Saint Paul en hélicoptère

 

 

         Le Louvre possède un bon nombre de Poussin. Je n’éprouve pas de prédilection pour son Enlèvement des Sabines, où je ressens de tout sauf de l’enlèvement, d’autres tableaux m’intéressent davantage, mais tant pis… J’ai passé en revue, par conscience confessionnelle, les diverses toiles exposées. Et soudain… L’extase ! Figé, statufié, médusé, immobilisé par le mouvement. La légèreté même, l’envolée céleste. Sous mes yeux, un homme grimpait au Ciel. Un homme de poids, un gaillard solide, pour lequel il ne fallait pas moins de trois anges bien membrés pour le faire décoller, délaissant à terre son glaive et le reste – adieu matérialités terrestres, on abandonne tout quand on monte. L’ascension par hélicoptère.

           

             Ai-je bien là le ton qui convient (vous demandez-vous) ? Est-ce bien à propos, alors que l’incroyable légèreté qui émanait de l’œuvre me rendait aussi ravi que l’était le sujet lui-même, m’enlevait dans une ascension spirituelle dont la délicate puissance me laissait sans voix et sans poids ? C’est que je savais son histoire, pour l’avoir lue un jour, et dans un premier temps elle affectait un peu mon regard, avouons-le. L’histoire de ce Ravissement de saint Paul. Si Saül s’appelait Paul, Scarron lui aussi, mais ce Paul-là était réduit au cul-de-jatte. Oui, Scarron, le commanditaire du tableau, de ce chef-d’œuvre, d’ailleurs bien moins reconnu comme tel aujourd’hui parmi les Poussin (on le trouve rarement cité), qu’il ne le fut par Le Brun lorsqu’il disserta devant la cour du roi Soleil, sans tarir d’éloges. Oui, l’horrible monstre génial, ce Scarron que le peintre contraignit à se rogner les ongles d’impatience pendant cinq années – comme si son corps n’était pas assez rogné déjà – avant de lui faire livrer le tableau depuis Rome, où il l’avait réalisé. Ravi fut-il enfin, le bossu !

            Mais pourquoi ce choix ? Pourquoi cette soif d’élévation chez le grand maître du grotesque ? Quel rapport entre son « Roman comique » et le ravissement d’un saint ? Peut-être, justement, parce que l’antithèse était si forte entre ces deux êtres – on peut parler d’oxymore, non ? – qu’on peut y voir le rêve, chez l’écrivain infirme, d’une libération, physique pour le moins et, peut-être, morale. Ce Z, auquel lui-même se comparait le malheureux auteur atteint de spondylarthrite ankylosante ou, si vous préférez, de pelvispondylite rhumatismale – ah ! poésie de la terminologie médicale – ce Z devait se sentir redressé comme un I, transporté à la vue d’un tel tableau, dont il n’avait sans doute pas imaginé la merveille mais, en tout cas, avait certainement donné les directives essentielles à son Poussin. Sans oublier qu’en fait, Paul – le saint – était un petit maigrichon sans aucun rapport avec l’athlète du tableau, et qu’avant de retourner sa tunique et d’aller évangéliser les foules, il se comportait en beau salaud de persécuteur de chrétiens. Comme quoi le pinceau du Poussin était parvenu à transfigurer le corps, comme le Créateur l’avait fait de l’âme.  




Les Bonnes feuilles de PO&PSY : Slađan LIPOVEC, notre morceau de planète

 

 

Slađan Lipovec est né en 1972 à Bjelovar, en Croatie. Poète et auteur de textes de prose, de critique littéraire et d'essais, il est rédacteur de la revue littéraire Quorum et dirige des rencontres de poésie et multimédia dans la région de la ville de Čazma, où il vit. Ses recueils de poésie, dont le présent volume propose une anthologie en première version française, ont été récompensés par plusieurs prix.

 

 

*

 

KVART JE MOJ

 

nedjelja
vrelim vjetrom
mete sve pse
i njihove bijesne ljude
na uzdama
balkoni zjape
prazne su staze
jedino se glasaju ptice
jedino se drveće u krošnjama giba
i dječaci lijeno
pokatkad
udare loptu
sparušen kvart usisao je ljude
sa svim kroničnim boleštinama
i paranojama od sunca
sparušen kvart izvire
iz smrdljivih kontejnera
sparušen kvart pozdravlja me
danas je napokon moj

 

 

LE QUARTIER EST A MOI

 

le dimanche
d’un vent brûlant
balaie tous les chiens
et leurs humains furieux
au bout des laisses

 

les balcons sont béants
les chemins déserts
que les cris des oiseaux
que le mouvement des feuillages
et des garçons qui paresseusement
de temps à autre
touchent le ballon

 

le quartier grillé a aspiré les gens
avec toutes leurs maladies chroniques
et leurs paranoïas de soleil
le quartier grillé émerge
des containers puants
où je jette la poubelle
le quartier grillé me salue
aujourd’hui enfin il est à moi

 

 

*

 

ZAPAMTI OVO

 

za nama žmirkaju
zadnji semafori
klizimo prema
istoku
tamna naoblaka pretječe
noć
ljudsko je tijelo točka
nasađena na brze kotače
i kao i svakoj sitnoj čestici
nemoguće mu je precizno
odrediti stanje
brzinu i položaj
ali vrijeme je
da se gibamo
u ušima struje
kilometri prostora
zapamti mi ovo
nebo zapamti
ovaj tamni trenutak
prije nego nas
pojedu razdaljine
već na ulazu
u sljedeći grad
poprimit ćemo
sasvim nove
uloge

 

 

RETIENS BIEN CECI

 

derrière nous clignotent
les derniers feux
nous glissons vers
l’est
un ciel sombre nuageux double
la nuit
le corps humain est un point
plaqué sur des roues rapides
et comme à toute particule minuscule
il lui est impossible de définir
avec précision son état
sa vitesse et sa position
mais le temps est
au mouvement
dans nos oreilles vibrent
des kilomètres d’espace
retiens moi bien ce
ciel retiens
cet instant sombre
avant que nous ne soyons avalés
par les distances
déjà à l’entrée
de la prochaine ville
nous serons affublés
de tout nouveaux
rôles

 

 

*

 

DOBRO JUTRO

 

pozdravljao je spiker
s radija kiša se lijepila
za prozore autobusa i svjetlucala
po asfaltu doimalo se
svježe i doimalo se
umjesto na posao
da ponovo idemo
na neki nesvakidašnji
put samo je trebalo odabrati
pravu reklamu
i zaletjeti se u njene idealne
predjele pratiti smjernice
skretanja signalizaciju i nijeme
nezainteresirane jastrebove
poredane po ogradi
uz autoput

 

 

 

BONJOUR

 

saluait la voix
à la radio la pluie adhérait
aux vitres du car et faisait luire
l’asphalte donnant l’impression
de frais et l’impression
qu’au lieu d’aller travailler
nous partions de nouveau
pour une destination inhabituelle
il suffirait de choisir
la bonne publicité
et de se ruer vers ses idylliques
contrées suivre les indications
détours et signalisations et les faucons
muets indifférents
alignés sur les rails
de l’autoroute

 

 

*

 

EMILY DICKINSON U MOM GRADU

 

u gluho doba
još jedne noći
bez vedrine
ona se budi
baš u trenutku
kada sanja
svoje šareno biće
naviklim
pokretima odijeva
gaćice
grudnjak
čarape
kombine
vezenu košulju
suknju
pregaču obuva
lagane cipele i
kroz
muklu tišinu zidova
gustoga mraka
samo
prosijava prozirna
bjelina njenih
ruku dok piše
grafite

 

 

EMILY DICKINSON DANS MA VILLE

 

dans le silence profond
d’encore une nuit
sans clarté
elle se réveille
juste au moment
où elle rêve
à son être bariolé
machinalement
elle met
sa petite culotte
son soutien-gorge
ses bas
sa combinaison
son chemisier brodé
sa jupe
son tablier elle chausse
ses souliers légers et
à travers
le silence assourdissant des murs
de l’obscurité épaisse
il n’y a que
la blancheur transparente
de ses mains qui rayonne
lorsqu’elle écrit
les graffitis

