Ici cède toute parole.
Lucio Mariani
Mariani est né à Rome en 1936, où il vit aujourd’hui. D’une certaine manière, sa poésie, en ce qu’elle s’orchestre autour de la mémoire, peut être considérée comme romaine. Par son regard porté sur ce que nous sommes devenus, depuis les lieux des civilisations d’où nous provenons. Mais cela demanderait des éclaircissements, l’occasion s’en présentera sans doute quelque jour. De lui, on pouvait déjà lire en français le recueil Connaissance du temps, paru chez Gallimard en 2005. Ces Restes du jour sont traduits par Jean-Baptiste Para, poète et rédacteur en chef de la revue Europe, par ailleurs directeur de la collection dans laquelle paraît ce volume. Belle traduction, c’est le moins que l’on puisse dire, qui permet de ressentir la puissance de la poésie de Lucio Mariani.
Dans une importante et fort écrite préface, acte littéraire à elle seule, le poète et traducteur Dominique Grandmont écrit que la poésie de Mariani montre combien aujourd’hui « la poésie est moins que jamais un genre littéraire ». Nous sommes ici en parfait accord avec cette vision. La présence de la mémoire et des lieux dans la poésie de Mariani ne manque pas de faire penser à cet « art de la mémoire », outil de connaissance, pratiqué durant de longs siècles par nos ancêtres antiques, réactualisé par nos amis néo-platoniciens de la Renaissance, et remis en lumière il y a maintenant un quart de siècle par Frances Yates, dans un essai exceptionnel. La mémoire n’est donc pas ici forme de nostalgie contrite mais d’émergence ou de réémergence du « réel sous le symbolique », selon l’expression de Dominique Grandmont. De quoi parlons- nous ? Écoutons le poète préfacier : « Le symbole ne s’emboîte pas dans une seconde moitié qui manque toujours. C’est une déchirure de l’invisible. Sa transparence même le dérobe à nous. C’est ce que les fossoyeurs de la poésie nomment une emphase furtive ». Il nous plaît ici de nous associer à cette critique d’une certaine forme de poésie si loin de l’acte même du Poème que l’on ne peut que se demander d’où est venu son succès, heureusement en net recul. Ou plutôt, on ne comprend que trop bien un tel succès, indexé sur un acte volontaire de collaboration avec l’anti poésie qui paraît vouloir dominer cette époque. Et Grandmont d’ajouter : « Tout l’art d’un Lucio Mariani est dans ce renversement intérieur de la symbolique, sans lequel, en effet, il faudrait détruire toutes les images ». Et c’est bien de cela dont il s’agit, du côté des « fossoyeurs » nés dans le cœur de l’anti poésie, de « détruire ». Étrange mise en scène acceptée (un temps au moins) d’une forme contre poétique se prétendant œuvre poétique tandis qu’elle n’apparaît plus que pour ce qu’elle est : un fétu de paille. Et encore. Messieurs, que reste-il de tout ce vide que vous avez cru pouvoir nous imposer ?
La voix de Mariani vient de loin et – depuis ces lointains – porte vers des horizons ici perçus comme territoires inexplorés. La vie est avant tout une aventure mystérieuse et les vivants partent en quête d’explorations n’allant pas sans danger. C’est sans doute pourquoi nous sommes si nombreux aujourd’hui à préférer le confort des charentaises télévisuelles et des « pensées » insignifiantes. Un choix rassurant, au cœur même du refus de vivre. Ici se tient concrètement la nécrose, et non dans l’appel à plus de vie dans le réel que le Poème recèle, comme ces roches protégeant des pierres précieuses. A moins que ces dernières ne prolifèrent dans le fumier. Les alchimistes du moyen-âge affirmaient cela. On reprend alors espoir, pour peu qu’ils aient eu raison, en se disant que peut être quelque chose brille dans ce fumier qu’est le contemporain. D’ailleurs, le recueil de Mariani commence par un poème intitulé « échec et mat » et sous-titré « 11 septembre 2001 ». Une sorte de représentation claire du fumier dont je parlais, celui qui produit l’événement, l’événement en tant que tel aussi, bien sûr, mais encore les relents fétides qui le prolongent, théories du complot à l’appui. Un fumier trinitaire en quelque sorte qui traduit l’état de confusion des esprits dans lequel nous sommes englués : on lit au sujet de l’événement en question des textes, publiés dans des espaces d’apparence très à gauche, dont la rhétorique n’a rien à envier aux moments hystériques de la propagande menée autrefois par un Goebbels. Au nom de la tolérance, de la lutte contre les oligarchies, de la défense de minorités opprimées et cetera. Il y a dans tout cela un relent de bêtise qui pourrait effrayer quiconque ne croit pas en la spiritualisation de l’esprit à l’œuvre dans la matière humaine. Ici, nous sommes des optimistes et il en faut beaucoup plus pour nous effrayer. Le poète Mariani est préoccupé, ce qui est un trait pour nous évident de toute poésie authentique, par le moment présent de ce monde, et cette préoccupation s’exprime en regard de la mémoire de ce que nous avons été, tout autant que les yeux ouverts sur les possibles qui viennent. Le poète est un porteur de sens, il ressemble aux porteurs d’eau qui arpentaient autrefois les rues des premières métropoles. On devinait parfois les traits d’Hermès sous les guenilles.
