La nouvelle poésie mexicaine

 

La poésie mexicaine est mal connue en France : peut-il en être autrement quand on sait la situation catastrophique dans laquelle se trouve la poésie qui s'écrit dans le pays des droits de l'homme ? À part Octavio Paz, poète brillant, quid de ce continent ? Je dois l'avouer : j'ai été formé à la poésie par la lecture d'Action poétique dont j'ai toujours dans ma bibliothèque une collection qui va du n° 40 au n° 210 (le dernier  !), avec une interruption du n° 80 au n° 101 ; Action Poétique qui manifesta tout au long de son existence une vive attention aux poésies du monde et du passé… C'est ainsi que je retrouve les n° 47 daté du 2ème trimestre 1971 qui présente deux poètes de langue espagnole traduits par Pierre Lartigue, 60 daté de décembre 1976 consacré aux poètes hispano-américains (dont mexicains), 150 daté du printemps 1998 présentant 27 poètes cubains de Cuba et d'ailleurs et 165 (hiver 2001-2002) qui regroupe des poètes indigènes du Mexique aujourd'hui avec une introduction de Philippe Ollé-Laprune qui signe la préface de l'anthologie México 20 publiée au Castor Astral et qui fait l'objet du présente compte-rendu… J'arrête là. Les lecteurs français ont beau n'être pas forts en géographie (c'est la réputation qu'on leur fait) mais ils ne sont pas sans ignorer que l'on parle espagnol au Mexique et les amateurs de poésie étrangère sont familiarisés avec la poésie mexicaine. Il est vrai que le Mexique fut invité au marché de la Poésie à Paris en 2016, il est vrai aussi que l'ouvrage fut publié en espagnol au Mexique par le Secrétariat à la Culture avant que le Castor Astral ne le traduise en français : l'occasion est donc idéale pour découvrir  la nouvelle poésie mexicaine…

            Les trois responsables de l'anthologie ne veulent pas tracer un portrait fidèle de la poésie actuelle, n'affirment-ils pas au terme de leur avant-propos : "Loin de constituer une carte, notre sélection contient des instructions pour commencer à la tracer". Quant à Philippe Ollé-Laprune, dans sa préface, il resitue le présent choix dans l'histoire de la poésie mexicaine qui est, comme on le sait, hispanophone. Son exposé, brillant, met en évidence le rôle joué par l'Histoire. Si pendant longtemps la poésie mexicaine va se diviser en deux, d'un côté une poésie raffinée et dominée par la réflexion, de l'autre une poésie plus populaire et plus immédiate, "le XXème siècle a tendance à davantage donner la parole aux premiers cités" (p 9). Les poètes regroupés dans cette anthologie "attaquent les problèmes de côté, sans fermer les yeux sur le rôle de la poésie à notre époque" (p 12). Rien de commun entre ces poètes, sinon leur génération et leur attitude face au monde. Raison de plus pour y aller voir !

            Tout d'abord, il faut dire que cette poésie est profondément singulière, elle résiste à la lecture car elle désarçonne le lecteur non habitué à cette approche du réel. Le préfacier affirme que les poètes ici réunis "ont grandi dans un univers qui a vu s'écrouler les grandes idéologies" (p 12). Mais c'est un peu vite dit car derrière la fin des idéologies se cache le triomphe de l'une d'entre elles, le libéralisme économique… C'est aussi un peu vite dit car le divertissement et l'internet (pour ne prendre que ces derniers) ne sont-ils pas les éléments constitutifs d'une nouvelle idéologie, par l'usage qu'en font les grands moyens d'information ? Cette poésie serait donc celle d'un nouveau paysage idéologique… Ce qui expliquerait l'incompréhension apparente d'un lecteur comme le signataire de ces lignes (qui pense à Pablo Neruda qu'il a beaucoup lu)… C'est cette hypothèse qui va servir dès maintenant de guide pour la lecture.

            Il faut donc prendre au sérieux ce que décrit Philippe Ollé-Laprune comme la démarche de ces vingt poètes. Dire ce que les autres ne disent pas, regarder le monde médiatique avec suspicion, se moquer avec fermeté et humour du discours dominant, exprimer le réel sans y adhérer… Ironie qui peut aller jusqu'à la cruauté pour dénoncer le monde qui est imposé aux hommes. Il ne faut dès lors pas s'étonner de trouver dans les poèmes de Paula  Abramo des termes grecs (?), des références au minotaure… On pense alors au dossier publié par Action Poétique sur les poètes indigènes du Mexique fin 2001 et  à l'utilisation des langues autochtones comme le nahuatl, le zapotèque, le maya… Il y a là une concordance lointaine entre le grec et les vieilles langues que le colon espagnol a voulu éradiquer : ne pas renoncer à un savoir et une façon d'être au monde toujours actuels. Que peut le lecteur qui (comme moi) ignore le grec ? Même si mythe du minotaure est bien connu… Reste alors au lecteur d'être sensible à l'originalité de cette poésie, ce qui n'est pas aisé. On remarquera la place de l'animal (parfois fantastique) dans ces poèmes comme dans la poésie indigène : Luigi Amara n'intitule-t-il pas une de ses pièces de vers "La Plaine aux autruches" ? Le même n'écrit-il pas : "Je cherche l'erreur et la fente. / Je suis chasseur de fissures, / de petits passages, de signaux, / vers des mondes ombreux." ? Et ce n'est pas l'évocation de la guerre à laquelle se livre Luis Jorge Boone dans "Message de Marathon" qui facilite les choses tant la dureté du poème est éclatante.           

            Et puisque une anthologie consacrée à un groupe est, non seulement l'occasion de découvrir tout un pan de la poésie d'un pays à un moment donné, mais aussi celle de découvrir des voix singulières qui parlent sans détour au lecteur, je finirai par avouer celles que j'ai particulièrement appréciées… J'aime donc "Soleil dans une chambre vide" de Hernán Bravo Varela, poème écrit à partir d'une œuvre d'Edward Hopper, poème qui dit fortement la vacuité du monde et la solitude des humains, et qui exprime bien ce que nous cherchons nous-mêmes à la lecture de la poésie (pp 90-93)… À moins qu'on ne trouve que ce que l'on cherche (puisqu'on le connaît déjà). J'aime les poèmes de Mónica Nepote pour l'origine de leur écriture : elle crée à partir de la lecture d'un livre, (Hechos diversos), pour mieux exprimer de manière retenue son indignation. Et j'apprécie tous les textes d'Ángel Ortunõ pour son art de la chute...