 

 

*

 

MEDUSOBNO PRIVLACENJE DVAJU

TIJELA U NEDJELJU

 

kada
nemamo
ni cigareta
ni kave
ni soka
nemamo
novca ni mnoštva
ostalih stvari za koje
ni ne znamo da postoje
pa se i ne mogu uvući
u pjesmu kroz otvoren prozor
kao lastavice koje u
parovima pridržavaju dalekovode
ili ove krošnje raspirene zelenilom
cvrkuta prhuta i vjetra po
treperavoj koži naših
tijela od brzih
vižljastih životinjica kao
na arcimboldijevim

 

 

ATTRACTION RECIPROQUE DE DEUX
CORPS LE DIMANCHE

 

quand
nous n’avons
ni cigarettes
ni café
ni jus de fruit
quand nous n’avons pas
d’argent ni toutes
ces autres choses dont
nous ignorons qu’elles existent
si bien qu’elles ne peuvent s’introduire
dans le poème par la fenêtre ouverte
comme les hirondelles qui
en couples soutiennent les fils électriques
ou les frondaisons qui diffusent leur verdure
toute de pépiements, volètements et vent
sur la peau frémissante de nos
corps de bestioles
grouillantes comme
dans les tableaux d’Arcimboldo

 

 

*

 

SADNJA KRUMPIRA

 

susjedi
zemljastih lica i ruku
u kojima krumpir postaje
jestiva gruda svjetlosti
izlaze iz van
goghove slike iz travnja
1885. i pomažu nam
dok polažemo sjeme u
brazdino krilo kao jaja
prhka se prašina hvata
po našim znojnim
licima i rukama postajući
vidljiva kao i živica zanesena
zbog ptičjega žagora u svakoj
od pjesama anke žagar u čijem
zelenom hladu osmijeh
našega umora postaje
bjeljim

 

 

 

PLANTATION DES POMMES DE TERRE

 

les voisins
visage terreux et mains
où la pomme de terre devient
une motte de lumière comestible
sortent du tableau
de Van Gogh d’avril
1885 et nous aident
quand nous déposons la semence
dans le giron du sillon comme des œufs
la poussière friable s’attache
à nos visages et à nos mains
en sueur devient
visible aussi la haie enchantée
par les murmures d’oiseaux dans chaque
poème d’Anka Žagar où
dans la fraîcheur verte de l’ombre le sourire
de notre fatigue
s’éclaire

 

 

*

 

POGLED IZ STAKLA

 

sa suprotne strane
blijedog odraza
ukočenoga pogleda
na staklu noć
ostavlja svoju sjenu

 

 

 

REGARD DE LA VITRE

 

de l’autre côté
du pâle reflet
du regard figé
sur la vitre la nuit
laisse son ombre

 

 

 

 

 

 




Amont dévers — une anthologie poétique (3)

 

Dante, Varano, Ungaretti, Taylor, Signoribus etc.

 

La donnée essentielle du monde des références, l’environnement géographique et humain, le paysage dans lequel nous vivons, la demeure intime ou étrangère (l’espace), n’est pas un thème : pas plus que la poésie n’est un genre, dans l’expression esthétique ayant pour base unique le langage. Il s’agit bien dans l’un et l’autre cas des fondements sur lesquels le je – l’anthropos – trouve son assise, dans le seul monde visible qui lui soit donné – son cosmos –, et sans lequel sa voix même – en tant que logos souverain – ne trouverait pas à s’éployer pour atteindre l’autre semblable, le lecteur, la lectrice. Il est l’horizon absolu, si nous voulons recourir d’emblée à un terme qui en soit éminemment tributaire, sur la ligne de fuite duquel s’inscrit l’écriture : « horizon fabuleux » (Michel Collot) et limite toujours mouvante, par laquelle l’idée même d’infini (Leopardi) nous serait provisoirement accessible. Grund et appui, en même temps que « naufrage » sans espoir de havre définitif, de paix assurée dans le lieu clos, l’abri dérisoire, le tombeau érigé contre la mort. Non pas monument, d’ailleurs, mais plutôt radeau éphémère, dont la dégradation désormais est sous les yeux de tous.

 

 

-       Au fond de l’enfer…

À cette époque de la jeunette année
    où le soleil trempe en Verseau ses cheveux,
    que les nuits, des jours en durée approchent,
quand le givre couvrant la terre imite
    fidèlement l’image de sa sœur blanche,
    mais peu de temps dure à sa plume la teinte,
le villageois à qui manque le fourrage
    se lève, regarde, et voit que la campagne
    toute blanchoie : et il se bat les flancs,
rentre au logis en geignant çà et là,
    comme un chétif qui ne sait à quoi se prendre ;
    puis il retourne, et récupère l’espoir
en voyant que le monde a changé de face
    en quelques heures ; il saisit sa houlette
    et sort ses brebis pour les mener paître…
Ainsi, m’avait fait m’effrayer mon maître
    […]

Dante Alighieri, Enfer, XXIV (incipit)
Cf. mon éd. bilingue La Comédie, Gallimard 2014, p. 275

 

 

 

 

 

-      Et tout près du paradis :

                      (Sonnet)

Zéphyr revient, et beau temps il ramène,
et les fleurs et l’herbe, sa douce famille,
et trilles de Progné, pleurs de Philomèle,
et le printemps tout de blanc et vermeil.
Sourient les prés, le ciel se rassérène ;
Zeus est réjoui de contempler sa fille ;
l’air et l’eau et la terre d’amour sont pleins ;
chaque animal d’aimer reprend conseil.

Mais pour moi, las ! reviennent les plus âpres
soupirs, que du fond de mon cœur fait monter
Celle qui en emporta les clefs au ciel ;
et les chants des oiseaux, les plaines en fleurs,
et en gentes dames gestes de douceur
sont un désert, et durs, fauves cruels.

 

                                                           F. Petrarca, R.V.F., cccx

 

 

 

-       Paysage pays :

 

             Les sources de l’Arno
 

Brûlant de découvrir pourquoi la nature
n’épuise jamais toute l’eau de l’Arno,
et doutant que de la mer une onde impure
   par souterrains graviers, ronciers perméables
monte filtrée jusqu’aux cimes, puis descende
divisée en rus et torrents perpétuels,
   je gravis l’abrupt d’une roche effroyable
qui au centre enneigé du haut Apennin
disjoint les voies toscanes des émiliennes :
   car, trouvant là toujours aussi abondantes
les eaux vives dès leur première origine,
je crus en dévoiler les occultes sources.
   Largement s’étendait ce sommet alpestre
en prés rocailleux certes, mais verdoyants,
malgré le joug d’un climat rude inflexible.
   D’informes talus et de profonds sillons
pentus, de mares, et d’inégales fosses
aux étranges contours, ils étaient marqués.
   L’on voyait en eux plus de cent (où s’assemble
la pluie) vastes bassins : certains déjà vides
d’eau, certains maigres, d’autres pleins à ras bord.
   De là, je montai plus haut des à-pic, sus
des rapaces seuls, et je trouvai des bois,
des spélonques, des puits où gisaient durables
   neiges et glaces, que le jour brille ou sombre,
jamais fondues parce qu’un soleil trop faible
peut juste tiédir ces antres ténébreux.
   Je vis à ciel ouvert, en d’autres cavernes
ruisseler le long de leur pente les eaux
des terres gorgées offertes aux rayons ;
   et, de plus hautes forêts coulant à flots
des sources lancées par l’abîme des tufs
se perdre en falaises fendues et en grottes.

                                                  Alfonso Varano, “Vision” xii (c. 1755).

