En souvenir de Joëlle Gardes-Tamine (1945–2017)

La rédaction a reçu, de la part de ses lecteurs et collaborateurs, de nombreux témoignages de respect et d'affection pour Joëlle Gardes-Tamine, linguiste, universitaire, poète, essayiste, traductrice - et femme engagée, qui vient de nous quitter...

Afin de marquer notre participation à ce mouvement de remémoration, nous avons décidé de vous proposer le poème "Hôpital", donné par Angèle Paoli, qui l'avait publié dans l'anthologie 116 Femmes poètes contemporaines.

Ce texte, qui évoque un vécu intime des dernières années de la poète, est suivi de l'hommage de Jean-Charles Vegliante, qui a eu la chance de travailler avec l'humaniste férue d'italien et la passeuse de culture qu'était cette grande dame discrète.

 

Joëlle Gardes - © Adrienne Arth

Joëlle Gardes - © Adrienne Arth

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HÔPITAL

Il flotte une odeur de désinfectant de tristesse et d’espoir meurtri
des voix s’élèvent dans les couloirs sans briser le silence
un tunnel de lumière blafarde aspire celui qui est couché sur le lit aux montants métalliques

Une parenthèse s’est ouverte dans la vie ordinaire dont on ne sait quand elle se refermera
si elle se refermera

L’esprit flotte au-dessus du corps
la goutte qui tombe dans les veines scande un temps de passivité et d’attente
un temps inhumain

Et puis il y a la nuit
la pensée s’affole tourne et retourne sur une même note d’angoisse
des lumières tremblent au loin derrière la vitre sale
des phares traversent un espace auquel on n’a pas droit auquel on s’interdit superstitieusement de penser qu’on aura droit à nouveau
parce qu’on est nu
qu’on a déposé les armes du maquillage et du vêtement de ville
parce qu’on se confond avec un numéro de chambre ou le nom d’une maladie

Et puis il y a la nuit fangeuse à traverser et l’on atteint épuisé la rive
bruits de chariots
odeur de café insipide
ersatz de vie

Ni les êtres qui lui sont le plus chers
ni les projets auxquels il croyait tenir ne rattachent le malade au monde
Il dérive au rythme lent du liquide qui s’écoule dans les tuyaux
Demain ne sera plus jamais un autre jour mais le même encore moins lumineux et plus vacillant

Et soudain elle pense au bain matinal l’été quand les tourterelles roucoulent dans les pins et que les mouettes tournent en piaillant au-dessus du bateau de pêche qui rentre au port
elle pense à la chaleur des galets aux cris des enfants qui s’éclaboussent
au goût de sel sur la peau
et demain lui paraît lointain mais autre et elle sent le fil qui la rattache au monde.

Joëlle Gardes
Texte inédit pour Terres de femmes (D.R.)

 

Que peut-on dire quand un être aussi plein de vie, chaleureux et exigeant, d’une telle compétence – si évidente qu’elle s’imposait d’emblée sans besoin de son autorité – et d’une parfaite disponibilité, vient à disparaître ; alors que, bien que devant suivre un traitement médical, jusqu’aux derniers jours il a dispensé intelligence et gentillesse, a partagé un travail intellectuel et poétique de premier ordre, a continué de produire et de traduire de la vraie poésie, la sienne et celle des autres ? Que tout est injuste sans doute, et injustifié, ce qui au demeurant est parfaitement trivial, inutile. Je n’étais pas pour elle un ami de longue date, mais j’ai su tout de suite que Joëlle Gardes nous faisait un vrai cadeau en demandant à se joindre à mon petit groupe de traduction de l’italien, auprès de la Sorbonne Nouvelle (plus tard, elle nous a dit qu’elle était professeur émérite à l’autre Sorbonne, Paris 4). Nos travaux complexes de pratique-théorie traductive, elle s’y est plongée aussitôt, nous apportant – outre sa grande sensibilité littéraire – quelques lumières stylistiques et grammaticales de francophone, ce dont nous avions bien besoin (ses fréquents rappels à l’ordre sur l’ordre des mots, si fluctuant en italien, ne sont pas près de s’effacer de nos mémoires) ; la métrique, l’un des fermes piliers de nos orientations – et comment faire autrement, quand il s’agit par exemple des Chants de Leopardi ou de formes fixes employées par certains contemporains ? – ne la prenait certes pas au dépourvu (rappelons, proches de Molinié, ses ouvrages sur rhétorique et poétique). Elle traduisait du reste déjà de l’italien, nous ne le savions pas tous à vrai dire tout au début, en particulier du jeune Tommaso Di Dio, chez Recours au Poème (où chacun s’en souvient bien), puis (avec moi) de l’un des plus marquants poètes italiens du début de ce XXIème siècle, Mario Benedetti. Par ailleurs, rejoignant les intérêts de nombre d’entre nous (surtout Mia Lecomte), elle nous avait confié récemment qu’elle avait un livre de poèmes d’Edith Bruck, bilingue, quasiment prêt chez un éditeur français. Les plus jeunes chercheurs découvraient ainsi peu à peu combien elle, Mme Gardes Tamine, avait déjà à son actif.

