Michèle Finck, Suite

 

1

 

 A Billie Holiday

 

 

Voix noire    serre le gosier.    Serrre.
Ô Harlem    Harlem    Harlem !
Voix noire    croque la pomme.    Croque
La pomme    jusqu’au trognon.    Crie l’amour
Jusqu’au râle.    Âcre.    Jazz pour pas crever

 

 

 

2

 

 À la patience

 

 

Mais nous boitons    de la langue.
Langue maternelle :    la musique.
Langue paternelle :    le mutisme.

Notre miroir :    la poussière.

En rêve    nous cherchons un tableau
Peint     à la salive     de phénix.

Nous nous ébrouons    de mémoire.

Nous nous immolons    par la patience
Car patience    est ce qui reste de feu.

Nous allons seuls    avec sur la langue le sel
Éternel    des  larmes    de nos morts.

 

 

 

3

 

À une fraternité silencieuse

 

 

À la terrasse chuintante    des Deux Magots
Regarder    les nuages    s’effilocher

Au-dessus du clocher pointu    en vol
De l’église Saint - Germain - des - Prés

Regarder    les visages des passants   virevolter
Respirer   l’odeur   de leur détresse

( « Chaalie Hebdo !    Chaalie Hebdo ! »
Hulule    le vendeur de journaux)

Inhaler    les larmes    invisibles    de tous
Par les cicatrices    grandes    ouvertes      

Des mots    qui crient    dans l’os.

Ça gicle.   La vie.   La poésie.

 

 

 

4

À la résistance

 

 

À Anna Politkovskaïa .    Profession :
Journaliste.    Vocation :     vérité.
Cadavre    découvert dans la cage d’escalier
Pistolet     et quatre balles    aux côtés.
Vocation :     vérité.
À sa tombe    couverte de neige et de silence.
À sa langue    coupée.    A sa langue
Dans ma bouche.    Vocation :     vérité.
Aux langues de tous.    Dans sa bouche.    Dans la mienne.
À Anna.    « Muse des pleurs, la plus belle des muses ».
Et moi pouvant à peine marcher.    Marchant vers elle.
Marchant vers elle    pour des millénaires.
Marchant sans jambes    elle et moi    vers la lumière.
Assassinée    le sept octobre 2006    à Moscou.
A-t-elle eu le temps  de respirer    la dernière rose d’été ?
« La poésie c’est un bruit de glaçons écrasés, un sifflement ».
À Anna Politkovskaïa.    Vocation :     vérité.
Aux larmes de tous. Dans le bûcher lucide de son œil. Dans le mien.
En vers et contre tout.
Poésie :    Résistance.

 

 

 

5

 

À l’obstination

 

 

Poésie :
Obstination.

 

Ça    insiste    en moi.
Par   l’âpre   des larmes.
Quoi ?    Une voix.

Exposée.    Obsessionnelle.

Plus  vie        oppressante
Plus    poésie       obstinée.

Os    sur le qui-vive.
Urgence
Hurlée.

Obstination

Que rien    n’apaisera.
Même    la mort.

Écrire
Encore
               Morte.

 

Présentation de l’auteur




Gérard CHALIAND, Feu nomade

 

 

 

Dans une lettre manuscrite (reproduite en fin de livre), datée du 25 novembre 1959, André Breton écrit à Gérard Chaliand : « c’est comme un très beau chant de haleur, cela en a le rythme et ce qui est halé va très loin ». Il parle de « La marche têtue », la première partie de ce livre qui en rassemble cinq.

Chant de haleur, en effet, donc lyrique, qui célèbre et ce sans effusions, la Terre, ses paysages et ses hommes, « Terre ma terre / je coule ton sable dans ma main / et comme les doigts / je chante tes cinq continents », jusque dans leurs excès – la guerre – porteurs d’une énergie dont Chaliand semble avoir voulu qu’elle guide ses pas sa vie durant. Si le lecteur ne connaît pas le parcours de l’auteur, rappelons que cet octogénaire a mené une existence de grand curieux des choses de ce monde, des gens et de leurs cultures diverses ; anticolonialiste actif (durant la guerre d’Algérie), il a participé par la suite à de nombreuses guérillas, a beaucoup voyagé (l’essentiel de son temps) en zones de guerre, tout en exerçant toutes sortes de métiers, depuis le Nord Viêtnam de 1967 , en passant par l’Erythrée, le Salvador, le Haut-Karabagh par exemple, jusqu’à l’Irak où il se rend encore chaque année depuis 1999. Contributeur exceptionnel à la géopolitique, on lui doit de nombreux atlas politiques et historiques, de non moins nombreux ouvrages politiques ou de stratégie militaire, sans compter son œuvre littéraire (mémoires, théâtre, traductions, livres pour enfants…). On aura compris qu’on ne peut avoir affaire à des postures de la part d’un tel homme, engagé dans la vie, dans l’aventure, dans l’écriture. Et ce haleur va effectivement nous emmener très loin, dans les multiples recoins de notre planète, dans ceux du temps qui nous emportera tous. Mots d’énergie et de lutte donc pour cet homme libre.