 

 

 

 

                          (Sonnet)

Je ne toucherai plus, sacrés, tes rivages
où tout petit reposa mon corps enfant,
ô chère Zante qui te mires dans l’onde
de la mer grecque d’où naquit virginale

Vénus, elle qui fit ces îles fécondes
de son premier sourire ; aussi ne put taire
tes frondaisons et tes limpides nuages
l’illustre poème du grand qui fatales

chanta les eaux, et l’imprévisible exil
par où, embelli de gloire et d’infortune,
revint baiser sa pierreuse Ithaque Ulysse.

Toi tu n’auras rien que le chant de ton fils,
ô maternelle terre : la destinée
nous prescrivit une impleurée sépulture.

                                                  Ugo Foscolo, Sonetti - “A Zacinto” (1803)  

 

 

 

 

                              Éblouissement

            les gîtes et les êtres                  la verdure et les nuages
le sable et les ruisseaux            les métaux et
les pierres              la boue              et les volutes
de la route                 qui râcle                    le mont
et dans un précipice             de vallées                   s’interrompt
           mes yeux                     tout se délie
en gerbes                  d’arcs en ciel

                                                          G. Ungaretti, La Guerre, une poésie, 1918-19

(écrit directement en français)

 

 

 

 

La mer est toute – un ris.
La mer est toute calme.
Dans le cœur presque un cri
De joie. Et tout est calme.

                                                            S. Penna, Poesie (1939)

 

 

 

 

Généreuses riaient les vallées unies
sous la lune pleine qui était mort.
Diaphanes des astres parvenaient
aux grottes compatissantes
pendant que sur l’herbe tendre
qui était pour moi demain
paissaient des chevaux
et outre je ne me rappelle pas ;
puis il y eut là une femme mince,
elle s’assit sur le bord des fleuves
et commença à me raconter.
La terre de formes chéries
naviguait incertaine
dans l’aube qui devint. 

                                            Lorenzo Calogero, Come in dittici, 1954-56 

 

 

 

Ô ma ville je vois les portes, les arcs
qui autrefois délimitaient ton prudent
entrelacs d’immeubles, de rues et de parcs
aujourd’hui te briser comme une frontière
ou comme quelque chaîne d’appontements
reconnecter tes parties les plus vulgaires
aux box du centre là où de grandes banques
rivales ou associées sous enveloppe
donnent vie ou mort par leurs crédits d’usure
reliées par leur cordon ombilical
du capital et en elles transformées
d’autres en celles-ci rythmique symbiose
tous les sièges rationnels de l’industrie
et l’âne à la meule et les nouveaux locaux
la rapide ascension – la dégringolade
plus rapide encore – au fauteuil des trente ans
alentour les dos courbés des magasins
la Galerie au tronc en forme de croix

au fond passée la Scala la grande place
Cavour la préfecture congestionnée
la pierre de l’Angelicum passations
violentes lumineuses rue Manzoni
le tuf est encore à la base des tours ?

                                                    Giancarlo Majorino, La capitale del nord, 1959 

 

 

Ce sont de beaux moments : tout fait silence,
le rythme d’un poumon, si tu regardes par la vitre
ces gens qui marchent à leur travail
droits intéressés nécessaires
qui ont tant de souffle chaud dans leur bouche
quand ils disent bonjour

la décision, c’est eux
et je suis des leurs
il n’y a rien d’autre à dire

Et ce ciel contemporain
en haut, qui fait redresser le dos, en haut mais pas tellement
ce ciel couleur de tôle
sur la place à Sesto, à Cinisello, à la Bovisa
sur tous les traminots aux terminus
il ne prolonge pas à l’infini
les côtés, les flèches, les gratte-ciels, les hangars Pirelli
couverts de tôle ?

Ce ciel d’acier est le nôtre, il ne joue pas
à l’Éden et n’admet aucun désarroi,
c’est le nôtre et il est moral, le ciel
qui ne promet pas d’échappatoire à la terre,
justement parce que sur terre il n’y a
pas d’échappatoire à nous-mêmes dans la vie.

                                                 Elio Pagliarani, La ragazza Carla, “Il Menabò” 1960

 

 

 

        Passage (ou Paysage)

Le long de la plage de sable fin
sur la rive d'une mer qui moutonne,
lentement s'avance en triple colonne
un petit groupe de jeunes canards.
           Ils marchent d'un pas régulier
comme une sortie de séminaristes,
tournant la tête juste pour avoir
           des insectes primesautiers.
Derrière, la mer qui frémit, sauvage,
dessus, le soleil qui flamboie en lion.
Restent, en traces du léger passage,
de petites croix au ras du sablon.

 

                                                            D. Valeri,  Poesie piccole, 1969

 

 

                  (Qui, sous la haute direction)

Ô bois non défoliés
des guerres d’il y a si longtemps,
quand le cerisier opposait
aux cris de désespoir un saut qualitatif.

À l’heure où plus appliquée à son étal la bataille équarrissait,
lorsqu’on attribuait comme à des poux les destinées,
neutres restaient entre soi les bêtesplantes des fourrés
et à de divines pauses feuillues portaient les chemins.

Le cerisier restait avec ses gouttes rouges
par privilège oublié et oublieux,
parmi des plantes çà et là par erreur blessées, parmi des trous
d’obus et le brouoûm des artilleries ardentes.

Giovanni Comisso* grimpait sur le cerisier,
en goûtait à satiété l’hilare sang :
de Giovanni et du cerisier ce privilège
laisse-le à chaque vivant, ô humanité.

                                                   
* Cf. son récit Jours de guerre, « La bataille du Montello », 1930 

                                    

                                                                      A. Zanzotto, Il Galateo in bosco, 1978

 

             Quitter chez soi

Tu as vu, disait la mère,
tu as entendu, disait le père :
ils cherchaient un pays derrière les pierres.

Loin du lieu destiné
en mouvement nocturne vers ailleurs.
Fuir, disaient-ils, et :
si nous étions restés.
Entre ces deux phrases
j’erre sans but.

                                                     Eva Taylor, Volti di parole, 2010

 

* * *

 

                                                                          - souvenir d’Andrea Zanzotto

Les fleurs toutes les nuits ouvertes, tu me regardes, scrutant alentour
ou par la fenêtre le champ pareil au champ d’autrefois.
Venus par les prés, pour ne pouvoir les dire juste herbes et arbres.
Nous pouvions être faits d’un simple fer, d’un museau.
Le potager est seulement une chose que nous faisions, une demande.

                                                                        M. Benedetti, Tersa morte, 2013

(déjà paru dans Siècle 21, n°25, 2014)

 

 

                       Jeunesse

Comme cette barque, retournée sur l’herbe,
tu attends encore la saison ouverte,
et jamais n’écoutas qui t’a dite acerbe,
tu dors au fleuve, rêve la mer, couverte ?...

Comme âme dans le corps, tu es découverte,
comme diable au corps, tu restes éternelle,
rose tardive, que relève une attelle,
prudence des mots, puisqu’on compte nos pertes ?...

Voilà notre histoire, qui ici hiverne,
l’air du Vingtième siècle plein les poumons,
la neige de l’an Deux Mille, qui confirme
Sibérie l’Adriatique là devant,

oubli de victimes, exil de témoins,
oh chère vieille jeunesse de nos cœurs…
Oh, toi qui fus et Radio et Librairie,
chœur immense de la crise de l’action,

notre autel dispersé le long de la route
de la fin de la révolution,
le dédommagement de la poésie,
la bénédiction de l’imagination,

Cinéma et Lutte, houle de l’Utopie,
coquillage perdu, avec sa chanson…

                                                        G. D’Elia, Fiori del mare, 2015  

Traduction déjà publiée en 2016 par  http://lescarnetsdeucharis.hautetfort.com/media/01/01/1148672039.pdf

 

-       Et la dégradation…

 

                 Ruines 1945

Ce n’est pas vrai qu’ils ont détruit
les maisons, n’est pas vrai :
seul est vrai dans ce mur en ruines
l’avancement du ciel

à pleines mains, à pleine poitrine,
où inconnus rêvèrent,
ou bien, vivant, crurent rêver,
ceux qui ont disparu…

Maintenant c’est à l’ombre brisée
de jouer comme autrefois,
sur les murs, dans l’aube au soleil,
imiter les aléas…

et dans le vide, à l’hirondelle qui passe.