Alors de quoi s’agit-il ? De l’avis de Dominique Grandmont : « Il s’agit, non pas de retenir le temps, mais de faire vivre le passé jusqu’à ce qu’il se confonde avec l’horizon. Vivre n’a lieu qu’une fois pour toutes, la vie est ce qui traverse sa propre disparition. Le geste est une parole implicite. Un pas sur la route. » La poésie pousse à « aller plus loin que le destin ».
Et Mariani :
« N’as-tu pas conscience que pour la première fois
l’homme édifie des ruines pour ses héritiers »
Le poète plonge au cœur du tragique de notre époque, dédiant un poème en même temps à Jénine et à Jérusalem :
« C’est le taureau des massacres universels, le taureau
qui brise
le miroir et le temple, qui renverse filles et mères
dans les pousses d’herbe
en mélangeant cette abstraite bouillie de religions,
d’histoires, de bannières, »
Et en effet, au-delà des opinions, le tragique à l’œuvre sur ce morceau de terre du moyen orient est un symbole de toutes les confusions comme de toutes les tragédies de notre temps. C’est du moins ainsi que nous vivons cette tragédie, positionnée au centre des préoccupations mondiales et, peut-être, masquant d’autres formes du tragique qu’est la vie humaine contemporaine sur cette terre.
Il y a une sorte de poésie réaliste dans les premières pages de ce recueil de Mariani. Cependant, sa poésie ne saurait se résumer à cela, quand bien même l’œil du lecteur que je suis a été particulièrement attiré par cet aspect. Commencer la lecture en se remémorant les images du 11 septembre, ce n’est pas anodin. On parlera sans doute de pessimisme au sujet de la poésie de Mariani. Et en effet son regard interroge sur la structure même de la réalité tout en questionnant la réalité contemporaine, deux réalités qui, n’en déplaise à nos amis rationalistes à outrance, peuvent être perçues séparément et néanmoins de façon complémentaires. Rêve peut-être. Ou bien cauchemar. Pourtant, la poésie de Mariani n’est pas sans espérance, une espérance placée en la poésie. Et sur ce point nous serons de nouveau entièrement en accord. La poésie est simultanément le réel et l’avenir de l’humain. Il y a ainsi ce poème qui, par le chant poétique, reconduit l’homme prisonnier en dedans de l’humanité. C’est la lecture du chant qui maintient la matière de l’homme en dedans du réel, c’est-à-dire de l’esprit. Et cela se produit depuis l’origine de la vie de l’humain. Bien sûr, l’image fausse à l’œuvre, qui se prétend aujourd’hui monde, vise à imposer un autre regard sur le réel. Et alors ? À cette manière de regarder le réel nous n’accordons aucun crédit. Et cela suffit à la faire disparaître, comme par enchantement. Ce qui n’est guère troublant : une charlatanerie s’estompe vite, avec un peu d’acuité du regard.
Ainsi, les poèmes de Mariani plongent, à mesure que l’on avance dans leur lecture, dans la petite enfance de l’humanité, y compris celle de la dernière glaciation. Une époque où nous nous serions mis debout, dit-on. Il n’est pas si fréquent de croiser la préhistoire en terres de poésies contemporaines. Ce détour par nos enfances communes est alors l’occasion de porter en poésie un regard philosophique et humaniste sur l’état d’Homme. Que cette présence philosophique soit poétiquement une telle réussite, cela n’est pas plus fréquent. Et l’on ne sera pas surpris de croiser Empédocle ou Hölderlin. Pas plus que de lever les yeux vers la silhouette de Troie, avec Dante en ombre chinoise.
Lucio Mariani, Restes du jour, Cheyne, collection D’une voix l’autre, 2012, 135 pages, 23 euros
De belles choses autour de ce grand poète :
http://poezibao.typepad.com/poezibao/2006/09/anthologie_perm_4.html
http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2006/02/lucio_marianiil.html
Et en italien :
Mieux connaître Dominique Grandmont :
http://dominiquegrandmont.wordpress.com/
Et Jean Baptiste Para
http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Baptiste_Para
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