Joëlle continuait de venir souvent à Paris, entre autres bonnes raisons pour ses petits-enfants. Les séances du séminaire CIRCE étaient bien sûr ajustées en conséquence. Mais nous avions aussi l’habitude d’échanger idées, propositions et critiques par voie électronique, tant privée que circulant sur notre petite liste. L’un de ses derniers messages, de début juillet 2017, portait un très ordinaire : « Cher J.C., voici le dernier texte [… des traductions de Benedetti]. Je rentre du bain, un pur délice. Je penserai bien à vous cet après-midi [Séminaire Leopardi], avec regret. Amitiés ». Le traitement allait bientôt restreindre ces sorties, mais jusqu’à la fin, encore une fois, l’activité intellectuelle et l’attention amicale ont continué intactes aussi bien pour son écriture que pour ses traductions, que pour sa participation à nos propres travaux poétiques et universitaires. Le 13 septembre, j’ai dû annoncer la brutale nouvelle de sa mort à notre « compagnia picciola », alors que chacun se réjouissait d’imminentes retrouvailles, autour de Leopardi et de nouveaux hyper-contemporains : je recopie : – Elle a été pour nous un apport précieux en tant que poète, traductrice, grammairienne.
Son nom complet, pour qui ne l'aurait pas su, était Gardes Tamine, universitaire de renom, mais sa modestie lui faisait séparer travaux scientifiques et poésie et/ou traduction. Elle a donné récemment à notre revue DANTE un remarquable article à propos (et à partir) d'une nouvelle traduction de La Comédie en vers, "Ô qui dira les torts de la rime" (Dante XIII, 2016-17) – vous pouvez trouver cette publication sur les présentoirs de notre B.U. Son dernier recueil : Histoires de femmes, dessins de S. Lovighi Bourgogne, éd. Cassis Belli, Cassis, 2016.
Et vous pouvez consulter facilement : http://www.joelle-gardes.com/. [J’apprends que cette grande amie a été incinérée le lendemain, dans l’intimité, à Aubagne ; à côté du cimetière des Fenestrelles. Oui, “le temps a une façon de rire qui est répugnante”, F. Fortini].

 

– Lire aussi, entre autres, l'hommage rendu sur le site Fabula.

Jean-Charles Vegliante

Présentation de l’auteur




Damien Paisant, Une part d’embryons poétiques

 

Harmonie

Depuis ce matin
Je ne vois rien
Qui brille,
Pourtant le soleil
Me regarde,
Ses rayons me parlent
Mais je n’écoute pas...
Je ne fais qu’entendre
Le tonnerre
Et la foudre d’hier
Qui ont frappé
Sans prévenir
A ma porte grinçante ;
La nuit arrive,
C’est une occasion
D’approcher le chaos
De mes jours sans
Et d’y découvrir
Ses riffs
D’espoir et de désespoir
Toujours en accord ;
Ainsi je ferai en sorte
Demain
De voir enfin
Le soleil
Et de lui répondre
Par un sourire.

 

 

 

Toujours

Rien ne ronfle
A part l’espoir
De ton retour,
Tu ne reviens pas
Mais nous te devinons
Quelque part
Dans notre mémoire,
Jusqu’à ce que
Ton image
Nous trouve
Loin du mirage;
Respirons
Ce parfum d’angoisse
Pour n’en tirer
Que l’essence
Ou plutôt l’audace
Des fleurs sauvages
Qui poussent
Sans eau,
Même en pleine sécheresse.

 

 

 

Prochaine fois

Nuit-éclair
Je n’ai vu de toi…
Qu’une suite de dioramas
Déjà oubliée;
Tu es arrivée
Comme un train
A grande vitesse
Que j’ai attendu
Et qui ne s’est jamais arrêté;
Ce matin je ne retiens
Que ton absence
Mais je n’oublie pas
Que tu existes;
Nous nous sommes ratés,
Ce sont des choses qui arrivent;
Demain nous ferons mieux
Que de rattraper le temps perdu,
Nous en inventerons un nouveau.

 

 

 

Nuit blanche

Plus rien ne scintille
Dans ses yeux,
C’est un soir de brouillard
Au visage masqué
Qui dissimule ses étoiles
Derrière une fumée rouge;
Le ciel fait ressortir
Des éclairs de colère,
Ses veines gonflent
Jusqu’à l’éclatement de la foudre
Sur un chêne à bout de forces;
Rien ne dort
A part le spectre
Du mort
Qui m’a donné
Vie;
Il est temps de rallumer
Le flambeau de mes rêves,
A nouveau
Le phénix pourra se réveiller.

 

 

 

Détaché

Tout dort
Dans ma chambre noire,
Tout dort
A part les rayons blancs
D’un ciel qui se lève;
Je me réveille,
C’est un matin d’hiver
Au vent furieux
Qui frappe à ma fenêtre
Jusqu’à mes oreilles;
Sifflement
Le disque céleste
Ne tourne plus
Comme avant,
Même les oiseaux chantent faux;
Chut
Lentement
Je me dépouille
De toute nostalgie
Comme l’arbre
De ses feuilles
Aujourd’hui mortes,
Enfin libre.

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Ressusciter Maïakovski, poète de la révolution de la pensée

Secouant les têtes par les explosions de la pensée,
dans le fracas de l’artillerie des cœurs,
se lève hors des temps
une révolution autre,
la troisième révolution,
de l’esprit.