 

                                                         (C. Betocchi, Notizie, 1947)

 

                     L’herbe et l’animal

Une herbe existe qui se nomme pourprée
là où les pentes sont longtemps dessous l’ombre
qui ne varie pas durant les jours d’hiver.
Je la connais, elle qui blesse à la prise
et brûle si je tire pour l’arracher.
Comment, me dis-je, qu’en rien elle ne cède ?
Comment se tient-elle serrée à la pierre ?
Et il n’est pas sûr qu’elle se rende entière.
Alors je regarde dans l’air qui m’entoure.

Je ne vois rien qui me parle tout autour.
Le bois ne parle pas si le vent se tait
et le gris reste l’unique vision fixe.
Plus rien, je crois, qui sur la terre devienne,
et l’herbe cruelle pend sur l’étendue
où la mer elle-même assourdit sa guerre.
Les forteresses des îles de l’hiver
et le cri occidental de l’étourneau
probablement appareillent vers la nuit.

Tombent dedans la tanière de la nuit
les tristesses des granites et du sel
et elles s’en vont sous l’échine des eaux.
Mais comment, je demande alors à l’air libre
pendant que ma main s’enflamme de cette herbe,
comment se fait-il qu’ici rien ne me parle ?
Un animal est monté sur le rivage
ou c’est une vague noire qui paraît
monter en forme d’animal sur la rive.

Phoque ou bien méduse ou sirène ou serpent
qui parmi les pierres bruyantes se brise
lui-même et perd par chaque lambeau un lait.
Il est tout fermé, le groupe de la nuit. 
La bête articule du fond de sa bave :
« Si tu veux savoir, toi, tu dois demeurer
pour toute la nuit très attentivement
éveillé, écoutant les bruits dans les pierres ».
Ainsi va et vient sur le bord de la mer.

                                                                  F. Fortini, Questo muro, 1973 

 

 

cryon, 7 a.m.

       rien d'autre
que pavots et genêts
       ne brille dans les chantiers :

       sous un câble un merle
regarde le ciel d'émail, immobile
       sur la boue qui luit

       entre les pylônes
un filet de lumière déroule
filaments et trames végétales
       au-dessus de la Cryon

       dans le blanc éclatant
un nuage de fumée
encore pour peu
       suspendu, déjà effacé. 

 

                                                                       Italo Testa, La divisione della gioia, 2010

(une version différente, collective, sur :

http://uneautrepoesieitalienne.blogspot.fr/2010/12/italo-testa.html , 2010)

 

 

 

 

Petite élégie

                                                                                                 (à Yves Bonnefoy)       

Quand un vaste désert
couvrira la terre et de rares échos
et luminescentes bavures
d’une vallée reculée monteront

alors seulement se verront les chevelures
d’arbres ayant survécu aux bûchers
par auto-combustion de la forêt

(elle était, oui, de grimpantes spires
et de branches déportées, envahie…
et même le sous-bois emprisonnait
le pas volontaire du gardien)

et là, l’ombre rechercheront
les derniers venus… et peut-être là
entendront-ils à nouveau les paroles sauves
remontant d’une interne voix

(leur voix submergée
par l’épaisseur d’une époque vide)

en ce temps advenu
les présent-permanents connaîtront
qui a préservé pour eux
la lymphe de la langue

la graine de demain,
l’anneau qui tiendra

(pendant que de l’exil le chant
des ailés reviendra
construire son nid)

 

                                                               E. De Signoribus, inédit en volume ; trad. sur :

http://www.recoursaupoeme.fr/chroniques/eugenio-de-signoribus-petite-%C3%A9l%C3%A9gie-%C3%A0-yves-bonnefoy/j-ch-vegliante

 




Hommage à Jean-Louis Vallas

 

Jean-Louis Vallas (1901-1995) est un poète, écrivain français couronné par l’Académie française.

L’œuvre de l’homme de lettres est largement consacrée à la description passionnée de l’âme de Paris et de celle de Montmartre1. Elle se plonge également dans la célébration de la beauté de l’amour et de la femme végétalisée au fil des poèmes. On y trouve aussi, notamment dans son recueil Rimes Buissonnières, des poèmes évoquant Lyon, Lille et le Nord (« Les Terrils« , « Les Moulins de notre Flandre« , « Lille et Lyon« , »Ballade des petits pavés lillois« ,…).




Jean-Louis VALLAS

 

 

Jean-Louis Vallas

1901-1995

Prix de poésie populiste 1949

Prix Alfred de Vigny 1983,

Prix de l’Académie française 1972 – 1975 – 1995.

 

Si Jean-Louis Vallas est né à Lille en 1901, son arrivée à Paris, véritable coup de foudre des années 1930, l’a fait renaître, et devenir, poète de Paris.

En lisant les poèmes de J.-L. Vallas, le texte s’anime, c’est Paris – Un Paris personnifié, dont il a su palper l’âme, qu’on visite en poésie : « Paris, mon village, ma province, ma patrie ».

Arrivant « Gare du Nord », l’on dérive, au fil des poèmes, entendant le « tohubohu grandiloquent » de l’Hôtel de ville, vers « Saint Germain des Près », « capitale littéraire du monde entier », puis Montmartre : « Au lapin agile », l’on y rencontre chacun de ses artistes, comme s’ils étaient encore là. Soudain, s’évadant aux « Tuileries » l’on plonge dans l’Histoire et devise avec Ruggiéri. Puis, empruntant ses jardins, ses ponts, « Pont Mirabeau », « Pont Louis-Philippe », l’on écoute un « Paris vivant » qui raisonne et qui chantonne.

Surtout, l’on rencontre l’amour, présent à chaque coin de poème. J.L. Vallas a, en effet, communié dans l’amour et dans l’amour de la poésie. Pour lui : « la poésie c’est la vie, c’est l’amour, c’est tout ! On ne peut pas vivre sans la poésie ».

Fortement attaché, à la suite d’Auguste Angellier, à l’héritage des Grecs et des Latins, J.L. Vallas croyait à l’importance des règles du classicisme même s’il a, parfois, su s’en écarter. Dans ses sonnets, il est tantôt magistral, « Saint Louis », tantôt polisson « Ballade des trois petits pavés lillois » ou gouailleur « Pont Sully », « Pont de la Grange aux Belles ». Pour lui, la poésie est une musique, qui s’écoute plus qu’elle ne se lit : « le poème, émanant d’un être vivant, est un nouvel être qui chante et danse, ou souffre, pleure, doute ou prie. On doit l’entendre, le voir rire jusqu’aux larmes, sentir sa dynamique et le rythme de sa respiration. Petit univers de danse et de musique, tel sera le poème idéal ».

 

 




Chronique du veilleur (28) – Stéphane Bataillon, Où nos ombres s’épousent, Vivre l’absence

« Bientôt dix ans qu’elle est partie. Par pudeur ou pour sublimer sa lumière persistante, je ne l’ai jamais nommée dans les pages du livre. » Tout est presque dit dans ces phrases d’aujourd’hui, faisant suite à ce livre de 2010, livre de douleur et de silence, d’un lyrisme retenu, qui marqua l’entrée de Stéphane Bataillon en poésie. Le poète y parle de ce deuil cruel, de la perte de sa bien aimée, mais s’y interroge aussi sur l’indicible qu’il faut pourtant exprimer. Sa jeunesse se confronte déjà à toutes les grandes questions de l’écriture poétique :

       Conserver seulement
       ce qui est nécessaire

                      Ne garder que les mots
                      et puis les écouter.