 

« Que je boive à la source et me rompe le cou
si votre temps court j’irai plus vite encore.
Je creuse les reins
je m’emplis d’océan.
Ma liberté m’arrache la poitrine
veut briser tous les corps et me briser moi-même
j’arrache les forêts je les jette à la mer
et je courbe sanglant le temps qui me détruit. »

 

Cette belle vitalité, aux accents parfois colériques, refuse la tiédeur et l’immobilité ; il lui faut le mouvement, le feu, la glace, la passion. « Je ne sais que vivre ma vie et la poursuivre / comme on traque une bête qui parfois se dérobe / et parfois meurt en criant. / Nous n’avons aimé que cette chasse / et cette image du chasseur / la douceur des visages / la chair des mots / et les nuits solaires. » écrit Chaliand dans « Feu nomade », la troisième partie, qui donne son titre au livre. Cette image du chasseur, pour esthétique qu’elle puisse paraître, est d’une grande justesse. L’homme a passé sa vie à traquer une existence qui soit plus flamboyante, ou rien ne soit paresseusement dilapidé. C’est pourquoi une telle intransigeance d’existence et d’écriture laissent parfois affleurer une certaine causticité vis-à-vis de la faiblesse des êtres humains : « Alors camarades / on ne s’est donc levés que pour ça ? / Tout le sang et les rêves de nos vies pour un écho brisé / Et vos dictatures policières tempérées par la corruption. »

Que l’on ne croie pas pour autant cet homme-là hautain ou dénué de tout sentiment. La deuxième partie du livre, intitulée « Les couteaux dans le sable », regroupe une quinzaine de poèmes d’amour ; elle est dédiée à la compagne de sa vie (selon l’auteur), la sociologue et écrivaine Juliette Minces et ont été écrits entre 1955 et 1958. En peu de pages finalement, on retrouve tous les éléments habituels du genre – difficile – mais là aussi avec un brio et une fulgurance qui ne démentent pas la ferveur des autres parties de ce recueil. L’idéalisation d’abord : « C’était il n’y a guère, au bord d’une mer acide, / tu nageais, / et tes épaules paraissaient plus légères que l’écume. » avec la déclaration d’amour sans ambigüité, « Je t’aime, la gorge nouée aux fibres de l’été / chaque aube m’éveille tes yeux au fond de mon regard / ma femme heureuse jusqu’au bord des paupières. », ensuite la louange du corps de l’aimée, en images délicates, « Ta cuisse où perle le long filet de vie intérieure. / Et le merveilleux éclatement de ton ventre, / séjour nocturne d’obscures espérances / dans le jaillissement de la redoutable fleur / à jamais offerte / fruit de la seule Apocalypse. », aussi la souffrance liée à l’absence, « Tout me manque, / jusqu’à cette femme précieuse et nue dont j’ai soif. »

Toutefois, c’est en « cavalier seul » (titre de la pénultième partie) que se fait essentiellement la route du poète Chaliand. La solitude du guerrier. Ici, la voix se fait plus élégiaque, une esthétique dessine son architecture, celle paradoxale et composite de la brutalité et de la mélancolie. S’étonnera-t-on que d’innombrables toponymes dressent leurs épines au long de la tige sur laquelle est planté le poème ? Ghardaïa, La Havane, Istanbul, Tel Aviv, Manaus, Dire Dawa, Bagdad… Ne dressons pas une liste exhaustive, cela ne se peut, tous les noms ne sont pas dits de toute façon, ce ne sont que cailloux pour la mémoire, miettes, prétextes. « De vieilles femmes lavent les morts sur des dalles blanches. » Pour ouvrir. Et pour fermer : « Ma vie que chaque jour nouveau prolonge bat toujours la campagne et cherche encore merveille. » Ainsi l’on va de la mort à la vie. Le cavalier, dans sa course heurtée, telle celle de la pièce du jeu d’échecs, affirme sa présence au monde malgré les massacres, les bombes, les horreurs. « Tout cela remonte comme d’un puits, / il n’aurait jamais fallu se pencher. » C’est l’atroce mémoire qui tord les mots, intime à l’auteur l’ordre incontestable de dire, de rendre compte en toute honnêteté : « Longtemps je n’ai pas voulu endosser la douleur de ce passé, / tant le monde était chargé d’aube et de poudre, / avec la joie physique de l’aventure, / les confins guerriers renversant l’ordre apparent des choses, / le danger mené à la cape et l’orage des rencontres. » Une mémoire qui ne s’en tient pas aux anecdotes, fussent-elles extraordinaires mais sait rappeler l’engagement, les illusions, les déceptions, dans une écriture qui nous place de manière implacable dans le nœud du drame. « Dans le désert syrien je ne me suis pas incliné / devant le monument dédié aux charniers des camps. / Les désastres sont intérieurs. » Le film d’une vie défile comme derrière la vitre d’un train, « Le Mékong, le delta du Fleuve rouge sous les bombes, un bras de l’Irrawaddy en pirogue, dans les maquis karen » avec ses questions, « Où se trouve la patrie des oies sauvages quand elles migrent ? », les compagnonnages ou les simples rencontres : le camarade Amilcar Cabral, le poète québécois Gaston Miron, Saddam Hussein… C’est aussi une mémoire de la culture qui connaît l’Histoire ancienne des pays, leurs civilisations. Le grand curieux Chaliand ne pouvait être qu’érudit. Et l’émotion, disséminée, comme dans cette adresse à son père :