            C'est le privilège du lecteur que d'avoir ses préférences ! Je laisse bien sûr les autres lecteurs qui oseront s'aventurer dans México 20 d'avoir les leurs. Ils peuvent préférer la Variation sur l'Origine de Thomas Bernhard ou l'Adaptation d'un passage de Walter Benjamin ou autre chose : il y a le choix…

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voir aussi sur le même ouvrage : MEXICO 20, une flânerie à travers la poésie contemporaine mexicaine, par Jean-Christophe Belleveaux 




Au pied levé sur l’écriture spirite — Hugo s’attable

 

 

Aux amis, les essentiels.

 

Les surréalistes par le rêve. Hugo par les tables tournantes. De grands moments de création selon des modalités interpersonnelles. L'écriture se ploie à des volontés, qui sont davantage qu'une volonté individuelle, laquelle est vite entravée par son identité, c'est-à-dire par ses habitudes, ses usages, ses codes et ses académismes. L'écriture devient finalement personnelle dans cette mise en scène collective au service de son émergence.

Hugo se trouve dans les textes de Jersey[1]. Il dépasse les mots, cette matière bornée qui enferme l'esprit. Il s'ouvre, c'est la grande victoire de la libre expression. Il n'y a pas lieu de blâmer son chemin, au contraire il faut louer l'effort d'écriture quotidien, l'exercice incessant de venir à la table, se laisser aller à la connexion amicale des psychismes, puis de transcrire, noter, mettre en forme, trouver souvent la spontanéité qui émancipe l'écriture et ouvre à la tension spirituelle de l'être humain. Le langage est ici pris à bras le corps, combattu afin de livrer une parole fidèle à "l'écho sonore" le plus vierge, le plus primordial. Si la matérialité du mot subsiste (car l'art est avec la matière), c'est pour indiquer son au-delà, pour faire entendre son élargissement, son déploiement vers un absolu, un indifférencié tout à fait expérimentable et accessible[2], quoique sur un mode paradoxal puisqu'à partir de ce qu'il n'est pas : le corps.

Ce n'est pas seulement l'alexandrin qu'Hugo fait sauter. Il conquiert, à Jersey, en proscrit, dans l'exil, un vocabulaire singulier, un agencement particulier de ses mots irréductible à la syntaxe et à la versification classique. La résonance des rimes, le rythme des phrases autorisent l'interférence des ondes entre elles, qui, de leur brouillard même, annoncent clairement un illimité, un infini auquel l'humain a accès, au moins en puissance. Dorénavant, le poème s'emploie à soustraire la langue aux tenailles du Même et de l'Autre. Sans cela, l'art ne porte aucune vision. Il reste donc petit et anecdotique, recettes ou belles formules.

Il est amusant de noter que celui qui se laisse aisément caricaturer par l'ampleur de son Ego ne parvient à lui-même qu'en famille et avec des amis, en un mot avec d'autres que lui. Certes il apparaît comme le maître de cérémonie, le metteur en scène de sa propre production[3]. Mais elle n'est pas solitaire, elle est couvée sous les feux de plusieurs subjectivités. Les séances de sommeil des surréalistes seront analogues[4] : s'y manifeste une émulation collective qui a le pouvoir d'élever, de déjà signaler avec force un extérieur à soi-même, un au-dehors complet, seule instance possiblement absolue.

           

La poésie des Tables, qui n'est donc jamais faite d'une seule parole, doit éveiller à ce Dieu-là. La lisant, il serait naïf de la prendre trop aux mots. Son effet purement sensoriel, envoûtant, enivrant, confondant, est un paramètre essentiel de sa compréhension. On est autorisé, on est invité à rester à la surface irisée des choses, au niveau-même où s'entendent les turbulences ou les harmonies des mots, ces fusions des énergies qui transportent, excitent et font désirer l'absolu[5]. C'est une erreur, nous dit-elle, de s'ingénier à l'analyser en profondeur, à la problématiser savamment : ces opérations mentales ne sont que la reprise en main de l'illimité par le fini et la rigueur des termes ; bien plus - tout critique honnête en fait l'expérience - l'imposition de vanités intellectuelles, aussi éphémères qu'outrecuidantes, sur la fragile matérialisation d'une expérience humaine de la plus haute intensité. L'écrivant, Hugo nous la communique.

 

 

 

 


[1] De septembre 1853 à octobre 1855, les séances des Tables font l'objet de procès-verbaux précis et notés sur le vif. Quelques-unes sont ensuite mises au propre dans des cahiers à part. Hugo n'est jamais le seul rédacteur. On constate également que les rencontres avec certains esprits attendus sont préparées à l'avance (on lui écrit un poème, par exemple...)

[2] Ce qui ne veut pas dire que l'être humain est de taille à comprendre cette expérience.

[3] Dramaturgie du Livre des Tables, qui s'apparente si souvent à un grand texte de théâtre.

[4] Parallèlement aux récits de rêves, à partir de septembre 1922, les surréalistes feront aussi "la chaîne" autour de la table. Ce sera dans l'atelier montmartrois de Breton, qui donnait alors sur les cabarets "Le Ciel" et "L'Enfer". Voir, par exemple, les textes de Desnos en 1922 ; ou les récits de Breton, Les Pas perdus (1924) et Aragon, Une Vague de rêve (1924).

[5] Ce n'est pas un irrationalisme de mauvais romantisme. Se manifeste ici tout bonnement l'irréductible résistance critique propre à la poésie, qui la rend incapable d'adhérer aux jeux de vérité d'une époque donnée. 

 




Trois questions à Jean-Claude Morera, traducteur de Carles Riba

 

  1. Au ton enthousiaste de votre présentation de cet auteur, on a envie d’en savoir plus sur votre « rencontre avec l’œuvre de Carles Riba ».

 

Vous êtes perspicace… Fils d’un exilé lié à Bierville et au groupe qui y séjourna avec Riba, je connaissais de longue date ce poème mais par sa légende seulement – c’est un texte mythique en Catalogne - et d’une façon toute extérieure. C’est beaucoup plus tard que, voulant approfondir l’héritage de la langue catalane, j’ai rencontré et traduit la cinquième élégie. En vérité ce fut pour moi une surprise, alors qu’un travail intérieur m’amenait à une conception de la vie certes différente mais plus spirituelle, de découvrir une œuvre dont la profondeur va bien au-delà d’un protestation politique ou d’un exercice nostalgique. C’est cela qui, après bien d’autres longues années, m’a décidé à en traduire l’intégralité. 