Stéphane Bataillon, Où nos ombres s'épousent, éd. Bruno Doucey, nov. 2016, 112 p., 13 euros

Stéphane Bataillon, Où nos ombres s'épousent, éd. Bruno Doucey, nov. 2016, 112 p., 13 euros

« Une force vibrante », selon sa belle expression, porte toutes les pages de ce livre, les soutient comme un fardeau miraculeusement suspendu dans les airs. « Et puis il y a cette source, cette source de larmes chaudes qui ne s’arrête jamais malgré les embellies. » Ces larmes rejoignent les éléments, les sensations, « l’eau de la rivière », « l’herbe nouvelle », le sel qui « pique la peau », l’île et la forêt. Elles semblent les irriguer d’une sève étrange, qui les régénère et les purifie. Stéphane Bataillon relie le plus humble au plus grand, comme il tente de relier la mort et la vie.

Il ne reste de nous
que les mots les plus simples
ceux qu’on refuse de lire
sûr de les retrouver

Le parfum de la cendre
qui envahit l’auberge
annonce enfin la course
dans la grande forêt

L’espérance reste cachée, comme une eau pure sous la mousse. On la sent battre au cœur des poèmes qui, finalement, n’en forment plus qu’un, souvent à l’infinitif, mode d’une résolution à prendre, d’un sursaut à produire :

Laisser monter le chant
pour rester au plus proche
de notre découverte

Espérer qu’un matin
on saura le reprendre.

L’impersonnel permet aussi de prendre une certaine distance avec le tragique, il tend déjà à signifier un « nous » où tout humain éprouvé par la souffrance se retrouve et s’arme avec le poète pour continuer à vivre :

On rassemble les fils

éparpillés au sol
pour tresser une étoffe

On sent qu’elle peut tenir.

Cette « étoffe » du poème de Stéphane Bataillon est belle et réchauffe son lecteur qui se laisse envelopper par elle. Elle devient rempart au bord du vide, tissé de fragilité et de force. On n’a qu’envie de la conserver contre soi, à même le cœur.

Chronique du veilleur

Retrouvez l'ensemble de la Chronique du veilleur, commencée en 2012 par Gérard Bocholier




Quelques “paroles d’Afrique”

 

Ce 19ème Printemps des poètes aura été l’occasion de découvrir quelques jeunes voix africaines ou de confirmer la connaissance que nous pouvions en avoir, par exemple à travers les émissions populaires de Soro Solo sur France-Inter. Voix aussi variées, bien sûr, que l’on pouvait s’y attendre, l’Afrique étant un continent extrêmement dynamique, comptant plus de cinquante pays différents, et non une entité unique qui serait « en face » de nous, au delà de la Méditerranée. Les aîné(e)s Tanella Boni, Nimrod, ou encore Alain Mabanckou ne nous en voudront pas si nous concentrons quelques regards, au demeurant rapides, à leurs trois cadets invités (et en résidence à la Cité des Arts de Paris) : par ordre alphabétique Harmonie Dodé Byll Catarya, Ismaël Savadogo et Kouam Tawa. Moyenne d’âge 34 ans et demi. Éditeurs principaux Du Flamboyant, Lavoir Saint-Martin, Lanskine ; pays d’origine Bénin, Côte d’Ivoire, Cameroun.

Il est bon d’avoir entendu ces trois personnalités, déclamant ou lisant, en slam, en tirade théâtrale, en murmuration,  accompagnés ou non de fond musical, avant de se plonger dans leurs livres publiés. C’était là une sorte d’épreuve préliminaire du matériau mental et sonore : elle a été on ne peut plus réussie, testée de surcroît dans des espaces aussi différents que le Musée du Quai Branly, l’Auditorium de la Cité des Arts ou le petit local de l’Association L’Autre Livre.

Pour ce qui est de la très jeune Harmonie Dodé Byll Catarya, rien ne remplace l’écoute de sa voix, que l’on pourra trouver très distinctement, par exemple, ici : https://www.youtube.com/watch?v=Lk85N_H8E9Q . Mais les textes se suffisent aussi à eux-mêmes, insolents et frais, comme dans cette adresse à un Juge pour lui expliquer que la jeune fille ait préféré le slam à la comptabilité (et c’est tout un environnement scolaire béninois qui surgit devant nos esprits à l’écoute : M. le Juge, au fond j’ai toujours aimé écrire ! / Pas étonnant qu’aujourd’hui je slamme à plaisir !...). L’énergie d’Harmonie (et dans ces deux paroles pourrait consister l’essentiel du poétique) est communicative, comme on peut le voir aux réactions animées de l’assistance. Le message est d’amour universel, que dire de plus ?

 

Partout ma plume s’agite
L’univers, lui, crépite
À sa guise, ses devoirs de devin,
Il est un esclave de la nature
Qui chante sans cesse ses aventures !

 

Tout différent, Ismaël Savadogo doit visiblement forcer sa nature pour élever un tant soit peu la voix et faire entendre le fond de tristesse – véritable basse continue dans son écriture – de son Afrique déchirée, endeuillée, cherchant dans un cheminement sans fin mais non sans espoir, une quête qui semble parfois mystique, des raisons de ne pas désister. Tout cela n’est que suggéré, murmuré dirait-on sans emphase ni éclats (ce n’est pas la peine), creusé au plus bas de la réflexion intime et du travail dans la langue. On devine, çà et là, une adolescence blessée, le refuge solitaire à l’ombre, propice à la rédaction de fragments peu à peu décantés et rassemblés. C’est ici plutôt la crainte d’en avoir déjà trop dit :

 

On prend des notes
sur ce qu’on trouve à son passage

parce qu’on n’en sait pas plus
sur ce qu’on pourra voir après
une fois le jour venu.

Après la nuit, nous revenons chaque fois
à l’autre bout du temps
comme lorsqu’on entre et sort d’une maison :

une mémoire se refait alors au fil des jours.

 

La joie de créer en mots, de « verber » comme il l’affirme lui-même, se dégage dès l’abord de la présence intense de Kouam Tawa, auteur déjà affirmé dans des expressions diverses. Son long poème, Je verbe, a fait écho vaillamment au slam de sa jeune consœur  et a su enflammer ses auditeurs. L’engagement est ici assumé, mais en poésie, avec toute l’épaisseur des lectures (de Césaire à Brook à Neruda) et de la culture orale des djélis traditionnels. Notre écoute s’y abandonne bien volontiers :

 

Verber
Pour munir la parole
De la fureur
Du feu
Et brûler les ivraies
Qui murent les tympans[…]    
Et moi
Je verbe
Pour m’augmenter
Comme
On s’entraîne
Pour entraîner

Un jour
Sans avancer
Et je me sens
Reculer
Aurait dit
Carlos Gomez

 

Pour ne rien refermer ni conclure : merci au Printemps des poètes et à son directeur Jean-Pierre Siméon pour ces « Afrique(s) », au moment où le salon du Livre Paris accueille le Maroc (invité d’honneur) et ouvre un grandiose pavillon des Lettres d’Afrique à la Porte de Versailles. La poésie n’aura pas été oubliée.

 

 




Fil de lecture : Yvon LE MEN, Guy ALLIX, Anne GOYEN, Terada TORAHIKO

 

 

Le Men  à la rencontre du monde

 

 

« L’oiseau ne chante plus sur son arbre généalogique, il vole désormais à la rencontre du monde ». L’éditeur Bruno Doucey a les mots qu’il faut pour introduire ce 2e tome de la trilogie qu’Yvon Le Men consacre à son itinéraire personnel et poétique. Après Une île en terre où il évoquait sa parentèle et son voisinage, son lieu de naissance et ses racines, voici le poète en quête de nouveaux espaces. A commencer par ceux de la Bretagne elle-même, depuis Guérande (pays du « sel de la terre ») au mythique Mont saint-Michel (« la merveille »),  avec un penchant certain pour les bords de mer, qu’il s’agisse du golfe du Morbihan, des baies d’Audierne ou de Douarnenez, et encore plus pour son Trégor natal. Car on ne quitte pas son arbre généalogique impunément. L’appel du large n’empêche pas le retour aux cieux familiers. Mettant le nez à la fenêtre, il peut ainsi écrire : « C’est par le ciel/que les arbres se tiennent debout/dans mon regard (…) Et ce vert/que je connais/tant/qui tant déborde de ma fenêtre/comme les mirages débordent de nos yeux/dans le désert ».