Lettre ouverte de Maïakovski au CC du PCR
expliquant quelques actes dudit Maïakovski

 

Qui est Vladimir Maïakovski ? Un poète contemporain de la révolution bolchévique (il a vingt ans en 1914), y adhérant passionnément, y demeurant fidèle malgré le totalitarisme, poète officiel du régime soviétique (malgré tout, c’est-à-dire avec un costume retaillé par la censure), érigé en monstre sacré par Staline. Un poète qui ne laisse pas indifférent, affublé d’éloges ou de critiques toujours extrêmes, coincé dans une vision du monde dramatiquement binaire opposant les prosoviétiques (communistes, marxistes, matérialistes) aux anti. Cette dualité idéologique a orienté la lecture de son œuvre et en a déformé et appauvri le sens.

Ressusciter Maïakovski (La 5e Internationale), Caroline Regnaut, Editions Delatour France, 192 pages, 16 euros

Ressusciter Maïakovski (La 5e Internationale), Caroline Regnaut, Editions Delatour France, 192 pages, 16 euros

Une fausse image du poète, qui mutile sa pensée

 Maïakovski est peut-être une « star people » victime de son charisme. Il est devenu plus important que son œuvre, au point qu’on ne peut la lire sans le voir. Voyou à la chemise jaune à ses débuts, acteur d’un one-man-show délirant avec sa pièce Vladimir Maïakovski, premier rappeur à scander ses milliers de vers devant les foules déchaînées, comme aujourd’hui les rock stars. Ses amours ont fait l’objet de commentaires et de récits (après sa mort) dignes de la presse à ragots occidentale.

Il a été piégé par son image médiatique. L’esthétique des débuts de la photographie était sérieuse, les portraits adoptaient des poses hiératiques sombres. Ainsi disparaît son rire, son visage gai, enfantin, bouffon, son goût rabelaisien pour la joie, la dérision, qui se lit dans toute son œuvre. Cette iconographie tragique a déformé la lecture de ses textes, comme en témoignent les traductions existantes, comme s’ils avaient voulu faire correspondre ses textes à l’image qu’ils avaient de leur auteur, celle d’un amant maudit, celle d’un porte-drapeau du régime soviétique et celle d’un maniaco-dépressif. Or ces trois aspects, l’amoureux fou et malheureux, le révolutionnaire survolté et naïf, le tourmenté suicidaire, ne sont-ils pas l’archétype de ce qu’on appelle l’âme russe, étiquette réductrice, du même niveau de véracité que de dire que la France c’est « la vie en rose », par exemple ?

Pourtant Maïakovski a adopté deux stratégies pour qu’on l’oublie en tant qu’auteur : il s’est incorporé à son œuvre en tant que personnage, presque partout de façon systématique et très impersonnelle, peu intimiste (son poème L’homme, par exemple, en 1917, est sous-titré « Une chose »). Il s’est chosifié lui-même en donnant aux objets une place originale : ce sont eux qui réclament la révolution, c’est-à-dire une relation d’écoute et une réponse adaptée à leur appel. Dans son poème La 5e Internationale il se dévisse l’oreille puis le cou et monte ainsi pour avoir une vision panoramique puis céleste jusqu’à devenir « quelque chose comme une immense station de radio » pour écouter la musique des sphères.

La seconde stratégie qu’il a mise en œuvre pour éviter qu’on le prenne comme objet d’étude plutôt que ses textes est d’intégrer à ceux-ci leur propre critique, de façon à y répondre lui-même, pour éviter les méprises, les interprétations fausses (toujours dans La 5e Internationale) :

« Excusez, camarade Maïakovski, vous braillez tout le temps : “Un art socialiste, un art socialiste”. Et dans vos vers, il n’y a que “moi”, “moi” et “moi”. Je suis une radio, je suis une tour, je suis ceci, je suis cela. Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Il répond en intitulant son paragraphe « Pour les incultes », puis il revient à son poème : « Maintenant le poème lui-même » (c’est-à-dire après avoir exposé la méthode de dévissage et répondu aux critiques).

 Une autre idée de l'amour : l'éveil d'une conscience philosophique

 Peine perdue, car tous ont décrit son « ego surdimensionné », son « âme d’amant maudit », etc. Alors qu’il répète inlassablement le contraire : il est un grain de poussière, un ange, un nuage (Le Nuage en pantalon, 1915), et l’amour pour une femme n’est pas déterminant, il ne parle que de l’amour philosophique, avec Copernic pour rival (Lettre de Paris au camarade Kostrov sur la nature de l’amour, trad. CR) :

 Aimer,
c’est hors des draps
déchirés par l’insomnie
s’arracher,
jaloux de Copernic,
de lui,
et non du mari de Maria Ivanovna,
en le prenant
pour son
rival.

 Pour changer de regard sur cette œuvre, il faut oublier son auteur, le contexte historique et personnel, et les analyses existantes. Replonger dans le mot à mot du texte original fait apparaître, sous la plume de tous les traducteurs, des déformations surprenantes. Chaque vers traduit cache un sens étouffé, y compris le titre du poème Про это, par exemple, qui est à traduire simplement par À ce propos, en faisant le lien avec son poème précédent, La 5e Internationale, dont il est en réalité la troisième partie annoncée par le dernier vers (en prose, exceptionnellement) :

Le plus intéressant, bien sûr, commence maintenant. Personne d’entre vous ne connaît précisément les événements de la fin du XXIe siècle. Moi, je les connais. Et c’est ce que décrit ma troisième partie.