 

« A des années-lumière de ta mort, je rêve de toi à nouveau,
par une de ces nuits moites de mousson.
Je t’entends dire « j’ai rêvé de Tamitza ! 
La petite cousine dont tu étais amoureux.
Tamitza avait treize ans quand elle a été assassinée,
en 1915, avec tous les autres.
Père, que j’ai tant aimé et qui m’a tant donné,
tu es le fil me rattachant à ce passé,
murmuré par les vieilles de mon enfance.
Cette geste qui me fonde,
celle de ton frère aîné, mort dans une cité montagnarde,
après un long siège, les armes à la main,
en paix. »

On ne se rend pas. »

 

C’est donc toujours l’énergie qui l’emporte, cette volonté farouche du vivre densément, ce goût du combat. On ne se rend pas !

 

« J’aime l’inquiétude des conflits, l’aguet,
la force ramassée, les décisions prises au tranchant,
l’art patient de changer la faiblesse en force.
Dernière veille avant l’aube,
les sentinelles se relâchent, dans les paupières de la nuit
avant l’assaut brutal, la mort soudaine. »

 

Tout se passe donc comme si la proximité de la mort faisait gagner en intensité de vie. Pourvu que l’élan soit préservé, mieux : nourri !

La cinquième et dernière partie, « Saga si lointaine », est une sorte d’épopée en douze chants, qui va de « Au commencement » à « Maintenant » (à la mémoire de Jacques Lacarrière). Condensé d’une histoire autant universelle qu’individuelle, elle évoque de grands thèmes, depuis l’eau première, où tout baignait, jusqu’au dernier souffle de la saga ; on y trouvera ce qui constituerait des chapitres de n’importe quelle encyclopédie de l’Humanité : la préhistoire « sans autre mémoire que l’empreinte de mains sur des parois », l’apparition (qui donne son titre au chant II) multiple : celle de la religion, de  l’écriture, de la politique, de la pensée philosophique, avec référence à l’épopée première, celle de Gilgamesh : « Tout ce que tu as eu de cher, / que tu as caressé et qui plaisait à ton cœur, / est aujourd’hui couvert de poussière, / tout cela dans la poussière est plongé / tout cela dans la poussière est plongé », Babylone, l’exil des Hébreux, Akhenaton, Zeus ou Gaïa – avec ce coup d’œil sans concession : « On meurt beaucoup ici, à cause de l’au-delà. », et puis les peurs, les préjugés, les haines, les famines, les maladies, les tyrannies et la démocratie ; enfin, pour un regard plus personnel, ce qui constitue les titres des chants VIII à IX : les femmes, la vengeance, la guerre, la beauté.