Tout Le Men est là. Dans cet art – qui lui est si particulier – de faire rouler ou de s’entrechoquer les mots (comme autant de petits cailloux dévalant dans le torrent) et d’apporter les notes de couleur qu’il convient (comme le ferait la palette d’un peintre). C’est d’ailleurs vers les peintres que se tourne à plusieurs reprises le poète. Pour y retrouver cette lumière qu’il tente, lui aussi, d’introduire dans ses textes. Son panthéon va de Rembrandt à Munch en passant par Van Gogh, Millet, Hokusaï, Boudin, Monet, Cornélius… Parlant d’Hiroshige, il écrit : « Est-ce d’avoir regardé les estampes/toujours, comme une première fois/qui a protégé mes yeux d’avoir regardé le paysage/toujours, comme une dernière fois ».

Les peintres, donc. Mais aussi des grands auteurs dont il a cultivé le compagnonnage. Salut à Guillevic. Salut à François Cheng (87 ans) et à Claude Vigée (95 ans), qui furent parmi ses « pères » en poésie. « Nous nous parlons peu/maintenant/nous nous sommes beaucoup parlé/avant (…) une longue phrase/avec questions en virgules/des réponses en points-virgules/et des points sur la carte/du tendre ».

Yvon Le Men, pourtant, ne verse pas dans la nostalgie. Il peut avoir « le vague à l’âme » mais entend « vivre l’instant comme une eau qui déborde ». Il n’hésite pas non plus (comme pour se conforter) à sonder à la voix des saints fondateurs de Bretagne, à écouter le chant des moines, à méditer sur l’ermitage de l’île Millau près de chez lui. Dans ce livre, confie le poète, « J'ai écouté les paysages, oreilles ouvertes, jusqu’au bout du silence qu’ils font dans nos yeux ».  Le Men ou la poésie des sens.

 

 

*

 

 

Guy Allix, l’enfant du Nord

 

 

 

Le poète Guy Allix se raconte. Des « fragments d’enfance » et une « enfance en fragments », comme l’écrit Marie-Josée Christien dans la préface de ce livre profondément touchant. Car on ne s’expose pas sans risque. Il y faut du naturel et, surtout, une forme de naïveté, celle qui sied à l’enfance quand elle n’a pas encore été encombrée par des non-dits ou des vrais mensonges.

L’enfance de Guy Allix se place sous le signe de la mère. Une mère qui fait partie de la cohorte de celles qu’on appelait autrefois les « filles-mères » et que de bons paroissiens qualifiaient de « putains » (et l’auteur, en exergue nous renvoie à l’Evangile de Jean : « Que celui d’entre-vous qui est sans péché lui jette la première pierre »). Guy Allix est donc un « bâtard ». Mais pourquoi en avoir honte ? Guy Allix aime sa mère, sa mère l’aime. « On m’a traité de bâtard mais j’ai appris par la bouche de mon grand maître en littérature que, souvent, à l’époque romantique, les bâtards pouvaient aussi devenir des héros », note malicieusement l’auteur.

Ce rapport particulier à la mère l’amène à évoquer des épreuves bien intimes vécues par elle (la pilule n’existait pas encore). A nous parler aussi de Charly, ce petit frère handicapé (« La maladie bleue contrariait son intelligence qui ne pouvait être que grande ») mort avant les autres. « C’était le dernier arrivé et c’est le premier parti ».

De bout en bout Guy Allix nous émeut. Sans mélo. Sans pathos. Nous sommes dans le Nord ouvrier au cœur des années 1960. « J’habitais dans le Nord tout près de Marchiennes à l’endroit même où Zola situe l’action de Germinal ». Pour chauffer la maison, les gamins volent des gaillettes, ces morceaux de houille « qui dévalaient le terril quand les rames déchargeaient les détritus de la mine ». Aux beaux jours on se jetait dans la Scarpe (qui se jette dans l’Escaut) et, par effluves, nous arrivent – passant la frontière – les échos des chansons de Brel. Et aussi, des poèmes de Frank Venaille qui écrivait dans sa « Descente de l’Escaut » : « Voici l’enfant surgi du long couloir/Le voici victime de si terribles blessures intimes ».

 

 

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 Anne Goyen : « Paroles données »

 

 

Les arbres sont ses compagnons. Elle leur a consacré un livre (Arbres soyez ! Ad Solem, 2016). Anne Goyen aime la nature et le silence. Contemplative par inclinaison naturelle au cœur de cet Ile-de-France (où elle a enseigné les Lettres classiques), voici qu’elle nous livre ses Paroles données.

Anne Goyen fait partie de ces poètes à l’écoute d’une voix, d’une révélation, d’une « Parole transmise/Au commencement/Du monde », d’une « Parole faite chair/Dans notre nuit », pour qui l’écriture relève en définitive de l’exercice spirituel. Dans cette poésie-là, il n’y a pas de gras. Le verbe est épuré. Parce qu’il va à la racine et ne s’encombre pas de préoccupations superflues. Parce qu’il interroge nos existences et notre capacité, ou  non, à répondre à des appels, ceux d’un Dieu qui n’est pas explicitement nommé mais dont la présence irrigue la majorité des poèmes.

Pour accueillir la Parole, il faut, nous dit Anne Goyen, « Faire silence/Comme on veille/Auprès d’une flamme de bougie/Dans la maison endormie ». Il faut savoir se recueillir dans « la cathédrale des saisons » et voir dans l’hiver « Fervent retour/Aux racines/Baptême de la neige/Sur les silences/de nos forêts intimes ». Voir dans le printemps « Chantante eucharistie/Des fleurs de cerisier/Concélébrant/A la volée/Dans l’allégresse ».

Pas de doute. Dans sa traversée des jours, Anne Goyen voit (comme le dit Gérard Bocholier dans sa préface) « le divin que recèle chaque parcelle de réalité ». Dédiant un de ses poèmes à Philippe Mac Leod, elle peut écrire : « Un autre que toi parle/Avec des mots/Que tu ne connais pas/Il t’apprend le cristal/D’un langage de source ».    

Anne Goyen et Philippe Mac Leod  labourent les mêmes espaces. Ceux d’une terre « Où tout psalmodie/où tout s’incline », ainsi que la poétesse l’affirme dans ces Paroles données.

 

 

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 Terada Torahiko : « L’esprit du haïku »

 

 

On écrit aujourd’hui beaucoup de haïkus dans le monde. Et aussi beaucoup de commentaires sur ce genre poétique particulier. Le sujet paraît inépuisable et le Brestois Alain Kervern a bien montré, dans ses deux derniers essais  (Histoire du haïku chez Skol Vreizh et La cloche de Gion  à Folle avoine), la richesse et la complexité du sujet.

Mais il n’est pas inutile, parfois, de revenir aux auteurs japonais eux-mêmes pour savoir ce qui les guidait. C’est la cas avec Terada Torahiko (1878-1935), disciple de Sôseki et auteur d’un essai intitulé L’esprit du haïku. Il insiste sur deux points pour expliquer l’appétence particulière des japonais pour ce genre littéraire. D’une part, explique-t-il, la fusion avec la nature considérée par les Japonais comme une « présence fraternelle ». Pour Terada, en effet, « l’esprit du haïku ne peut être pensé que comme une expression poétique de ce sens de la nature ». A cela s’ajoute – c’est le deuxième point – « l’existence plus que millénaire de formes poétiques brèves dans la tradition littéraire japonaise ». Nature, brièveté : on a là les deux ingrédients de base du haïku, un genre ayant le don « d’appartenir à la mémoire collective de tout un peuple qui partage donc les mêmes associations d’images ou de pensées ». Ce qui fait dire à Terada Torahiko  que « le haïku n’existe et ne peut qu’exister au Japon ».  Mais il formule aussi, dans son essai, certaines mises en garde. « Si le poète introduit des éléments qui expriment directement sa subjectivité, il n’y aura plus de place pour exprimer des éléments symboliques de la nature » (Terada, dans cette logique, conteste « l’éloquence » dans la poésie).