 

  1. Ce sont les élégies d’un exilé par force. Mais est-on si loin des élégies du gyrovague plus heureux que fut Rilke ?

 

Fin germaniste – il avait étudié la stylistique en Allemagne - Riba connaissait l’œuvre de Rilke. Ses biographes notent qu’il eut entre les mains à Bierville – dans la dernière livraison de la revue Esprit, parue avant la déclaration de guerre  - une traduction française des Élégies de Duino. Cela lui inspira peut-être son titre, en hommage ou plutôt en réponse me semble-t-il au grand poète. Évidemment tous deux prennent pour modèle l’élégie antique et leur façon d’écrire ne sont pas éloignées. Riba lui-même ne fait pas mystère de leur filiation commune avec les romantiques allemands. Et tous deux, de façons bien différentes, s’interrogent sur le mal et le deuil comme ils mettent la liberté de l’âme humaine au cœur de leur méditation.

Mais dans ses notes, Riba prend soin de prendre ses distances avec «  l’orphisme panthéiste de Rilke ». À mon avis ce n’est pas seulement parce que dès cette époque et plus encore dans la suite de sa vie, le catalan se voulut un catholique orthodoxe. C’est surtout parce que l’expérience dont il rend compte est vécue comme une histoire de dessein et de rédemption singulière, comme une rencontre personnelle et une vocation inscrite dans une aventure collective quand, avec Rilke, si toutefois je l’ai bien compris, nous sommes immergés dans l’éternel retour.

 

Carles Riba

 

  1. Vous insistez dans la préface sur vos choix de traduction, en particulier sur votre regret d’être contraint de restituer cette poésie en vers libres. Traduire le catalan, qui pour le profane a l’air plus proche du français que le castillan, oblige donc à tant de sacrifices ?

 

Riba était un puriste et – sans excès de rigidité il est vrai - il avait fait de sa fidélité aux règles de la versification antique un élément constitutif de la poétique des Élégies. Il n’est que lire l’adresse finale ou ses notes introductives. 

Cette façon d’écrire avait entre autres pour but d’ancrer son propos dans une tradition commune occidentale, à vocation universaliste, ce qu’on peut voir clairement dans l’élégie IX.  On a pu remarquer[i] qu’il se serait éloigné de ce but en adoptant, comme il aurait pu en être tenté, le classique décasyllabe catalan.

Formellement, traduire en vers libre contredit donc son propos mais il est vrai aussi que les deux langues en présence sont proches et je me suis appuyé sur cette proximité pour que l’essentiel de la scansion ribienne résonne encore (et autant que possible car l’accent tonique est ou n’est pas) à l’oreille du lecteur. Ce choix qui m’est habituel conduit parfois à forcer un peu le sens des mots en français ou à employer des formules peu idiomatiques. Mais dans tous les cas j’ai voulu rester scrupuleusement fidèle au sens littéral du poème, ce qui m’a paru essentiel compte tenu de sa nature même. Et comme le catalan est très direct, avec beaucoup de monosyllabes, alors que le français est plus discursif, cela m’a obligé quelques fois à composer des vers d’une longueur à mes yeux excessive.

Mais là encore vous touchez à la vérité car j’avoue que ces regrets sont là  surtout pour rendre sensible à un aspect de l’œuvre qui pourrait n’être pas suffisamment entendu et ont donc un petit quelque chose de réthorique…

 

 


[i] Remarque de Mme Marie-Claire Zimmermann, ancienne directrice du Centre d’études catalanes de l’Université Paris-Sorbonne (article publié dans l’ouvrage collectif « les exils catalans en France » PUPS, 2005)

 




Une poésie par le chemin d’une voix irremplaçable

 

à propos des Elégies de Bierville de Carles Riba

 

Des douze élégies de Carles Riba, il est difficile de rendre la forme hypnotique des vers, la densité de la texture. On ne trouve que des mots comme : énigme, mystère, présence mystique, pour former une escorte intellectuelle à cet ouvrage d'une grande intensité. Cependant, on peut peut-être dégager deux choses : le rapport du poète à la matière (aux matières devrait-on mieux dire) et sa relation à Dieu. Il faut aussi parcourir les deux préfaces de l'auteur, pour solidifier son idée. On y trouve une réflexion du poète sur la poésie, dans des termes généraux mais très pertinents, qui facilite l'accès à cette poésie pleine, habitée, à la fois spirituelle et sensuelle. 

 

[...] La Poésie, il faut la chercher là où l'on sait qu'elle est. [...] Elle attend, comme la vérité à laquelle elle est unie, comme la source la plus cachée et la plus pure vers laquelle la soif ouvre le chemin. Comme l'Amour, dont on s'approche en aimant, comme Dieu qui s'aime en celui qui apprend à s'aimer. 

 

 

 

Tout est là, au croisement de l'homme dans sa nature charnelle, son habitus physique, et la divinité, présence lumineuse et complexe. Il s'est avéré assez vite que la perspective de la symbolique empédocléenne pouvait être un accès. C'est-à-dire, une pertinence de l'évocation des quatre éléments fondamentaux de la cosmologie d'Empédocle : l'eau, le feu, l'air et peut-être encore ici, la terre. Car cette poésie qui nous vient de la prosodie catalane, offre une sorte d'univers un peu archaïque, une profondeur antique disons, où l'on peut rencontrer Homère, Orphée et bien sûr les paysages hellénistiques et méditerranéens qui hantent ces élégies.

 

[...] Oh grand coeur satisfait, oh plus pleine
possession de moi depuis l'idée d'un dieu !
Pur en mon énigme, j'ai chanté, sûr que la flamme
qui parlait en moi ne toucherait que mon corps; 

 

Et puisque nous évoquons la Méditerranée, on pourrait élargir le propos à la science des fractales - que l'on compare parfois aux déchirures des côtes maritimes. Car l'observation de ces déchirures, cette rencontre avec l'infractuosité, ici dans le texte français, permet de comprendre et d'englober les nombreuses siginifications qui animent ce chant un peu désespéré du poète catalan. Mais il faudrait alors faire un ouvrage scientifique pour cette recherche et là n'est pas notre propos.