« Ce long poème (une cinquantaine de pages) est organisé en trois parties : "la ballade de la geôle de Reading", "la nuit de Noël", "la requête adressée à (s’il vous plaît, camarade chimiste, complétez vous-même)". Chaque partie est composée de sous-parties titrées en marge, 11 pour la première, 21 pour la deuxième, et 3 pour la dernière ("Foi", "Espérance", "Amour").

Le titre (Про это) a été traduit par "De ceci" ou encore "Sur ça". Maïakovski a l’art des titres slogans, des mots ultrasimples, des raccourcis percutants. Le sens de ce titre n’est pas dans le mot это, mais bien dans про ("à propos de, au sujet de, sur, quant à"). En réalité c’est surtout la préposition qui a une signification et c’est à dessein que это ("ça") doit être vidé de sens, puisque ce dont parle ce poème est innommable, comme le dit explicitement le prologue :

SUR QUOI – SUR ÇA ? À PROPOS DE QUOI ?

 Dans ce thème Dans ce thème,
personnel, à la fois personnel
domestique, et petit,
chansonné par mille rechanté pas une fois
et mille voix, et pas cinq,
j’ai tourné, écureuil poétique, j’ai tourné, écureuil poétique,
et veux tourner encore une fois. et je veux tourner encore.

[...]

Le nom Le nom
de ce de
thème ce thème :
c’est l’a... ! ...... !

*  *  *

ПРО ЧТО – ПРО ЭТО?

 В этой теме,
и личной
и мелкой,
герепетой не раз
и не пять,
я кружил поэтической белкой
и хочу кружиться опять.

[....] Имя
этой
теме:

. . . . . . !

*  *  *

Le thème du poème n’est pas l’amour, il a prévenu lui-même cette méprise, en ridiculisant la poésie intimiste des amoureux malheureux gémissant sur leurs chagrins personnels ("La poésie c’est reste assis et gémis sur une rose..."). Sans le comprendre, on lui a même reproché d’être tombé dans l’ornière qu’il avait raillée, parce que le point de départ du thème de ce poème est une séparation prolongée d’avec la femme aimée. Mais expliquer l’œuvre d’un poète par sa biographie c’est la réduire et non l’éclairer, et s’il intègre l’anecdotique de sa vie dans son poème, il faut en chercher la signification dans son œuvre elle-même et non dans sa vie.

Ce thème est celui de la recherche d’une pensée différente, qui ne peut émerger que dans la solitude (dans la "geôle de Reading" où il s’est enfermé), qui aboutit à une transmutation (il se transforme en ours blanc), à une mort et à une résurrection symboliques, et fait accéder à une autre vision du monde, une autre compréhension de la vie : c’est la révolution intérieure. Ce thème est donc "à la fois personnel et petit" car c’est un travail sur soi en tant qu’individu (et non en tant qu’élément d’une classe sociale), et il concerne non l’ego (le moi psychologique qui enfle à mesure qu’on l’analyse) mais le je "petit", dans lequel se reflète l’univers. Le travail sur soi n’est pas grandiose, spectaculaire, il est invisible. La révolution intérieure s’opère par une inversion de la pensée qui, de dualiste, plate et verticale, devient ainsi une roue circulaire comme la cage de "l’écureuil poétique". Ce thème révolutionnaire est l’unique objet de toute son œuvre, chanté plus d’une fois et même plus de cinq (le chiffre cinq a son importance), c’est-à-dire déjà à travers Vladimir Maïakovski (1913), Le Nuage en pantalon (1914), La Flûte des vertèbres (1915), La Guerre et le Monde (1916), L’Homme (1917), Mystère-bouffe (1918), 150 000 000 (1920), J’aime (1922), La 5e Internationale (1922). Et si Maïakovski ne le nomme pas autrement que par des points de suspension, ce n’est pas pour jouer aux devinettes, car il utilise toujours un langage non sibyllin, le plus direct possible. C’est pour désigner littéralement l’indicible, suivi d’un point d’exclamation – l’émerveillement, la joie. 

Cette étude analyse ainsi les œuvres du poète quasi dans l’ordre chronologique, à travers cinq axes ((Qui seront les axes qui vont définir la théorie de la pensée symbolique développée dans mon essai suivant, une nouvelle épistémologie apte à décrypter toute œuvre d'envergure.)) :

« La première partie de cette étude démystifie le thème de l’amour, qui n’est pas un sentiment mais un concept philosophique pour accomplir la révolution de la pensée. La deuxième partie dirige le projecteur sur le théâtre, instrument de l’appel, qui est l’appel des objets. La troisième partie analyse l’alliance, c’est-à-dire le lien de l’individu au langage créateur, à travers la poétique comme programme révolutionnaire. La quatrième partie montre comment les œuvres de propagande servent une autre révolution, non politique mais philosophique. La cinquième partie décrit à la fois le moteur de cette révolution, la joie et l’enthousiasme caractérisant l’esprit d’enfance, et son but, la résurrection, l’éveil. »

Elle propose une retraduction et une analyse rigoureuse des grands textes (les poèmes font plusieurs dizaines de pages), depuis Le Nuage en pantalon (1915) jusqu’au dernier, À pleine voix (1930), en passant par La Flûte des vertèbres,J’aime, La Guerre et le monde, L’homme, À ce propos... Sans oublier les cinq pièces de théâtre, Vladimir MaïakovskiMystère-bouffe, La Punaise, Les Bains, et Moscou brûle. Mais aussi de nombreux vers (poèmes courts), entre autres ÉcoutezÀ Sergueï Essenine, Vers sur le passeport soviétique, Vers posthumes.