Concernant les premières, Gérard Chaliand se livre à un bref mais impitoyable réquisitoire contre des siècles de phallocratie et d’asservissement. Cette strophe, par exemple : « Le plus sûr est de coudre leurs lèvres. / Peut-être faudrait-il aussi coudre leur bouche, / porteuse du poison de la séduction et du mensonge. ». Sur la vengeance, le jugement est sans appel également : « Tandis que déjà se noue le cycle de la revanche / il faut prendre la fuite / pour échapper à l’inéluctable vengeance / dont l’horlogerie s’est mise en marche. / Ainsi vit-on avec un acharnement de bêtes / de meurtre en meurtre au fil des couteaux. ». La guerre, qu’il a pourtant souvent accompagnée, ne trouve non plus grâce à ses yeux : « Le cercle des veuves connaît le prix de la guerre / tout ce qui est pour toujours perdu / les débris du monde après le massacre / dans une histoire dont le sens échappe. / Fallait-il aussi égorger les enfants ? ». Heureusement, « La beauté survit au carnage. » car « Elle seule me touche / comme un visage, / aurore nouvelle, / chevaux courant dans la steppe, / mouette portée par les vents, / bond d’un animal sauvage ». C’est sans doute elle la seule salvatrice vers qui se tourner, nous dit Chaliand, avec cette conscience aigüe de l’impermanence., tempérée par cette étincelle qui clôt le livre : « Au-delà de tous les désastres et de la mort / à chaque naissance, le monde recommence. »

 

*

 




Ewa Sonnenberg : Poèmes extraits de Hologrammes/Hologramy, traduits et présentés par Isabelle Macor

C’est dans une langue riche, variée, issue d’une recherche personnelle tout à fait originale que les poèmes de ce recueil s’offrent à notre lecture. Il y est question du monde, de soi, de l’amour, de la finitude, du mystère de la vie dans une poétique emprunte de sensualité. Le poète s’étonne, ne proclame rien, partage avec le lecteur cet étonnement, qu’il soit émerveillement ou déception, ravissement ou désespoir, qui constitue le socle de sa réflexion existentielle. 
La richesse de la langue repose sur des jeux sémantiques, grammaticaux, syntaxiques d’inspiration surréaliste autant que catastrophiste ou postmoderniste. Un ancrage solide dans les traditions poétiques et intellectuelles européennes contribue à créer une langue poétique singulière propre à rendre compte de l’expérience du poète, de son rapport intime et complexe au monde. Les métaphores audacieuses, non dépourvues d’un sens de la dérision en maints poèmes, les comparaisons surprenantes évoquent les démêlés du poète avec le réel. Lorsqu’il est absent, ce réel, elle l’invoque avec passion pour le faire advenir, et quand il est envahissant, elle le tient à distance grâce à l’ironie ou l’auto-ironie pour faire contrepoint au tragique, à la désespérance.
La solitude et la perte, le manque, ce qui dévaste renvoient par contraste au désir, aux possibles. C’est donc dans cet incessant mouvement d’une écriture de l’inassouvissement que naît et s’accomplit la parole poétique chez Ewa Sonnenberg.

 




Un éditeur et ses auteurs : les Éditions Arfuyen, avec NOVALIS, Marie-Claire BANCQUART, Cécile A. HOLDBAN.

Coup d'oeil sur deux collections des éditions Arfuyen : la collection Ainsi parlait et Les Cahiers d'Arfuyen. Dans la première vient de paraître un volume consacré à Novalis, dans la seconde, deux recueils de poèmes, l'un  dû à Marie-Claire Bancquart, l'autre à Cécile A Holdban…

 

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Ainsi parlait Novalis (choix de Jean et Marie Moncelon)

Novalis : sa vie est une légende, il est mort à 29 ans, en pleine jeunesse. Je ne l'ai jamais lu mais je l'ai découvert dans les œuvres de Pierre Garnier qui, fin connaisseur de la littérature allemande, ne manquait pas de se référer aux grains de pollen ou à la fleur bleue tant dans sa poésie spatiale que dans ses poèmes linéaires. La publication de "Ainsi parlait Novalis" (en édition bilingue) est une bonne occasion de (re)lire ce poète et philosophe pour le découvrir dans toute sa complexité. Il faut affirmer d'emblée que le concept de fleur bleue n'a rien à voir avec la bluette qu'il est devenu de nos jours mais serait plutôt l'articulation de la réalité et de la symbolique, pour dire les choses vite. Il faut donc remercier les auteurs d'avoir accordé la préférence aux fragments philosophiques (et non aux poèmes) qui expriment parfaitement la volonté de transformer pratiquement le monde. Il n'est donc pas étonnant que le philosophe marxiste Georg Lukacs lui ait consacré un essai, "Novalis et la philosophie romantique de la vie" dont j'extrais cette citation : "… il interrogeait la vie et c'est la mort qui lui a répondu". Mais il ne faut pas simplifier la pensée de Novalis car, finalement, ce que dit ce dernier quand il affirme que "le monde doit être romantisé" (p 31), c'est la prééminence de la contradiction.

