une forme d’une grande sobriété, un éminent travail de l’intelligence, un témoignage sur l’époque – de sang et de ruines – et un instrument de fraternité humaine. Il y a en elle l’angoisse de la solitude, un permanent examen de conscience et une exaltation orgueilleuse de la vie intérieure ».
Oui, comment pourrions-nous ne pas aimer cet homme, celui qui n’avait pas peur de l’exaltation, même orgueilleuse, de sa vie intérieure. Recours au Poème se sent à l’aise ici. Il y a un monde entre l’orgueil d’un Rousselot et celui d‘hommes creux aux dents longues mais… illusoires. Tous les orgueils ne se valent pas.
Et le courage de Rousselot ne s’est pas estompé après 1945. Dès 1956, il s’oppose aux volontés hégémoniques du Grand Frère soviétique, au sujet de la Hongrie, pays qu’il connaît bien et dont il connaît assez la poésie pour écrire sur ses poètes et orchestrer des anthologies. Un homme de trempe. Jean Rousselot n’acceptait pas que l’on accuse les intellectuels de Hongrie d’être des « fascistes », l’insulte facile, toujours, hier comme aujourd’hui, dans la bouche des prétendus détenteurs du « vrai », de la « pureté révolutionnaire », imbéciles essentialistes qui s’ignorent contraires de ce qu’ils se prétendent. Le pire. Toutes les époques ont leurs imbéciles en robes de pureté. Rousselot en a croisé, aussi. Ainsi, il devait éditer chez Seghers un Poète d’aujourd’hui consacré au poète hongrois Attila Jozsef. Le projet fut abandonné sur injonction du parti frère. De l’indépendance de l’édition engagée, se battant pour la quintessence de la « liberté ». Les mots, oui, bien sûr, les mots sont une chose. Mais les actes. Ils sont le réel des choses. Et ils réapparaissent, un peu comme ces cadavres qui remontent périodiquement à la surface de toutes les vilénies.
Mais ce sont des péripéties.
Ce qui compte vraiment, outre le courage vertical de l’homme, c’est le lien entre cette verticalité et celle de sa poésie.
Rousselot, homme poème.
Une première anthologie de ses poèmes est éditée en 1976 sous le titre de Les moyens d’existence. Elle contient son œuvre écrite entre 1934 et 1974. Une deuxième anthologie a paru, chez Rougerie – il n’y a ici aucun hasard – en 1997 sous le titre de Poèmes choisis. On y lira les poèmes écrits entre 1975 et 1996. Ces deux volumes permettront de partir à la découverte du continent poétique de Jean Rousselot, découverte à laquelle on associera le petit volume paru chez Rafael de Surtis en 1999 (D’après peinture). De quoi réconcilier tout lecteur désabusé avec la poésie. Et ce n’est pas rien, cela. Et surtout, cette lecture permet de voir clair au sujet de l’influence contemporaine de Jean Rousselot sur certaines franges de la poésie de notre époque.
Jean Rousselot nous a quittés en mai 2004.
Le poète laisse une œuvre de vie, de souffle et de sang.
Une œuvre qui n’occulte pas la mort, cette grande et vraie affaire, celle des hommes et des poètes, des hommes poètes, écrivant ou non de la poésie. Toute l’affaire est là, dans la mort. La mort, et quoi d‘autre ? Ainsi, par nature, la poésie de Rousselot, parce qu’elle est poésie, est lieu d’un dévoilement. De ce qui se trame en toile de fond du réel.
Tout est arbre mais l’arbre
Est plus arbre que tout
De lui-même, il dira en 1984 :
« J’ai toujours obéi personnellement à la recherche d’une paranoïa volontaire que j’appliquais à la fois à ma vie et à mon œuvre ; pour moi, c’est exactement la même chose ».
Ou encore, ce morceau de poème :
Je voudrais être un homme :
On ne me verrait plus
Je ne me verrais plus moi-même au long des gares.
Jean Rousselot, poète du dévoilement. Et de la conscience du rêve de cette humanité, se rêvant elle-même rêveuse. Il y a un long chemin à parcourir en effet en direction de la liberté. Celle qui libère vraiment de chaînes véritables.
Jean Rousselot, poète marchant dans l’invisible, vers l’invisible. Un homme, en somme, et cela n’est finalement guère fréquent.
« Le poète est un mort qui rêve dans sa tombe », écrivait-il.
Une phrase. Cela non plus n’est guère si fréquent, maintenant.
Il y a beaucoup dans cette phrase, sur le réel de l’Image qui obstrue nos yeux. Même s’il n’est aucune obstruction sans servitude collaborationniste volontaire.
La poésie de Jean Rousselot est intimement spirituelle. Le poète arpente le Mont Analogue et voit loin sous terre. Peu importent les dieux, peu importent les noms qu’ils se donnent, Rousselot entrevoit la source de cet indivisible Adam dont il nous parle, et il pose la question de « l’Unique », c’est-à-dire celle de cette même source. La seule grande question qui vaille, intrinsèquement liée à celle de la mort, la question de l’Origine. À quelle, et vers quelle, belle Origine sommes-nous réellement destinés ? Le paradoxe est beau, ce qu’il signifie l’est plus encore. La poésie est une échelle.
Tandis que le ciel et l’enfer
Se ruinent en procès de bornage
La poésie visualise à prix coûtant
L’A.D.N. du mystère
Dans sa chambre noire.
Ce rapport au sacré, cela fait un poète. Cela fabrique cet homme édifice qu’est le poète, rare et authentique. On lira ici une forme de « prophétisme ». Ce n’est guère important. Tout comme le fait que cet aspect du poétique soit peu compris en l’époque même où il s’exprime. On écrit aujourd’hui sur Rousselot, j’écris maintenant à propos de la poésie de Jean Rousselot. Permanence de ces poésies, présence en effet de ces poètes qui positionnent le poème au cœur de l’infinie permanence. Il y a plus important que nous, que cela déplaise fort ou non, et ce plus important que nous est ce que nous, les hommes, avons de tout temps nommé le sacré. Et nos prédécesseurs n’étaient pas plus imbéciles que nous, n’en déplaise aux prétentions égotiques contemporaines. « Ni Dieu, ni maître, ni moi ». Jean Rousselot. La poésie, cela se joue dans un temple, et ce temple est dans l’homme.
Proche de la fin de sa vie, Jean Rousselot a cru assister à la fin de la poésie. Il a écrit quelque part qu’elle devenait une « langue morte ». La situation était celle de la fin du 20e siècle, quand la poésie semblait ne plus émerger de ses propres profondeurs. Nous pensons que – sur ce point – le poète Jean Rousselot s’est trompé. La poésie n’est pas morte à la fin du siècle passé, elle a germé dans la terre noire du Poème pour renaître de nouveau, comme elle l’a toujours fait. En tous les cycles de la vie. Chaque heure est heure de tragédie. Dans la tragédie qu’est notre époque, la poésie est de notre point de vue réponse potentielle à cette crise qui ne cesse d’être dans l’homme. Tout comme est dans l’homme le possible de la spiritualisation de la matière de cette crise. Si des bribes d’hommes brisés errent de par le monde, il revient au Poème et à son réceptacle, le poète, d’en revivifier les morceaux.
Et cela – n’en déplaise à qui s’effraie de ce qu’il veut nommer « prophétisme » – cela s’appelle le sacré.
Cela s’appelle la poésie.
Cela s’appelle le Poème.
Avec une majuscule.
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