Ce livre présente de larges extraits bilingues des œuvres analysées, dans la traduction existante avec en face à face la retraduction littérale proposée par l’auteur, suivies du texte en russe. Même les titres des poèmes sont retraduits pour respecter le mot à mot. Cette démarche est conforme à l’esthétique de Maïakovski, qui était contre toute volonté de faire du beau, de la poésie bien léchée.

L'appel à la révolution intérieure

Ainsi Maïakovski est le porte-drapeau non d’une révolution politique mais bien d’une révolution intérieure ayant pour modèle le Christ lui-même, figure qui a été censurée, puis très minimisée, incomprise. Le Nuage en pantalon devait s’intituler « Le 13e apôtre », titre refusé par la censure. Le programme de ce poème était : à bas votre amour, à bas votre art, à bas votre ordre, à bas votre religion. Tout en étant athée et anticlérical, il n’a pour tout horizon que la conscience christique, à travers les thèmes omniprésents de la crucifixion et de la résurrection. Il parle de sa vie comme d’un Évangile (dans L’Homme, poème singulier, ni religieux ni parodique), il se crucifie en permanence, dès le Nuage :

Mais moi parmi vous je suis son précurseur ;
je suis là où est la douleur, partout ;
sur chaque goutte du flot de larmes
je me suis crucifié sur la croix.
Dans la Flûte des vertèbres :
Je porterai mon amour,
comme l’apôtre des temps anciens,
par des milliers et des milliers de chemins.

...

La fête et ses couleurs, pour le jour d’aujourd’hui.
Que la magie
naisse, pareille à la mise en croix.
Voyez,
je suis rivé au papier
par les clous des mots.

Alors Maïakovski serait un maniaco-dépressif suicidaire ? L'analyse de son œuvre montre qu'elle est conduite avec une grande rigueur, la conscience lucide d’un projet global qui peut avoir pour seul titre La 5e Internationale, définie comme l’avènement d’une nouvelle ère d’amour universel. Une fois son œuvre achevée en ses huit parties annoncées, l’auteur décide de mettre fin à ses jours, mort préparée, en laissant quelques vers signifiant non un inachèvement mais sa résurrection, sa parole posthume.

Car il a demandé, dans les pages finales d’À ce propos (« Foi»« Espérance» et« Amour», thèmes typiquement christiques), à être ressuscité par ses mots, tel le Christ par son verbe (trad. CR) :

Ressuscite
au moins parce
que moi
en poète
je t’attendais,
j’avais rejeté l’absurdité quotidienne !
Ressuscite-moi
au moins pour ça !
Ressuscite
je veux finir de vivre ce qui est mien !
Afin qu’il n’y ait plus d’amour servile
conjugal,
concupiscent,
alimentaire.
Afin que, maudissant les lits,
se levant de sa couchette,
dans tout l’univers l’amour soit en marche.

La résurrection est sans aucun doute le véritable sens de sa démarche révolutionnaire, qui vise la révolution de la pensée et l’éveil de la conscience individuelle.

L’âme russe peinte par la pensée dualiste serait une attitude non maîtrisée dictée par la primauté brute des émotions, l’excès des réactions impulsives, l’impuissance désespérée d’un engagement collectif. Alors que Maïakovski réalise un projet fondé sur la raison mathématique, la lucidité implacable, la sagesse d’une conscience éveillée. L’appel à un éveil individuel n’est typique d’aucun peuple, mais universel. À moins que justement cette conscience humaine, proprement christique, à la fois orientale et occidentale, soit une sensibilité particulièrement russe, qu’aucun athéisme ne peut effacer et qu’aucun dogme religieux ne peut contraindre.

Présentation de l’auteur




Trois lectures de Voltige ! d’Isabelle Lévesque

Trois lectures croisées de Voltiges! d'Isabelle Lévesque, trois regards d'Hervé Martin, de Marie-Hélène Prouteau et de Lucien Wasselin ouvrent de multiples pistes de lecture...

Isabelle LÉVESQUE, Voltige ! , peintures de Colette DEBLÉ, postface de Françoise ASCAL, éditions L’Herbe qui Tremble, Avril 2017, 96 pages, 14 €.

Isabelle LÉVESQUE, Voltige !, peintures de Colette DEBLÉ, postface de Françoise ASCAL, éditions L’Herbe qui Tremble, Avril 2017, 96 pages, 14 €.

Lecture d'Hervé Martin

Auteure d’une quinzaine de livres, Isabelle Lévesque est poète. Elle écrit des textes sur la poésie contemporaine et collabore à de nombreuses revues littéraires. Elle aime à ses heures photographier les fleurs, notamment le coquelicot qu’elle affectionne particulièrement.

Voltige ! est accompagné de peintures de Colette Deblé et d’une postface de Françoise Ascal. Son titre aérien me fait songer à des mouvements d’acrobaties ou à ceux de feuilles qui tombent dans le travers du ciel à la fin de l’été. Ils sont peut-être ici sentiments équivoques éprouvés par Isabelle Lévesque, oscillants entre joie et nostalgie. Des « virevoltes » d’émotions emmêlées à cette « mélancolie des jours infinis ». Ils se confondent aux paysages. La poète les traduit dans ces poèmes qu’elle nous offre.