Mais si Novalis semble avoir retenu la leçon de Boileau, dans son Art Poétique ("Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement. / Et les mots pour le dire arrivent aisément"), ici il dit "L'expression juste rend l'idée claire. Dès que l'on possède les noms exacts, on a les idées. Expression transparente, directrice" (p 37). Je relève aussi le volontarisme de Novalis : "La vie doit être non un roman qui nous est donné, mais un roman que nous faisons nous-mêmes" (p 41). Certes, c'est la présentation d'une pensée en fragments qui rend possible ma lecture : je ne retiens d'un fragment que ce qui me parle, en bien ou en mal ; mais Novalis semble avoir répondu d'avance à ma remarque (cf p 47/2)… Je ne suis pas un fanatique du rejet de ce que je lis mais force m'est de constater que ce choix de fragments ne me convient pas… Ou que j'ai été marqué plus que je ne le pense par Pierre Garnier et son usage des concepts de Novalis : me sont étrangers ces propos où Novalis parle de Dieu, de philosophie ou d'autre chose... Mais je suis sensible à ce qu'il écrit à propos de l'amour, j'y reconnais même son amour pour Sophie (p 71/1). Sensible aussi à ce qu'il dit des commerçants de son époque (je ne suis pas loin de penser que nos commerçants actuels, quelle que soit leur taille, ne sont que des boutiquiers !). Il y aurait encore à relever chez Novalis le goût du paradoxe, celui de la tautologie… ou encore cette propension qu'il possède à proférer des sentences brèves qui sont de purs joyaux de poésie comme : "L'eau est une flamme mouillée" (p 115/1).

Peut-être finalement faut-il picorer de-ci de-là dans cet ouvrage et aller voir de près ensuite dans les œuvres complètes de Novalis ? Mais en aurai-je le temps ?

 

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Marie-Claire Bancquart, "Tracé du vivant"

Quatre suites de poèmes très libres constituent ce recueil. La première ("Toute minute est première") commence par ce vers : "Je ne crois pas au ciel" ; voilà qui est dit. Comme Marie-Claire Bancquart ne croit pas non plus à une écriture de femmes. De fait, dans ces poèmes, elle dit l'adhésion au monde au moment où elle écrit (ce qui fait la simplicité de cette écriture poétique) et ce n'est pas un hasard si la première suite est traversée de chats et de chiens car il me semble qu'ils symbolisent bien la "chasse royale au bonheur" : "Petites fatigues prises en compte / mains sur le pelage du chat / tiède, tiède,".   C'est que malgré (ou grâce à) la maladie rencontrée dans son enfance, Marie-Claire Bancquart goûte au plaisir de vivre : "… je partage avec eux [la chatte, le bourdon] une place sur terre, un instant très bref dans les millénaires". Rien de plus, rien de moins que cette place, que cet instant pour faire le bonheur : surtout pas l'horrible prétention de partager la vie de la chatte ou du bourdon… Dans la deuxième suite, "Le cri peut être tendre, aussi", Marie-Claire Bancquart relève l'éphémère mais pour autant elle n'est pas insensible aux misères de l'univers. C'est qu'elle est attentive à "l'incertitude de la vie" tout en la célébrant : "- L'odeur / et l'idée que / le monde tout entier / restera peut-être ocre clair, été sucré, abeille". Ce peut-être permet à Marie-Claire Bancquart d'éviter la naïveté… La troisième suite, "En célébration du vivant", est paradoxalement la plus sombre car la conscience de la fugacité des choses étreint Marie-Claire Bancquart : "Dans l'extrême nous retrouvons / la soupe d'origine, où tressaillaient vaguement des cellules". Signe que la poésie n'ignore pas les avancées de la science. Enfin, dans la dernière suite, "Au grand lit du monde", éclate à nouveau la conscience de l'humaine finitude. Mais Marie-Claire Bancquart dit les choses sur le mode de l'euphémisme : "Alors je nous sens provisoires". Le ton se fait plus grave mais avec une certaine légèreté : "La vieille femme dit à Phèdre : / Nous aimons l'existence / parce que d'une autre, nul / n'est jamais revenu pour donner nouvelle". Mais, car il y a un mais, le goût de vivre (c'est ce que dit à sa manière le tercet suivant) se mesure aux petits plaisirs de l'existence comme la lumière ou la douceur d'une orange. Et le syncrétisme de l'avant-dernier poème peut se lire comme un chant d'amour ou une leçon de sagesse…

Je parlais plus haut de la simplicité de l'écriture de Marie-Claire Bancquart. Il m'en faut dire quelques mots. Celle-ci sait isoler un adjectif qualificatif (par exemple) pour le mettre en relief : il constitue alors un vers et ce n'est jamais gratuit. Le poème se fait parfois aphorisme, comme à la page 39. La ponctuation est précise et c'est rare en ces temps. La leçon du passé n'est pas oubliée : c'est ainsi qu'on peut lire (p 64) , "Plutôt que d'écrire sur toi / je te silence" : on pense alors à Henri Pichette et c'est bien… "Tracé du vivant" est à lire de toute urgence.