Il pose aussi la question – qui fait souvent débat – des racines bouddhistes ou non du haïku. S’il convient que « le sentiment d’impermanence » (héritée du bouddhisme) « ne pouvait qu’envahir le monde des haïkus », il considère qu’il « n’appartient absolument pas à la nature même du haïku ». Selon lui, la pratique du haïku n’est « ni une fuite » (…) « ni un exercice de philosophie passive », « ni non plus une mise en scène pleine de complaisance de soi ».

Bien au contraire, souligne-t-il, le haïku suppose « une distance critique de soi vis-à-vis de soi » et permet « d’exercer l’acuité de l’œil de notre esprit à faire en sorte que nous veillions à maintenir sa liberté »

 

*

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




Mathias RICHARD, syn‑t.ext, ou l’art de la compression

 

 

Voici un livre que je devais rencontrer. C’est par l'entremise de la poète Tristan Felix que j’en entendis parler pour la première fois ; elle m’avait envoyé un lien qui montrait que ce livre de Mathias Richard partait à peu près du même postulat que moi dans mon (L)ivre de papier (éd. Tinbad, 2016) : puisque, volens nonlens, les romans-romans ne sont plus que vieilles anecdotes et vaines photocopies du réel, mieux vaut (essayer de) produire du neuf en montant une grande masse de textes déjà existants, en les compressant, comme dans le cinéma expérimental dit de found footage. Comme chez Brion Gysin et ses cut-ups. La véridiction doit me faire avouer que mon premier sentiment fut de rejet, à cause justement de cette trop grande proximité formelle. J’avais tort : dès que j’eus ouvert ce livre, je dus me rendre à cette évidence : nos résultats esthétiques sont fort éloignés – ouf ! De mon côté, un vaste montage idéogrammatique de plusieurs milliers d’années d’écriture où tout s’enchaîne et se transforme dans un vaste paragramme déponctué ; du côté de chez Mathias Richard, un effort de compression et de concentration d’informations avant tout contemporaines du siècle 2.0. Un grande coulée all over versus une écriture très fragmentée et chaotique. Très vite, me voici « rassuré » : autant d’êtres humains sur terre, autant d’écritures intertextuelles.

Mais commençons.

La quatrième de couverture du livre annonce la couleur : « Tout est démontable et remontable d’une autre manière. » Et aussi : « Recevoir : - toutes les influences :: - toutes les pensées :: - toutes les idées. » Si on déroule le livre à l’envers (après tout, ce type de construction textuelle s’y prête bien : il n’y a bien sûr pas de narration, linéaire ou pas), on trouve très vite son « mode d’emploi » : « Un syntexte (ou texte synthétique) est un texte compressé comme un format .zip : un texte court fait à partir de grandes masses de texte. Un format de sens-langage concentré […] Des textes sont récoltés/écrits pendant des mois, puis radicalement coupés. » Seules importent à l’auteur les « associations de sens qui se créent entre elles ». « Cela crée des constellations », disait le grand Walter Benjamin. « Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte », entend-t-on souvent dans les films de Godard. Il est fortement recommandé d’être dans « un état de légère transe épiphanique ». (Tiens ! Joyce !…)

Allons-z-y voir : « But : interférer directement avec les activités corticales aberrantes. / Ces mots font partie d’un kit anti-suicide. / Il est interdit d’embrasser les statues. » Très vite, on se dit cette chose : syn-t.ext, sous un titre un peu geek, est en fait une très violente charge contre la pensée unique du siècle des technologies de l’information ; c’est le Bouvard et Pécuchet du siècle 2.0 : une succession vertigineuse de tous les clichés qu’on peut lire quand on se ballade sur des forums de discussion en ligne ou quand on ouvre un magazine « scientifique » d’aujourd’hui. Dès les premières pages du livre, on trouve ceci : « Ta mère est un garçon » ; « 72 humains sur 100 se croient dans un film / 17 humains sur 100 se croient dans un vidéoclip  / 3 humains sur 100 se croient dans un jeu vidéo » ; « Mon anus dispose maintenant d’une entrée vidéo. Avec un adaptateur TNT, je peux être utilisé comme téléviseur d’appoint. » Le monde mutant et inquiétant du cinéma de David Cronenberg n’est pas loin ; rappelez-vous de Videodrome ou d’eXistenZ… D’ailleurs, on peut dire que Richard procède à la manière d’un cinéaste : il prélève dans le réel (fût-il le plus virtuel…) des fragments du monde devenu intégralement informationnel, morceaux qu’il monte ensuite, par collure, avec tout un tas de petits artifices de ponctuation : slashs, tirets, points de suspension, deux points doubles, doubles barres verticales, flèches, etc. etc. La quatrième de couverture nous mettait sur cette piste : « Suis une fenêtre, une caméra autonome. » Cette caméra est l’œil de Richard : il « voit des systèmes, des constructions » (plus ou moins aberrants). C’est dans les collures que sourd le sens-langage du livre, comme dans le grand cinéma de montage.

Il faut ajouter qu’une profonde ironie salvatrice traverse ce livre, comme ici : « / le corps humain phagocyté par la machine et recraché en mieux dans un environnement virtuel / ». Cette ironie est destinée à combattre, comme Sollers, mais avec d’autres moyens, la folie de la Volonté de technique. Richard aussi est un contre-fou. L’histoire est bien un cauchemar (« l’équivalent d’une ville de 160 000  habitants apparaît chaque jour sur Terre » ; « déconnexion impossible… » ; « … la principale difficulté consiste à trouver la matière première, à savoir des cerveaux de joueurs, 100% consacrés au jeu et non “pollués” par d’autres substances… » ; « … toute déconnexion est désormais interdite… ») ; Richard essaie de se réveiller, en écrivant. Ou plutôt, en copiant, comme un (moderne) scribe : « je n’écris plus, je copie ». Il n’arrête pas. Jour et nuit. Il n’y a plus de nuit.

Parfois, Richard nous bombarde de petits papillons surréalistes, comme l’on voit ici : « pénétrer les nuages pour y traquer les astres naissants » ; alors, on respire (un peu). Et puis, le relevé des catastrophes reprend de plus belle façon encore : « une machine qui imprime une nouvelle personnalité à n’importe quel passant dans la rue » ; ou bien : « Liste d’oiseaux exterminés par les hommes ».

Cette phrase ici en guise de fin provisoire : lisez ce livre irrésumable !

P.-S : J’allais oublier de dire que Mathias Richard et moi avons partagé, sans le savoir, sans nous connaître, le sommaire d’une même revue, Nioques (n° 15), avec des extraits respectifs de… syn-t.ext et (L)ivre de papier… Un étudiant un peu curieux voit tout de suite qu’il a un sujet de thèse tout à fait trouvé (c’est un ready made) : différence et répétition dans nos deux livres respectifs…

 

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Diérèse 68 et 69

 

DIÉRÈSE n ° 68, SUR LE BLANC DU MONDE.