 

Dieux fraternels ! Ainsi abreuvé et inondé de mon propre
pur retour, j'ai traversé, par le dedans de mon âme, vers où vous êtes [...]

ou encore

[...] Tu veilles, blanc sur la hauteur, 
sur le marin qui grâce à toi voit son cours bien guidé; 
sur l'homme, ivre de ton nom, qui au travers de la garrigue nue,
vient te chercher, extrême comme la certitude des dieux;

 

Il reste cependant très certain que la relation du poète à Dieu compose un arrière-fond imaginaire, un répertoire presque mystique qui lui aussi pourrait faire l'objet d'une étude à part entière. Car cette relation au sacré n'empêche pas le recours aux éléments empédocléens. Nous connaissons tous ce verset de Paul : "Notre Dieu est un feu dévorant". On pourrait aisément discourir par exemple sur ce simple mot de Rosée, auquel le poète met une majuscule, pour entrevoir comment cette simple manifestation matutinale et liquide, dépend du feu des cieux et se ressent autant qu'une larme, peut-être, une sorte de coupe de lacrima christi avec son ivresse et sa joie. Cette poésie énigmatique et belle, entêtante comme un un vin, profonde en même temps comme un mouvement intérieur et personnel, permet de saisir l'ombre et la lumière de la Méditerranée, comme une clairière qui se justifie par la forêt.

 

La recherche de la pureté, de l'absolu : dans les mots, dans les rêves profonds de la nuit (ceux dans lesquels on retrouve l'inspiration, qui sait si plus loin encore). Toute innocence est antérieure et est intime (l'âme semplicetta). Attire (?) : peut-être que là où il nous est donné de le sentir le mieux c'est dans l'amour.

 

Et là sera notre conclusion, à laquelle il faut ajouter que l'ensemble du livre, en dehors des douze élégies de l'auteur, en présentation bilingue, s'assortit des deux préfaces aux éditions de 1949 et 1951, d'une petite biographie succincte mais suffisamment outillée, d'un avant-propos du traducteur, et des notes manuscrites de Carles Riba lui-même écrites en regard de la plupart des élégies. Donc, cet ouvage nous livre en français une bonne part de cet auteur, et nous instruit d'une poésie originale et pénétrante.

 




Marina SKALOVA, Atemnot (Souffle court)

 

 

Atemnot (souffle court) est sûrement un livre sur la faiblesse et la beauté de la traduction. Dans la vie, Skalova traduit, écrit de la poésie, du théâtre, des textes sur la littérature, entre autres choses sans doute. Elle passe une grande partie de son temps en Suisse, entre autres pays sans doute.

Son texte est translingue. Marina Skalova se promène entre deux langues. Il y a l’allemand et le français, ses « langues de travail ». Mais il y a aussi je crois la langue absente, celle qu’elle dit « maternelle », qu’elle évoque sans la nommer ni en citer un mot. On peut dire que Skalova est née à Moscou en 1988. Que son livre commence par une citation d’une autre Marina (Tsvetaeva) qui disait : « écrire des poèmes, c’est déjà traduire ». Le reste lui appartient alors on n’en sait rien.   

Son livre est tout de même très francophone : par son éditeur (Cheyne), son introduction et peut-être même sa typographie. Chaque page commence par le texte en français aligné à gauche, et continue, plus bas, avec le texte allemand, aligné à droite. Curieusement ce dernier est en italique, peut-être comme pour faire pencher un peu ce qui est étranger ou pour dire qu’on doit le caresser pour mieux l’apprivoiser. Mais au fond, en traduction, il n’y a pas d’équivalence, la douce trahison se profile toujours, alors forcément l’équilibre se dérobe parfois.

Quelques refus de la traduction à la lettre et quelques emprunts à l’autre langue se nichent ça-et-là au creux du poème pour le rappeler explicitement mais au fond l’alchimie est plus profonde que la simple citation. Ici les deux langues sont un peu l’une l’autre, s’irriguent, pompent leur sangs que le poème rend compatibles, c’est le cœur battant  de « l’imagination translingue » que décrivait Steven Kellman. Si les mots « creusent un sillon » (p.23), c’est dans « les brèches », peut-être quand « la langue se fend » (p.22). Alors les noms communs allemands n’ont pas la majuscule d’ordinaire de rigueur et les verbes français sont parfois des noms communs.

Dans le poème de Marina Skalova, « la peau se poussière » comme « on se peau » chez Loïc Demey (Je, d’un accident ou d’amour, Cheyne, 2014). Elle s’arroge à pas de loup le droit de tordre ses langues, sans y aller trop fort, sans revendiquer, mais simplement parce que parfois, il y a besoin. Est-ce le corps qui veut parler ainsi ? Après tout la langue -avant d’être cognitive et culturelle (Skalova écrit toujours die Sprache, jamais die Zunge)- n’est-elle pas anatomique ? Le poème nous glisse :

 

« Le corps est une hache
qui s’abat dans l’ombre »

 

Atemlos, c’est le titre sous lequel les germanophones ont connu A bout de souffle, de Jean-Luc Godard. « - Los » en allemand cela veut dire l’absence, qu’on n’a plus, que c’est terminé, mais  « -not » cela veut dire qu’on a besoin, que l’on n’a presque plus, qu’il faut respirer. Atemnot, (le souffle court), est-ce le souffle qui est court ou celui qui court ? Marina Skalova nous souffle à l’oreille la beauté à la fois de ce moment-là et de ce mouvement-là : ceux des corps pris dans l’apnée amoureuse, dans le leurre des mots ou dans l’errance territoriale. Avec ses frictions, ses jeux et ses silences, c’est aussi une belle histoire.

 

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Denis HEUDRÉ : autour de la collection “l’Orpiment”

 

 

L’Orpiment, une nouvelle collection de poésie aux éditions le Réalgar

 

Le Réalgar, maison d'édition stéphanoise, tire son nom du composé chimique, dérivé de l’arsenic, extrait entre autres dans la mine Ricamarie, non loin de Saint Etienne. Mais le réalgar est également cité par François Villon dans sa Ballade des langues ennuyeuses (ou venimeuses…)  "En réalgar, en arsenic rocher, en orpiment, en salpêtre et chaux vive, en plomb bouillant". Il était donc tout naturel d’entamer l’aventure d’une nouvelle collection en la nommant l’Orpiment. L’orpiment est aussi un dérivé de l’arsenic, sauf qu’il est jaune et que le réalgar est rouge. C’est Lionel Bourg en alchimiste moderne qui va transformer cet arsenic en poésie, en dirigeant cette collection qui proposera quatre ouvrages par an. Antoine Choplin est le premier à explorer ce nouveau filon avec son ouvrage également très minéral : Tectoniques, illustré par les dessins de Corinne Penin). Olivier Deschizeaux est le deuxième avec une tectonique plus intérieure avec « et la mort comme reine » dans le chaos de la perte maternelle.

 

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Antoine Choplin - Tectoniques

 

Antoine Choplin est un auteur qui aime gravir les pentes des montagnes proches de chez lui, « dans l’espoir des dièdres et autres livres des parois ». Et forcément que l’élément minéral ne lui est pas étranger. Roche d’ici « Au crépuscule des terres / le granit debout / moque le crachin et les lois verticales », ou d’ailleurs « sous la dolomie ocre / dans le chiffon des premiers plis » que l’on escalade « au gréement des sentinelles / la route ira debout / à frôler les épaules » en communication avec les éléments « J’entends le parler-franc / des montagnes // la sereine apostrophe».