 

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Cécile A. Holdban, "Poèmes d'après" suivi de "La Route de sel"

Osons une hypothèse : et si Dieu n'était qu'une invention de l'Homme ? Puisque "C'était une période où Dieu se taisait" et que "des langues de haillons captives / se taisent dans la nasse des bouches"… C'est du moins ainsi que je lis, au risque de me tromper,  ces poèmes. Et ce ne sont pas les textes des poètes traduits par Cécile A Holdban qui viendront contredire cette première impression : je lis plutôt dans ce recueil un mysticisme sans dieu, une inquiétude "dans le sombre des rues""quelque chose bondit" qui n'est pas nommé (p 24). Peut-être la clé du livre se trouve-t-elle à la page 34 : Cécile A Holdban écrirait alors une poésie tantôt suave, tantôt sombre pour conjurer le fait d'avoir quitté son pays d'origine et d'être née à l'étranger ? Toute la deuxième suite met en scène "la petite fille". Mais la patience d'exister pourra-t-elle mûrir ? La "Prière aux arbres" (p 51) semble indiquer que Cécile A Holdban est à la recherche de ses racines… Le troisième chapitre de "Poèmes d'après" est un chant d'amour et d'espoir. Cela ne va pas sans une certaine obscurité : "Tu révèles, silence, / l'univers fondé sur tes mains" (p 62). Ce qui n'empêche pas une attention extrême aux mots, à la langue : "Tu es langue en ce paysage, sa langue, son voyage" (p 75) ou "ces mots qui jamais ne te ressemblent" (p 69).

"La Route de sel" est un chant qui s'élève à la gloire d'un pays. On pense bien sûr à la mythique route de la soie mais ici il ne s'agit que (?) de la route de sel qui ouvre la porte à toutes les interprétations possibles. Cécile A Holdban a beaucoup voyagé : je ne sais pas si elle a parcouru la Nouvelle-Zélande mais ce dont je suis sûr, c'est qu'elle dédie "La Route de sel" à Emilia, un hétéronyme. Ce qui montre la complexité de la pensée de Cécile Holdban, une pensée qui bouge sans cesse. Mais, il faut l'avouer : je me heurte à un mur quand je lis Cécile A Holdban ; suis-je un piètre lecteur ? Ne suis-je pas suffisamment réceptif ? Je remarque bien la présence des oiseaux dans ses poèmes mais je ne sais qu'en penser. C'est là la limite de ma lecture et je l'assume. Mais je lirai avec intérêt et curiosité ses prochains recueils...

 

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En librairie, Arfuyen est diffusé par SOFÉDIS et distribué par SODIS. D'autres collections existent qui font d'Arfuyen un éditeur spécialisé dans la spiritualité au sens large, mais pas exclusivement. Si une large place est faite à la création littéraire (et singulièrement à la poésie) cet éditeur, du fait de son implantation à Orbey (68), s'intéresse aussi à l'Alsace et à ce qui s'y écrit…




Yves NAMUR, Les Lèvres et la soif

 

 

 

Dans son incessant questionnement, entre métaphysique et poésie, Yves Namur procède selon une méthode qui vise à creuser, en reprenant à la fois le mouvement de la vrille et celui de l’escalier. Les mêmes motifs, les mêmes mots, les mêmes enchaînements conduisent le lecteur dans une spirale qui donne souvent l’impression qu’elle enferme le lecteur au sein d’une réflexion. L’oiseau, la demande,  la bouche, l’ange, la rose, l’ombre, la lumière, comme lexèmes, les anaphores, les reprises comme on le dit d’un tissu : tout  mène à mesurer combien  cette poésie est surtout écrin de langage et source infinie du même.

 

« c’est sur toi que de la lumière s’est posée
c’est sur toi qu’est venu l’oiseau

seuls nous parviennent encore la rumeur insensée des hommes
et leurs égarements
seuls sont audibles le désastre
les ruines du temple…

une voix remplie de poèmes
une voix comme il n’y en a pas »

 

Cette voix, tissée des mêmes mots, entortille la réalité, l’engage dans des circonvolutions lentes et composées, induit elle-même une lecture sensible à ce qui se dit, se répète, comme un thrène qui puisse épuiser cette réalité du monde.

Pourtant, derrière ces vers, « les hommes de peu »  de «  rien », la « souffrance », « le désastre » prennent poids et  l’homme « perdu » qui écrit trouve là sans doute une manière de baume parce qu’il doit encore « apprendre à écrire le poème/ des saisons terribles et amoureuses ».