Les fleurs, les blés, le ciel… enluminent les poèmes quand en filigrane transparaît « autre chose ». Dans les couleurs rouges du coquelicot, bleue de la fleur presque éponyme ou blond des céréales, les poèmes rivalisent avec la nature. Ils partagent un trouble né d’une émotion sans cesse renouvelée en son sein.

Pour toi le végétal attrait d’un monde inconnu

Tel un fil d’Ariane, le coquelicot, cher à l’auteur est récurrent dans les poèmes. Il est un symbole de force et de fragilité, de fugacité et de permanence, d’amour et du sang qui brûle dans les veines.

(ta ramification), / proie le cœur / coquelicot

Un dialogue naît de cette pérégrination à travers la nature. Le « tu », le « nous » sont employés sans que le lecteur ne parvienne à en déceler les sujets. À qui s’adresse ce « Viendras-tu ? ». À un être proche ? Au poème ?  À l’émotion ?

Mêle /ton nom mon ombre et lèvres/ aux pétales du ciel. / Voltige !

Le livre est le fruit d’une quête de plaisirs sensoriels éprouvés au cœur de la nature. La poète crée un lien avec elle. Elle le tisse dans l’exhalaison de senteurs, l'inouï des paysages et des couleurs.
Mais de poème en poème le lecteur perçoit la présence d’un « autre ». Et la quête se métamorphose en celle d’un temps ou d’un être perdu.

J’ai bu, longtemps cherché ta  ressemblance et, / présage de coquelicot, ma robe nue tournait / le 10  juillet.

L’incarnation que supposent certains vers : « tes cris », « je revois tes yeux », « tu prends ma main », « les heures sans toi. »…nous fait penser à l’absence d’un être cher.

Tout ce que j’observe, devenu légende, abonde. Le poème détache chaque croix, signe, hirsute et sauvage (il sera). Tu. Chaque fois, tu.

Et plus loin

La syntaxe brasse les pronoms ressassés, la phrase les berces, les inverse…

L’émotion née de la nature se mêle aux sentiments intimes. Leurs ferveurs chatoient dans les couleurs et ils sont chamboulés comme un pétale ou une feuille dans le vent. Voltige ! pourrait être une allégorie d’un être face à l’imprévisible de la vie et à la confusion des émotions.

Toi nuage couronne, 
Je suis la plume trempée. Nous achevons le cours du fleuve
et les ossements deviennent poussière du chemin,
ombre bordée de fleurs sauvages

Isabelle Lévesque circonscrit ici un territoire commun qu’elle partage avec cet hypothétique « autre », innommé et pourtant si présent.

La poussière changeante / livre et délivre l’identique frayeur / de se perdre.

Le « tu » dans son emploi est indéterminé entre le « soi » et cet « autre » auquel le livre silencieusement renvoi. Un « tu » indéterminable et cher, au cœur d’un sentiment passionné qui réunirait - à jamais et à nouveau - deux êtres.

Nous
en cette suspension,
la grâce affine le doute.
Nous
liés à chaque étape, reconnus.
… 

Les mots manquent dans la suffocation du chagrin. Et l’écriture, parfois discontinue dans certains vers, est privée de petits mots charnières qui font lien. Mots seuls se succédant pour illustrer le souffle coupé court devant une inadmissible réalité que seul peut-être le coquelicot cautérise.

Le coquelicot recoud au ciel
les brides de mots  : corne féconde,
poids d’écorce égratignée
pour que l’ambre un jour signifie.
… 

La poésie est un recours. La beauté inouïe de la nature, semblable, s’y accorde. Toutes deux, unies, suturent les blessures de la vie.  Je ne peux pas occulter la lectrice passionnée par Thierry Metz, pour voir ici le bras tendu des mots vers un ailleurs inaccessible. À l’instar du poète maçon, Isabelle Lévesque tente de retrouver cet « autre » par la force du refus, celles des mots et de la poésie.

Vivre écrire – sans tourment, 
pure perte
pétales nus loin des blés.

 

Lecture de Marie-Hélène Prouteau

Avec ce titre surprenant Voltige !, le nouveau recueil d’Isabelle Lévesque - accompagné d'une belle postface de Françoise Ascal  - se place sous le double signe de l’injonction aérienne et de l’impératif. Que dire de cet impératif qui résonne à de multiples reprises dans ces vers : « Aime le vent », « Consens le printemps crie », « Ne te retourne pas, jamais, retiens tes mains, la feuille écartée te montre », « Malmène mes yeux froids », « Naisse encore le jour : reviens » ? Souvent placé à l’entame d’une strophe, vœu pressant, apostrophe, ordre, sommation, il évoque la tonicité d’une voix singulière. Celle d’une femme qui dit l’amour en poésie. Un peu comme Marie de France, cette autre femme poète, chantre de la fin’amor courtoise dont l’ombre se glisse dans le recueil avec l’évocation du Lai du chèvrefeuille.