Plaisirs des sommets et sommet du plaisir, « le plaisir est un géant debout ». Antoine Choplin explore la tectonique des plis. « voila bien des bontés » ces plis et vallons « en collines assagies bien que / coquines encore par le jeu des rondeurs » ou le corps s’égare. Faire corps avec la montagne quand la montagne est corps « aux parois bat le ressac des sangs »

Dans cette « ode au silex », à l’eau vive des torrents, et aux sommets du désert, partagée entre Crolles et Beni-Snassen, le poète se fait faucon « incendie le silence », « Sur la poitrine faillible des horizons ». Le poème est tectonique quand il fouille comme celui d’Antoine Choplin, dans ces éboulis intimes et ces géologies intérieures, dans une sorte d’élégie égologique.

Un mot aussi pour les œuvres de Corinne Penin qui semblent enraciner le texte d’Antoine Choplin dans la terre blanche de poésie de cette collection l’Orpiment travaillée par Lionel Bourg.

 

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Olivier Deschizeaux - Et la mort comme reine

 

 

 

Olivier Deschizeaux, poète né en 1970 et lauréat en 2004 du prix Louis Guillaume, nous offre une autre vision égologique avec une violente plongée dans l'obscurité du chaos intérieur, moins minérale que Choplin, plus viscérale, dans la dévastation du deuil.

Car l’enfance pour Deschizeaux reste comme un drame. Ainsi en 2014 dans son recueil Au seuil de la nuit, il écrivait «  L’enfance semble être un chien étreint par les larmes du deuil […] l’enfance est une cerise de chrysanthèmes et des pleurs écorchent ta gorge ». Deux ans plus tard, dans cet ouvrage intitulé Et la mort comme reine : «  l’enfance lieu de mort de misère où périt la genèse des rêves ».

Et plus tard, les années passées n'ont rien apaisé de cette « maladie psycho-poétique » dévorante "mes yeux sont un chœur de ténèbres". Les jours "gangrénés par l'ancolie noirâtre", continuent à faire ressortir l’image de la disparue « et ton cadavre de rebondir comme une lune dans la foire à bestiaux »… « Mais il s'avère que cet homme qui erre en moi, que je hante depuis tant de siècles, n'est autre que mon reflet sous tes paupières. ». « sans toi que serais-je sinon une montagne nue un vocabulaire noir ».

Les allusions (illusions, hallucinations ?) mystiques voisinent avec « les étoiles du rock’n’roll » et les « riff de guitare », « des cordes électriques qui étreignent le vent de ton deuil » comme pour rendre plus de fulgurance et d’intensité à ces mots qui ne peuvent laisser indifférent. Comme englué dans cette désespérance en l’absence de seuil à franchir après le deuil, Deschizeaux fouille dans la mort, « sonde la grande nuit » pour se chercher un devenir.

Il y a aussi dans ce livre une tectonique intérieure faite de déflagrations intimes, et d’appels à l’incandescence de l’âme. Poèmes de l’outran(s)e, ces psaumes en courtes proses violentes vont au-delà de la folie. Mais le poète n’est pas là pour choisir entre le bien et le mal, il cherche ce qu’il y a derrière le noir sans se prévaloir de l’excuse d’obscurité.

 

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Leandro CALLE, Une Lumière venue du fleuve

 

 

Poète argentin, Leandro Calle est né en 1969. Il a publié à ce jour huit recueils de poésie. Une lumière venue du fleuve, Les Eléments, Alors, et Passer composent ce recueil. Une édition numérique a initialement paru en 2015 chez Recours au poème éditeurs.

Dans sa préface, Yves Roullière met en évidence le lien intrinsèque entre l’écriture juarrozienne et celle de Calle. Le poème devient son propre art poétique dans un battement où percent présence et réalité. La séparation entre le céleste et le terrestre n’a jamais eu de contours bien définis affirme Calle. Ces suites poétiques sont le récit de cette quête tragique, prométhéenne, de l’homme qui se croit condamné à ne compter que sur ses propres forces écrit Yves Roullière dans sa présentation, Une Lumière venue du fleuve lie le céleste au terrestre, le charnel à la déité. Calle chevauche la force des mythes, sacralise jusqu’à sa fragilité d’homme, ne survit de lui que la poésie incarnée, illuminée : Je suis au milieu du feu/ et je ne brûle pas. On serait tenté de rêver (peut-être à juste titre) qu’il ait résolu cette énigme soufie : Lorsque vous soufflez sur une flamme, dites-moi où elle est allée et je vous dirai d’où elle est venue. Lire Calle, c’est se dénuder, se libérer de ses oripeaux et illusions, le poème ne vaut que lui, il vibre, non comme un objet séparé du monde mais tel un fragment pur du passage fugace de l’homme sur terre. La brûlure est un enfant abandonné écrit le poète dans Annonciation du feu. Chute, errance, perte, le poète pourrait s’engluer dans un lamento sans fin : quittant toujours le lieu d’où je ne suis pas parti// Soudain ta main me retourna/et tel Adam je suis allé me cacher parmi les plantes, son souffle fort de minotaure pourrait buter sans fin sur la pierre privée de failles, mais les images percent et gravent des indispensables ciselures dans la transparence même du monde qui, sans elles, ne serait qu’opacité dérivante.

Calle résiste au tragique cousu d’un fil de feu/gît dans la pierre/ un immobile Prométhée. Dans ces suites poétiques, le fil est  cependant moins le signe d’une lutte que celui d’une nécessaire acceptation de la condition humaine. La poésie de Calle, aussi douloureuse soit-elle parfois, fait se mouvoir et irradier ce fil-passage tel un dieu liant la terre et le ciel. Le père peut partir (Passer) la femme aimée se faire écureuil (Alors) Comme l’écureuil dans le bois/apparaît et disparaît/ainsi ta chaleur// Une ligne de soleil sur tellement d’ombre/. Poésie où convergent les éléments, le poète est le réceptacle de ces alliances, il fait corps et langue avec le monde. Les mythes n’auront pas été prétextes à dire ni vains reflets des tentatives humaines perdues. Captés par la beauté et la force des poèmes, ils se dissolvent dans l’écriture, l’éclairent, l’entraînent, ils se muent en fil dont l’éclat salutaire nous est transmis par cette essentielle écriture. L’antre isolé du labyrinthe est pulvérisé. Poésie des profondeurs-célestes, une lumière venue du fleuve nous guide.