 

« un poème peut-il entendre le chant des oiseaux
un poème peut-il parler de ces choses-là

un poème
peut-il sortir du souffle de l’amour, »

 

On retient le chant, désespéré, d’un être qui, par sa poétique, relaie bien les tourments en strapontin de son âme déchirée.

Sans doute le lecteur pourra-t-il parfois être interrompu dans sa rêverie par le rythme des mêmes motifs : affaire de subjective lecture,  il me paraît que « La tristesse du figuier » allait sans doute plus loin dans l’intense questionnement du monde.

 

*

 




Voix féminines dans la poésie des Rroms : Journal des Poètes 4, 2016 et 1, 2017

 

Le très bel éditorial, de Jean-Marie Corbusier, dans le numéro de janvier, justifierait à lui seul que l'on parle de la revue. Sous le titre "poésie à l'oubli", il pose la question, chère à notre coeur, de la place du mystère et du chant dans la poésie contemporaine : "Elle n'est plus une interrogation, c'est-à-dire une résistance", lui semble-t-il, "le sens n'est plus balancé entre ombre et lumière, mystère et clarté." Qu'on partage ou non ce constat, l'invitation pressante qui le conclut – "méditons" puisque "le poème est le présent sans réplique d'une trace antérieure à son apparition" - est une belle porte ouverte sur cette livraison en deux volumes, dont les dossiers sont consacrés aux voix oubliées d'une poésie peu connue, sinon même tout à fait négligée.

 

Sous le titre "Combien de chants étouffés dans leurs gorges? Voix féminines dans la poésie des Rroms", le JDP propose une anthologie historique fouillée, accompagnée de nombreux exemples, réalisée par Marcel Courthiadei. Dans le premier volet, l'auteur resitue le rromani dans le contexte historique des langues indo-européennes, et dans le contexte actuel des langues parlées en Europe. Il en souligne la fécondité poétique, à partir de la distinction en "mot" et "terme", et note le double fait rare que les premiers exemples en sont des poésies de femmes (la toute première toutefois en russe, au début du 19ème siècle, et non dans sa langue maternelle), de même que les dernières voix créatrices leur appartiennent.

La deuxième partie du dossier (dans le numéro 1, ouvert sur la très belle reproduction du détail – un visage implorant - d'une peinture d'Yvon Vandyckeii) commence par l'évocation du "Samudaripen", le génocide – cet "impensé réalisé" - perpétré par les nazis et les régimes qui les admiraient et dont les conséquences, sont encore vives pour les victimes,. cette catastrophe survit dans la poésie rrom,fémninie, peu portée par ailleurs sur les thèmatiques et problèmes de la vie des femmes :  poésie ni revendicative ni militante, elle est chargée de cette omniprésente question de la mort et d'une réécriture de la cosmogenèse, de passages sur la nature et la "vraie vie".

L'auteur conclut son essai sur la question du statut des "dernières" voix rroms féminines – traces d'un monde à l'agonie, ou regain d'une poésie en langue maternelle rrom, s'interroge-t-il.

. Larticle est suivi d'une bibliographie (hélas non traduite en français) et de trois conseils de lecture complémentaire, d'ouvrages traduits par Marcel Courthiade, chez L'Harmattan.

 

Outre cet excellent dossier, très nourri (deux fois une quarantaine de pages) le lecteur retrouvera les riches rubriques habituelles, parmi lesquelles on notera  les "voix nouvelles" de Marie-Clémence Gaunand et Jennifer Lavallé dans le numéro 4 de 2016, et celle (non créditée au sommaire) d'Aurélie Delcros dans le numéro 1 de 2017.

 

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notes : 

i - Marcel Courthiade est responsable de la section de langue et civilisation rromani à L'INALCO – Paris-City, Sorbonne, et commissaire à la langue et aux droits linguistiques de l'Union rromani Internationale.

ii - Yvon Vandycke, peintre, poète, polémiste, infatigable animateur belge (1942-2000) défendant une certaine idée de l'art, qui a marqué l'histoire de la peinture de son pays, à découvrir sur le site qui lui est consacré http://users.belgacom.net/gc053794/index.html




“Mahnmal Waldkirch” et quatre traductions

 

Mahnmal Waldkirch

von Eva-Maria Berg

 

 