 

  Cette livraison de Diérèse fait 304 pages : cela se passe de commentaires. Daniel Martinez, dans son éditorial, commence par signaler que si la démarche d'un poète est on ne peut plus personnelle, elle ne va pas de soi pour autant dans la mesure où elle relève d'une quête incertaine, d'un travail constant, intérieur qui exige une certaine lisibilité pour trouver son lectorat. Ce n'est pas pour rien que de nombreux poètes sont aussi traducteurs…

    Tout d'abord, le domaine étranger (international) est réservé à quatre pays ; le Brésil, le Danemark, les USA et l'Afrique du Sud. C'est une découverte car je ne connaissais pas les poètes traduits. Le premier cahier de poésie française est une mini anthologie qui regroupe huit poètes dont je lis trois d'entre eux depuis longtemps. Pierre Dhainaut est fidèle à l'habitude qu'on lui connaît depuis plusieurs années : il fait suivre ses vers de réflexions sur la poésie. Il donne ici à lire une série de notes sur trois pages, j'y relève : "Aux mots du poème n'ajoute pas les tiens : abréger, tu le peux, tu allongeras le chemin" (p 47). Pierre Dhainaut se montre ouvert et disponible, d'une totale liberté. Je ne dirai rien des poèmes de Jeanpyer Poëls et de Jean Chatard (sauf que je les apprécie) car j'ai déjà beaucoup écrit sur leur façon de faire des vers… Quant aux autres poètes de ce cahier qui sont de parfaits inconnus pour moi, dire simplement que Patrice Dimpre est un spécialiste de l'absurde, de l'humour à froid et du jeu de mots. Que les trois poèmes en prose de Michel Passelergue sont caractérisés par une sensibilité exacerbée. Qu'Anne Emmanuelle Voltera (Suisse d'expression française) troue ses poèmes de barres de scansion ou de tirets séparant les vers. Que Raymond Farina est aussi poète à côté de ses traductions, ses poèmes sont de longues laisses de vers comptés et sa poésie est plutôt cosmique. Que la poésie de Gérard Engelbach se situe à l'opposé de celle de Farina : poèmes brefs de vers libres. Mais sans doute est-il vain d'ainsi vouloir caractériser une poésie à partir de quelques poèmes, au lecteur de se forger son avis ! Je ne dirai rien des poètes regroupés dans le second cahier anthologique, si ce n'est qu'Isabelle Lévesque, Gilles Lades et Gérard Le Gouic ne sont pas des inconnus pour moi, contrairement aux six autres poètes… Diérèse joue parfaitement son rôle de revue. Je m'arrêterai par contre aux lettres de Malrieu à Jean-François Mathé, missives dont Pierre Dhainaut dit dans sa présentation que Malrieu "préférait [aux livres] les revues et les lettres puisqu'elle favorisent les rencontres, le dialogue". Je rappellerai seulement que Pierre  est un excellent connaisseur de la poésie de Jean Malrieu puisqu'il a réuni l'œuvre poétique de ce dernier en 2004 en un gros volume intitulé "Libre comme une maison en flammes" au Cherche-Midi. C'est ce qui fait l'intérêt de sa présentation. Les lettres de Jean Malrieu sont complétées par trois poèmes de Jean-François Mathé que je lis avec plaisir.

    Le cahier "prose" est varié : ça commence avec un récit d'Hélène Mohone ; à ce rythme, Diérèse va éditer les œuvres complètes de celle-ci au fil des livraisons. Le lecteur est transporté dans un pays pas précisé géographiquement ni temporellement encore qu'il devine peu à peu : la littérature est une affaire de patience. La multiplicité des personnages empêche le lecteur de savoir qui est qui, de s'y repérer précisément. La vie, quoi ! Ici ou là-bas, va savoir ! Pierre Bergounioux signe un ensemble de notes qui va du 1er au 31 mai 2016. Ce que je retiens de ce journal, c'est la casse industrielle de la France, les maladies et les morts des proches, le vieillissement de l'auteur qui souffre de cent maux. C'est éprouvant et je sors comme essoré de cette lecture. Daniel Abel donne un texte incassable qui revisite l'histoire de l'art et la mythologie grecque. Les tournures de style participent de cet essai captivant. Étienne Ruhaud poursuit son exploration du cimetière du Père-Lachaise et s'arrête plus particulièrement aux tombeaux du cinéaste Jean Rollin en un texte qui vaut bien les notices des ouvrages cinématographiques et de Gérard de Nerval. Arrêtons-nous un instant à ce dernier qu'on retrouvera pendu en janvier 1855 rue de la Vieille-Lanterne à Paris et qu'André Breton aurait pu ajouter dans sa liste des poètes du passé qui sont surréalistes dans son Premier Manifeste ! Il faut lire l'article de Ruhaud… Ce n° se termine par 57 pages de notes de lecture (39 au total) dues à 16 auteurs différents…

    Diérèse sait se faire l'écho de la vie de la poésie.

 

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DIÉRÈSE n° 69, À L'ORÉE DU REGARD.

 

, Le n° 69 de Diérèse (qui paraît trois fois l'an) est aussi copieux que d'habitude : 280 pages ! Comme de coutume, ce n° est divisé en plusieurs cahiers : un domaine étranger, deux cahiers de poèmes de langue française, un de proses et, enfin, un cahier consacré aux notes de lecture.

  Le domaine étranger, cette fois, offre une ouverture sur l'Italie et le Brésil. Deux poètes italiens et cinq brésiliens que je ne connais pas : nul n'est parfait et je mourrai moins ignorant ! Mais il faut souligner que Raymond Farina continue son travail de traducteur afin de faire découvrir au lecteur la poésie brésilienne, travail commencé dans le n° précédent… Plus que les cahiers de poèmes [qui ne sont pas sans intérêt, loin de là : j'aime particulièrement les ensembles de vers de Daniel Martinez (qu'on ne voie nulle flagornerie dans ce choix !), Hervé Martin, Isabelle Lévesque, Raymond Farina, Jeanpyer Poëls (que je lis depuis longtemps),  Sébastien Minaux (pour l'exploration de ses insomnies, pour son "vélomoteur qui toussote" à trois heures du matin), Hélène Mohone…], m'a intéressé plus que tout l'entretien de Daniel Abel avec Bruno Sourdin. Au-delà des éléments biographiques, j'ai lu avec passion l'influence exercée par le paysage sur l'écriture : "On élargit son paysage, on se sent presque éternel" (p 116).  Ou autrement : "Faucher, ratisser, faner, rassembler en andains, charger sur la charrette les javelles…", n'est-ce pas la métaphore de l'écriture, depuis le brouillon jusqu'à la publication ? (p 116). Et que dire du "côté flamboyant, révolutionnaire" du surréalisme ? (p 124) que va découvrir Daniel Abel en même temps qu'il fait la connaissance d'André Breton. Quatorze pages à la richesse insoupçonnée qui se terminent sur un impossible "à suivre" ! Patience donc.

  Diérèse continue sa publication des poèmes d'Hélène Mohone ; dans ce n° 69, il s'agit de poème inédits. Dans sa présentation, Jean-Luc Coudray note que certains sont des ébauches qui demeurent "dans le statut ambigu de l'attente" (p 132).  Mais tous ces inédits ne se comprennent sans pas une connaissance de la biographie d'Hélène Mohone ; émotion et distanciation sont au rendez-vous. Dans le cahier "Proses", et plus précisément dans son premier texte intitulé "Marcher profondément", Michel Antoine Chappuis dissèque par les mots la marche profonde comme on parle du sommeil profond. On pense bien sûr au nouveau roman qui remettait sur le métier l'écriture. Michel Antoine Chappuis s'intéresse aux rapports entre les mots (qui veulent dire le monde, selon l'écrivain) et le monde (qui, toujours,  échappe à cet effort). Autrement dit à l'écriture. Qui rappelle que le vrai pouvoir de la littérature est de déjouer tous les pièges de la description (ou de l'extrapolation) du réel… Par ailleurs, descriptions et descriptions - à moins que ce ne soit des récits  ? - (entrecoupées d'hypothèses ou de décisions sans appel ou encore de conclusions dont on ne sait que penser) se succèdent… C'est aussi ça, la littérature...

   Enfin, le cahier "Bonnes feuilles" témoigne que la littérature (la vraie) se fait en dehors des sentiers battus (c'est-à-dire qu'on ne la trouve pas sur l'étal des libraires commerciaux). Mais le lecteur, un tant soit peu nostalgique, regrettera les interventions d'Étienne Ruhaud qui, depuis le numéro 65 de Diérèse, par le biais d'une visite des cimetières parisiens (voir les rubriques "en hommage" ou "tombeaux") refaisait vivre certains poètes disparus. Et ce n'est pas de penser que les choses (comme les vies) ont une fin qui consolera !

    Diérèse est donc une revue indispensable pour découvrir la vraie littérature. Mais ne serait-ce pas la véritable raison (la seule avouable) d'être des revues ?