 

 

Les eaux du névé descendent
                        et viennent jusqu’à moi
                                  dans le silence

                        Elles viennent la nuit
                        pour brûler la soif
                       pour courir toujours
                                plus profond

 

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Arthur RIMBAUD Paul VERLAINE, Un concert d’enfers

 

 

Ce 2 Mars 2017, Gallimard, en poésie, frappe fort. En particulier avec un volume énorme, géant, sur papier bible, qui pour tous les amateurs de ces deux poètes majeurs, mythiques, que sont Verlaine et Rimbaud, a des caractéristiques proprement fabuleuses : d’une part l’intégrale des poèmes de Rimbaud s’y trouve, et la majeure partie de ceux de Verlaine correspondant notamment à la période de leur vie créatrice commune. D’autre part, on y trouve une quantité considérable de documents photographiques, reproductions de dessins, de manuscrits, de portraits, de pages de revues de l’époques, de la correspondance qu’ont échangée Paul et Arthur : une sorte d’ambiance historique, d’un foisonnement splendide. Quelle émotion de lire le manuscrit raturé de Verlaine qui commence par : « Il pleure dans mon coeur... », d’être en quelque sorte devant le moment originel d’un écrit poétique fameux… Bien entendu, tout cela s’accompagne d’un magnifique arsenal de notes, de présentations par trois des meilleurs spécialistes de Rimbaud, Verlaine, et la littérature de leur temps.

Ce volume absolument considérable, colossal, est une mine inépuisable de connaissances en particulier sur les relations et interactions entre deux écrivains qui ont visé et réussi à révolutionner la poésie de leur temps, ce XIXème siècle riche en tentatives (réussies) diverses. Une chronologie détaillée, avec illustrations, permet de situer les événements et les circonstances d’une rencontre où l’un et l’autre des deux poètes se sont réciproquement fourni enthousiasme et inspiration, sans que l’on puisse à proprement parler considérer qu’il s’agit « d’influence », car chacun a conservé sa voie et sa personnalité, certes, enrichie cependant, comment dire, d’un solide coup d’oeil de temps à autres dans le jardin du voisin, pour voir quelles fleurs de poétique s’y épanouissaient. Il en résulte un travail d’analyse et de présentation jamais mené jusqu’à présent, pour ce que j’en sais, sur une entreprise créatrice qu’un amour réciproque et imprévu des protagonistes (par son aspect homosexuel essentiellement) a fécondée jusqu’au dénouement de cette liaison. Cependant, il faut ajouter que si Rimbaud a cassé avec cette période de maturation adolescente, qu’il a jugée du reste avec hostilité comme « dégoûtante » à la fin de sa vie lorsqu’on le questionnait à ce propos, l’ouverture intellectuelle que l’alchimie du verbe de Rimbaud a provoquée chez Verlaine est demeurée. Elle a apporté à Verlaine l’audace de poursuivre plus énergiquement dans sa propre voie, ses propres choix, vers ses propres ambitions de poète, que jusqu’alors une certaine timidité envers la bienséance sociale, un certain respect de la bien-pensance, une raideur « embourgeoisée », avaient retenu de pousser, en tant qu’aventure du langage, jusqu’où l’auteur des « Poèmes Saturniens » était capable d’aller.

C’est de ce livre original, d’une richesse inouïe, qu’il faut remercier les trois instigateurs, autant que Gallimard de s’être lancé dans l’édition d’un tel ouvrage. Pour son prix (autour de 29 €), disons-le carrément, le lecteur aura entre les mains une myriade de facettes à la fois concernant les deux fameux poètes, leur temps, leur vision des choses, leurs œuvres. Documents et études qui feront longtemps référence et rendront ce livre passionnant, en quelque sorte infini, indispensable à qui aura eu « l’audace » de commencer à s’y plonger. Si je n’ai pas souvent le goût de louanger de façon dithyrambique nombre de livres, par ailleurs très honorables, dans le cas de ce « pavé-ci » je fais une exception car il mérite vraiment tous les éloges...

 

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Fil de lecture de Lucien WASSELIN

 

 

Nanos VALAORITIS  :  Amer carnaval

 

Nanos Valaoritis est un poète et romancier grec avec qui il faut compter : en 2014, le 43 ème Festival du livre grec lui a été consacré et son œuvre a été distinguée par plusieurs prix littéraires dans son pays ainsi qu'à l'étranger (aux USA en particulier où il reçut en 1996 le prix National Poetry Association). Le présent recueil, intitulé "Amer Carnaval" semble être un choix de poèmes tiré de son avant-dernier recueil qui porte le même titre : c'est du moins ce qu'affirme sa traductrice, Photini Papariga (p 9). Ce qui n'empêche pas Christophe Dauphin de signaler dans sa préface  qu'il est sans doute l'un des poètes surréalistes les plus importants de la Grèce… Et de souligner les rapports de Valaoritis eut avec Elisa et André Breton, et quelques peintres de la même école… Mais Valaoritis  conserva de son passage par le surréalisme, "l'usage d'images insolites et insolentes"… De fait, ce poète grec apparaît dans ce choix de poèmes comme le lointain cousin d'un Jacques Prévert. : "Une phrase échappée / de ses rails mous / a échoué dans une   prairie / vert foncé  avec des orangers…". Il faut signaler que le préfacier évite son travers habituel, à savoir l'attaque systématique contre les staliniens auxquels sont réduits de nombreux poètes sans tenir compte de l'Histoire et de leur évolution personnelle : ainsi Dauphin met-il l'accent sur la lutte contre l'occupant nazi, les différentes dictatures qui se sont succédées en Grèce et contre le diktat européen actuel qui lui font rendre hommage à Ritsos et Valaoritis qui se retrouvent sur le même plan…