Frage an uns

in Schmerz Scham Trauer

angesichts des Unfassbaren

hier erinnernd

jeden Einzelnen

der 138272 Menschen

Mord an Kindern Frauen Männern

zumeist jüdischer Herkunft Litauen

auf Befehl

eines Bürgers aus Waldkirch

und seiner Mittäter

Frage an uns

Wo stehen wir

wo stehst du

was tust du fortan

du an deinem Platz

wenn Menschen aufgrund von

Aussehen Glauben Denken

in Frage gestellt werden

was tust du um entgegenzuwirken

mit deiner Kraft

da du gefragt bist du

 

 

 

 

 

 

traduction en français :

 

La question nous est posée

dans la douleur la honte le deuil

devant l´inconcevable

ici en mémoire de

chacun d´entre eux en particulier

138272 êtres humains

meurtres d’enfants de femmes d’hommes

pour la plupart juifs assassinés en Lituanie

sur ordre

d´un citoyen de Waldkirch

et de ses complices

La question nous est posée

Où sommes-nous

où es-tu

que fais-tu désormais

toi à ta place

si des êtres humains en raison de

leur apparence leur croyance leur pensée

sont mis en question

que fais-tu pour t’y opposer

avec ta force

toi ici la question t´est posée

 

               (Traduction de l'auteure avec l´aide d´Alain Fabre-Catalan)

 

 

 

 

 

traduction en lithuanien :

 

Tai klausimas mums

iš skausmo gėdos gedulo

nesuvokiamybės akivaizdoje

čia prisimenant

kiekvieną iš 138272 žmonių

vaikų moterų vyrų iš Lietuvos

daugiausia žydu kilmės

nužudytų

Valdkircho miestelėno įsakymu

jo bendrininkų

Tai klausimas mums

Kur stovime

Kur stovi tu

ką nuo šiol darysi

savo aplinkoje

kai ties žmonėm

bus padėtas klaustukas

dėl išvaizdos tikėjimo mąstysenos

ką savo išgalėm darysi

kad pasipriešintum

tik tu gali atsakyti tu

 

(iš vokiečių kalbos vertė Laurynas Katkus)

 

 

 

           traduction en hébreu :

 

traduction en anglais :

 

Question posed to us

in pain shame mourning

in view of the incomprehensible

here reminding

each single person of

138,272 human beings

murder of children women men

mostly Jews

in Lithuania by command of

a citizen of Waldkirch

and his accomplices

Question posed to us

Where do we stand

where do you stand

what do you do from this moment on

you from your position

when human beings based on

appearance faith thoughts

are called into question

what do you do to resist

with your power

while you are questioned you

                     (Translation: Yehuda Hyman)

 

 

 

 

 




Eva-Maria Berg, poème pour le Mémorial de Waldkirch

Nous vivons une période trouble de transition, ballotée par les flux et reflux d'une histoire où le futur tarde à éclore, et nous laisse envisager le plus radieux, comme le plus terrifiant.
Nous vivons dans une société froide et mondialisée où nationalismes frileux, intégrismes religieux ou économique, fanatisme et populisme, se nourrissent des peurs, des frustrations et rancoeurs, et semblent chaque jour étendre leur domaine, tandis que dans ce délitement des liens sociaux, des liens avec l'histoire et la culture, l'humanité semble chercher son âme perdue. 
Pour éviter le naufrage de notre civilisation, la perte des valeurs qui sont les nôtres - et celles de l'humanité dans son ensemble -  il  importe de ne pas oublier ce penchant négatif de l'histoire : rendre hommage à ceux qui disparurent /disparaissent à cause de la barbarie est un acte vital, un acte de survie. 
Eva-Maria Berg, poète et humaniste - mais peut-on être l'un sans l'autre? - contribue  à ce devoir mémoriel : son poème, gravé sur la stèle dressée par sa ville,  Waldkirch,  à travers  les nombreuses victimes du nazisme auxquelles elle rend hommage, nous rappelle que le ventre de la bête est toujours fécond, et notre devoir de résister.  La chaîne de traduction suscitée par ce texte témoigne de notre force d'hommes - et de femmes - de bonne volonté pour faire re-naître l'avenir. (M.B)

 

Texte écrit pour le Mémorial de Waldkirch

 

Leurs bourreaux avaient été des membres de la Police allemande et des acolytes lituaniens.
D´après le rapport manuscrit du commandant de la Police de Sûreté (SIPO) et du Service de renseignement et de sécurité de la SS (SD) de Kovno, de février 1942, avaient été exécutés aux dites dates:
138.272 personnes, essentiellement juives, dont 55.556 femmes ainsi que 34.464 enfants.
Le responsable de ces crimes , SS-Standartenführer (colonel), avait été un citoyen de Waldkirch et, de sa profession, facteur d´orchestrions.
Par ce mémorial, les citoyennes et les citoyens de Waldkirch rendent hommage aux victimes de la barbarie nazie en Lituanie.