Dire le désir féminin à l’impératif, dans sa nudité incarnée, voilà qui renouvelle le thème du chant d’amour, l’adverbe « passionnément » répété dans ces vers y pointant exaltation, « fièvre » du mouvement. La poète entre ainsi en parfaite connivence avec les lavis de l’artiste Colette Deblé. Des corps féminins libres, légers, victorieux, qui donnent l’impression d’entrer dans une danse.

Envol et chorégraphie de corps à l’unisson, le principe cinétique emporte irrésistiblement les vers d’Isabelle Lévesque marqués par l’alacrité joyeuse :

La boucle des rêves s’achève,
manège, haltes brèves contre ton corps.
Danse le coquelicot !

La danse à deux, « la danse fauve », avec sa charge sensuelle, suscite le foyer de la jubilation. Tout est dans la suggestion plus que dans la nomination : « Pas un mot. Amour déjà. Pas un mot ». Nombreuses sont les images qui viennent suggérer ce qu’elle nomme « l’idylle » : « l’arche », « le cercle clos », « l’anneau des fleurs », « la boucle des rêves », « l’arc des mots ». Joie évoquée de façon oblique, qui marie des domaines de réalité différentes, concret, abstrait. Dans ces associations nouvelles, Isabelle Lévesque rend palpables les accents du cœur :

Tu étends le cercle au seul assaut.

Des dates font retour dans les vers, dévoilant subrepticement des moments d’intense harmonie, une sorte d’art de la joie. Mais, aussitôt évoquée, celle-ci est brusquement minée par une tension, la conscience de la fragilité des choses :

Plus fragile, rien plus fragile
que carillon des peurs.

Ou traversée par l’interrogation répétée, l’incertitude, le doute, la menace qui contredisent l’allant de l’impératif, comme si le bonheur était chose ténue, intermittente, irrémédiablement tournée vers sa fin :

Tout tremble. As-tu si peur ? 

Le mot « trop » qui revient à plusieurs reprises évoque un risque, celui d’un trop-plein, d’une inflation qui vont à l’encontre de l’esprit même de la danse, celui de légèreté. « Trop titube ». Une dissonance, un trouble perceptibles chez la poète et qui disent l’empathie avec les silhouettes de Thétis et de l’Allégorie sur la paix d’Amiens que Colette Deblé dessine dans leur envol mais le bras étrangement fragmenté.

La présence des fleurs fait partie de l’imagerie personnelle d’Isabelle Lévesque. Les fleurs sauvages et aussi la nature tout entière, arbres, herbes, fruits, à laquelle l’unit une relation immédiate, essentielle. Les fleurs qui ont vocation à passer trouvent une équivalence lumineuse dans les mouvements de la danse qui vise l’éphémère, la dissipation, la transformation des gestes. L’idylle se fait « ronde », indissociable du déroulé changeant des saisons. Tels ces vers :

Carrefour
pétales esseulés foisonnent
et corps,
ton corps nu, multiple 

Ou encore cette image du coquelicot-brasier mêlant couleur et ardeur :

Or vint à manquer l’été […] il fallut
inventer la source les baisers
– coquelicot, le brasier.

L’or est présent, à plusieurs reprises, dans ces vers, couleur et lumière se faisant incarnation d’une ardeur, d’une jouissance.

L’hommage est manifeste à ces fleurs qui ne sont pas là pour faire ornement mais disent « une fièvre florale » qui va jusqu’à susciter la métamorphose : « Je suis/coquelicot ». On touche là à l’essence même de la danse. Dans cette vision, les attributs entre les choses, les éléments et les êtres s’échangent et modifient ainsi notre perception ordinaire, la poète faisant naître cette magnifique image des « pétales du ciel ».

De toutes les fleurs, le coquelicot est blason d’amour « C’est coquelicot la vie » et plus loin « C’est coquelicot mon cœur ». Dans ce « coquelicot » quasi adjectivé, l’émotion des choses se communique à celle qui en est le témoin.

En lisant ces vers aériens, comment ne pas penser à ce qu’écrit Paul Valéry, ce poète qui a écrit sur la danse de si belles pages : « Dire des vers c’est entrer dans une danse verbale » ?

 

 

Lecture de Lucien Wasselin

Isabelle Lévesque donne à lire avec "Voltige !" un recueil placé sous le signe d'Apollinaire dont trois vers, tirés de Sanglots, sont placés en épigraphe. Mais ce qui frappe d'emblée, c'est ce dialogue entre un JE (qui écrit ces poèmes) et un TU qui n'est jamais identifié mais qui semblerait être le double ou l'ombre d'Isabelle Lévesque… À moins que ce ne soit un autre à qui elle s'adresserait ?

Je ne peux m'empêcher de dresser un parallèle entre les fleurs qui émaillent ses poèmes et les grains de pollen de Novalis. Grains de pollen qui constituent un élément de fertilisation des plantes. Voilà qui ouvrirait des perspectives inouï_es ; Françoise Ascal, dans sa postface, note : "C'est à travers la fragilité du monde végétal et le cycle des morts et renaissances qu'Isabelle Lévesque explore les questions essentielles de notre vie" (p 84). Il faut encore souligner la présence des coquelicots dans ces pièces de vers à maintes reprises. On pense alors à ces photographies de fleurs humbles, des fleurs des champs, qu'elle prend : "… C'est / coquelicot la vie - toujours" (p 22). Cela ne va pas sans une certaine obscurité, sans un certain mystère (celui de la vie ?) que renforce une écriture elliptique, qui n'arrête pas de se reprendre, d'explorer le monde. Finalement, Isabelle Lévesque dit haut et fort son amour de la nature : "Le ciel renaît : juillet fragile, l'or entre nos lèvres" (p 29). Tout y passe : le vent, les fleurs, le pré, les insectes…