Le poème est convenu, la disposition strophique sans surprise mais l'humour est là : "Et maintenant j'ai oublié / ce que je voulais écrire / quelque chose bien sûr / de très banal à première vue". Humour certes grinçant, mais humour cependant, quand tout poète cherche l'originalité. L'image reste insolite : "Les traces des crises d'épilepsie / laissent leurs queues de cheval s'agiter", mais il y a quelque chose de subversif qui s'exprime. La coupe du mot en fin de vers isole des syllabes qui renforcent le côté comique et révolutionnaire du poème : ainsi avec con/sommation ou con/vives. Dans une forme relevant de la raison ou de la lucidité court souvent une image plus ou moins surréaliste où se mêlent l'érotisme (À tout prix), l'actualité technologique (Au lieu de), les références aux poètes du passé (N'en plaise à Dieu ou Au balcon de  Paul Valéry)… C'est la marque de fabrique de Nanos Valaoritis. Jamais il n'oublie le politique (la dette ou l'Histoire) qui vient colorer des aperçus plus traditionnels ou plus prosaïques. Christophe Dauphin a raison de noter dans sa préface que Valaoritis "n'a jamais été fermé à d'autres influences et courants [autres que surréalistes] de la modernité poétique". Et il ajoute : "Disons que, inclassable, Valaoritis est valaoriste ! ". L'édition française d'Amer carnaval se termine par des références bibliographiques de ses parutions en France, l'amateur de poésie  n'aura plus d'excuses, même s'il devra aller en bibliothèque de prêt ou consulter le catalogue des libraires d'occasion pour découvrir ce poète singulier (car certaines de ces références renvoient à un passé lointain dans le milieu du commerce ! )…

 

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Jean-Francois DUBOIS : Une frêle chaloupe

 

Il ne sert à rien de barguigner : j'aime depuis longtemps ce qu'écrit Jean-François Dubois, sans doute depuis "Le cœur de faïence" (1986) qui m'avait définitivement convaincu, à moins qu'il ne s'agisse de poèmes isolés, lus ici ou là, dans une revue ou dans une anthologie… La mémoire est oublieuse ! Aussi est-ce avec plaisir et intérêt que j'ai ouvert "Une frêle chaloupe".

D'emblée, le lecteur est pris dans une écriture savante qui évoque Borges, Claudel, Ponge… Je ne suis pas familier de ceux-ci, sauf peut-être de Ponge, mais certes pas de Claudel : trop de préventions à son égard à cause de Rimbaud ! Mais sans doute ai-je tort : Aragon n'a-t-il pas pas fini par apprécier Claudel ? Il me faudra lire enfin "Connaissance de l'Est"… C'est la réalité qui est mise en doute, à la lumière de la lecture : où se trouve le réel : dans ce qui est vu ou dans ce qui est lu ? "Les couleurs avaient pâli dans dans une nuance verdâtre envahissante, comme si les pelouses ou les berges boisées avaient imposé leur dominante, qu'un même débordement sournois avait rongé lignes et contours" (p 12). Le temps passe et change les choses ; pas seulement la littérature mais aussi la photographie et la peinture. Jean-François Dubois prend son temps pour décrire (l'arrivée du car-ferry Le Warden, dans un port non situé) si bien qu'on hésite devant le genre littéraire auquel appartient le texte : brève nouvelle ou long poème en prose… La description n'est pas avare de termes techniques mais la façon de l'auteur de s'adresser au lecteur et l'arrivée du navire à reculons laissent planer un certain mystère : la réalité s'efface ! Comme elle laisse la place à une sculpture dans l'inhumation d'Yves Cosson…  Jean-François Dubois n'arrête pas de voir le réel au travers des productions artistiques. Ailleurs, c'est un coup de soleil (un effet de l'art naturel) qui rend souriant un cimetière où la vie persiste ! Il y a plus de réalisme dans les proses de Jean-François Dubois qui mêle présent et passé, évocations d'anonymes et de célébrités (relatives, quand il s'agit d'écrivains ! ). Enfin, le dernier texte de ce recueil est un clin d'œil à la vraie vie (comme si tous les autres ne l'étaient pas ! ) : Jean-François Dubois trace son arbre généalogique qui remonte à novembre 1727 (p 43). Non sans humour puisque ce texte se termine par ces mots : "Deux autres générations se succédèrent, en 1865 puis 1900, et ce fut mon tour un peu plus tard en 1950, et vers trente ans, de faire souche moi-même, et ainsi à suivre" (p 51)…

 

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Christian BULTING : Nico Icône des sixties

 

Soient quelques éléments disparates : Christian Bulting est un poète, par ailleurs professeur de philosophie dans un lycée agricole au temps béni d'une activité professionnelle ; Nico n'est pas seulement une icône du Velvet Underground, elle en fut la chanteuse lors du premier album en 1967 ce qui ne l'empêcha point d'enregistrer six albums en solo et de publier un recueil de poèmes, Chemin d'une vie ; une époque, celle des sixties à laquelle tout était permis (ou presque), contrairement à aujourd'hui où tout est interdit (ou presque, sauf en politique ! ).  Secouez le tout et ça donne "Nico Icône des sixties", un  recueil de poèmes de Christian Bulting…

D'emblée, (et ça continue), Christian Bulting se sert de cette icône (qui n'est qu'un prétexte) pour dire qu'il aime les femmes (la femme ? ) et c'est sans doute un reflet de l'époque, de la libération sexuelle… Mais tout aussi d'emblée, il accueille dans ses poèmes des êtres de chair et de sang emblématiques du moment : comme Marianne Faithfull ou Philippe Gicquel ; mais qu'on ne compte pas sur moi pour recopier la quatrième de couverture ! À noter que Christian Bulting dépasse largement le contenu du titre puisqu'il note à propos de Gicquel qu'il est un homme bleu (ce poète ayant publié "Homme bleu, ici même" aux Éditions  Gros Textes en 2008) ou que Ben Laden fut assassiné en 2011 (in Rue Faraday-Landévennec). La quatrième de couverture l'affirme : "Le livre est ponctué de longs poémondes écrits sur le vif à Shangaï…" C'est juste et Christian Bulting s'interroge, tout comme le lecteur, après une digression sur l'armée de terre cuite de Xian : "La Longue Marche des hommes d'ici de ce pays / Pour que chacun ait même poids de droits". L'avenir pousse le passé, mais à quel prix ? Au prix de l'oubli de la Longue Marche ? Il faut s'attendre à un retour du refoulé… Tout se mélange, se succède sans transition : un amour qui finit mal, Riga, le souvenir d'un récital de Colette Magny ; tout est vu au  travers du prisme de Nico, l'icône des sixties… "La Havane", long poémonde à sa façon où se mêlent souvenirs d'enfance, de lecture, des grands-parents, d'une rue de la Havane avant d'aller à Cuba où le Che rêvait d'une vie meilleure pour son peuple d'adoption avant de trouver la mort au fond d'une forêt bolivienne… Une icône, lui aussi !  Etc, je ne vais pas tout résumer ! Il faut lire "Nico Icône des sixties" pour savoir ce qu'est la vie. Car le sait-on jamais ? C'est le temps des confidences, de l'intimité (avec La Baule-Membach-La Baule) qui se brouille harmonieusement aux souvenirs de Guillaume Apollinaire à Stavelot. Le temps passe et Bulting se retrouve grand-père (p 86) mais le désir demeure. Voyage à travers la durée (ah, les solex, les chansons...).

"Nico Icône des sixties" est le roman d'une vie qui se donne à lire. J'aime que Gilles Pajot traverse ces pages, j'aime le pénultième poème (émouvant) consacré à Marlène Diétrich. J'aime tout !

 

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François BORDES : Cosa

 

Cette plaquette de François Bordes est publiée sous un élégant format à l'italienne (22 x 14 cm environ). Elle est accompagnée d'une préface d'Emmanuelle Guattari et de lavis ( ? ) d'Ann Loubert.  Sans doute est-il vain de vouloir situer géographiquement ce long poème en 14 chants. Tout au plus, peut-on relever quelques indices : cathédrale, volcan, Cluny… Et les références à la musique : La Passion de Saint Mathieu (un oratorio de Jean-Sébastien Bach), La Jeune fille et la mort  (un quatuor de Schubert), Let me freeze again the death (une citation qui fait référence à un semi-opéra : musique de Henry Purcell et paroles de John Dryden)… Chant d'amour et de mort, Cosa est l'histoire d'une déliaison ; c'est ce qui en fait l'originalité car trop souvent la poésie chante l'amour, la liaison…

Le mysticisme n'est pas absent de ces pages : c'est ainsi qu'on trouve page 45 ce distique : "nous avions laissé Sade / pour Marguerite Porète". Cette dernière est une mystique du XIIIème siècle qui fut brûlée vive par l'Inquisition, auteur du Miroir des âmes simples qui inspira Maître Eckhart, mystique rhénan qui vécut aussi en grande partie au XIIIème siècle… Reste ce passage de Sade à Porète alors que que les références au divin marquis sont nombreux : Faxelange, Oxtiern ou les infortunes de la vertu… Symbole de la fin de la possession ? De la déliaison ? Sans doute…

Le chemin est long de la possession à la liberté retrouvée. L'état atteint de Wangarapa est significatif de cette dernière. La fin de la liaison est mystérieuse : "mais tu n'étais plus là / et tu ne revins pas" (p 51). Pourquoi Cosa refuse-t-elle le bouquet de feuilles mortes ? Quel symbolisme cache François Bordes dans ce refus ?  Celui de la mort ? Je ne sais. Il faut encore souligner la diversité des mètres utilisés dans Cosa : prose et vers, vers plutôt longs, vers brefs (réduits à un mot), en escalier comme chez le grand Maïakovski, le ton plutôt élégiaque…

Cosa est un recueil prenant, sans doute à cause du mystère qui plane sans cesse.

 

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Hervé DELABARRE : La Nuit succombe suivi de Carène

 

Sans doute est-il difficile (voire impossible) de parler de "La Nuit succombe" d'Hervé Delabarre tant on y peut retrouver l'écriture automatique. Alain Joubert, dans sa préface, met en évidence le surréalisme qui coule dans ce recueil. Il en voit la preuve dans la lecture que fit André Breton de "Danger en rive" : "… c'est chez Hervé Delabarre que Breton retrouve et désigne le chemin de cette poésie qui ne doit rien au calcul, mais tout aux fulgurances de l'inconscient…" (p 10). Revenant à "La Nuit succombe", Alain Joubert relève les mots de vie qu'il oppose aux mots rares...

Les poèmes d'Hervé Delabarre ne vont pas sans une certaine obscurité tant ils explorent cet inconscient dont parle Alain Joubert dans sa préface. Le lecteur attentif remarquera le goût de Delabarre pour l'image  insolite "L'ongle / Incise une nuit capitonnée" (p 17) tout comme pour les mots voisins sur le plan phonétique : "Ainsi va l'immonde / L'antre et l'autre / L'auge et l'ange" (p 18). Le jeu sur les mots n'est pas absent : "mot dire" qui évoque maudire (p 22). Dans la première suite, "Des douves en corps et toujours", le vers se fait bref (réduit souvent à un mot ou deux). "Fétiches", par contre, regroupent deux proses assez longues qui sont l'exemple même de l'écriture automatique (mâtinée de réflexions parfaitement rationnelles). Dans la seconde, on retrouve le sire de Baradel qui traversait déjà quelques pages de "Prolégomènes pour un futur" ; mais l'important n'est pas là, il réside dans le hasard objectif… "La nuit succombe 1" sait se gausser d'une certaine poésie : "la poétesse poétise / et met des bigoudis aux rimes" (p 44) : c'est réjouissant ! L'objectif est bien de capter ce que dit l'inconscient et non de faire joli… Quand ce n'est pas l'ironie qui reprend cette phrase jadis analysée par André Breton dans le Premier manifeste du Surréalisme (1924) et qui devient sous la plume de Delabarre "Laissez venir, marquise, vos cuisses ouvertes à deux battants" (p 56). Même l'attitude anti-cléricale propre aux surréalistes (je me souviens en particulier de cette photographie où l'on voit un crucifix pendu à une chaîne de chasse d'eau ! ou l'ai-je rêvée, ce qui en dirait long sur mon inconscient…) est présente dans un poème d'Hervé Delabarre : "Botter le cul aux pèlerins de Lourdes ou de La Mecque" (p 62) ! "Intermède" (qui regroupe trois poèmes consacrés à des héroïnes de contes traditionnels : Blanche-Neige, le Petit Chaperon rouge et la Belle au bois dormant) est placé sous le signe de la cruauté. Cet ensemble n'est pas le résultat direct de l'automatisme, du hasard tant il est réfléchi mais il exprime parfaitement un certain aspect de l'inconscient et la vision est décapante. L'érotisme n'est pas exempt d'une certaine imagerie convenue (cuissardes, cravache, nudité…) mais il est sauvé par l'humour (la vache qui rit) ! L'irrespect quant à la mort est de mise… La multiplicité des personnages qui apparaissent dans "La nuit succombe 2" assurant une distanciation salutaire et rendant acceptables l'irréligion et l'érotisme (la vulve est omniprésente) de  ces poèmes.

La seconde partie du recueil est un longue (une vingtaine de pages) et libre médiation sur le mot carène qui s'est imposé pour sa sonorité. Les mots jouissent, s'accordent et s'abouchent pour leur musique, pour leur bruit sans aucun rapport au signifié comme le souligne Hervé Delabarre dans ses explications liminaires. Au total, ce livre témoigne du surréalisme qui irrigue la production de maints poètes qui ne s'en réclament pas ouvertement mais qui n'ont jamais fini de payer leurs dettes. Tant le surréalisme a été une porte qui reste ouverte.

 

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