Ce recueil est illustré de reproductions de peintures de Colette Deblé : celle de la page 33, dédiée à la plasticienne finlandaise Elina Brotherus, semble répondre parfaitement aux vers suivants d'Isabelle Lévesque que l'on peut lire à page précédente : "L'âme ne se méprend pas, creusant la terre, / elle imagine une autre vie. Lustre pâle, / fantôme, ligne secourue, forme ronde, mains." Le dripping qui macule l'œuvre (mais aussi toutes les peintures) rappelle les grains de pollen chers à Novalis. Cette façon qu'a Colette Deblé de revisiter la peinture mondiale correspond bien à la démarche (originale, faut-il le préciser?) d'Isabelle Lévesque d'écrire ses vers… Mais Isabelle Lévesque révèle aussi, tout en laissant planer une part de mystère, ce qui relève de son intimité : que s'est-il passé ce 10 juillet dont elle parle ? Certes le lecteur, peut émettre des hypothèses, au risque de se tromper, mais demeure toujours le non-dit et c'est ce qui fait le charme de Voltige !

Qui rappelle que l'amour n'est pas une simple partie de plaisir !

Présentation de l’auteur




Alain Brissiaud, Jusqu’au cœur

Au-delà des obédiences, des écoles et des mouvements, des mesures et des règles édictées, des discours et des gloses, existe la poésie. Elle échappe à toute tentative d’exégèse, car miraculeusement elle distend le signe et amplifie l’écho du langage. Alors les tableaux de vie ressassés par le poète  acquièrent l’épaisseur d’une expérience humaine. Cet absolu, comme un cri ancestral, étoffe les poèmes d’Alain Brissiaud. Le lyrisme, si difficilement recevable lorsqu’il n’ouvre pas la voie à une transcendance, trouve dans Jusqu’au cœur l’occasion d’un renouveau. L’appareil tutélaire  des chapitres est pourtant évocateur des thématiques romantiques, qui, pour l’une des plus récurrentes, est le paysage comme métaphore de l’état d’âme de l’énonciateur. Ainsi « terre d’octobre journal », « balises de brume », introduisent le recueil et annoncent les trois chapitres suivants, « la presqu’île », « les yeux fermés », et « communion solennelle ». L’automne, saison romantique, fut la saison de prédilection de ceux qui ont vécu en un dix-neuvième siècle hachuré par des séismes tant politiques que sociologiques. Saison de la maturité et signal d’une mélancolie existentielle, elle se veut représentative d’un moment propice aux bilans et aux retours en arrière. Et Alain Brissiaud, outre le fait de convoquer octobre et ses brumes,  fait un usage fréquent des temps du passé et des pronoms personnels des premières et deuxièmes personnes du singulier. Le ton est donc aux épanchements personnels et à l’évocation des sentiments.

Alain BRISSIAUD, Jusqu’au cœur, Librairie-Galerie Racine, collection Les Hommes sans Épaules, 2017, 160 pages, 15€.

Alain BRISSIAUD, Jusqu’au cœur, Librairie-Galerie Racine, collection Les Hommes sans Épaules, 2017, 160 pages, 15€.

« L’ange de la mort l’ange de personne
chantait les mots de la chanson
tu savais qu’ils venaient

peu importe que cachaient ces paroles
des éclats des cris
coups ou rires
il n’y avait pas de nom
pour le dire

la chanson du matin
la chanson du soir
la chanson du sang à la nuit
revenait et enfilait
lavant ton esprit de sa lumière

maintenant
depuis le bord du pré
tu écoutes le bruit des pierres fracassées
sous un ciel de mots

ton espoir
est la pire des choses »

 

Cette sensibilité propre aux romantiques, qui a été le moteur d’innovations formelles si importantes au dix-neuvième siècle, est une des tonalités du recueil d’Alain Brissiaud. Mais là s’arrête tout rapprochement autorisé. Si l’auteur de Jusqu’au cœur nous livre ses sentiments et ses états d’âme, il n’en s’agit pas moins d’un lyrisme dont le sujet est le  référent d’un pronom personnel de la deuxième personne du singulier. Ce dispositif permet une mise à distance qui soutient la gravité des propos, et confère aux épanchements personnels une tonalité particulière. Le poète porte un regard réflexif sur lui-même, il se livre à une introspection, s’examine, de l’extérieur, et restitue ses états d’âme de manière austère et détachée. Il apparaît alors comme une manière de fatalité. Loin des effusions lyriques romantiques, il n’y a plus d’égo cherchant la vérité dans une transcendance. Aucune quête métaphysique n’est envisagée comme une finalité salvatrice qui permettrait au sujet de trouver un sens à ses errances terrestres. Il n’y a plus non plus à accorder crédit au discours psychanalytique, car quand bien même les paroles de l’être sur lui-même seraient un moyen de s’approprier son histoire, il n’y a rien à y trouver d’autre que l’absurdité de toute chose. Agi, l’individu n’a plus d’autre destin que celui qui mène à un constat d’impuissance. Modernisant le sujet d’une énonciation personnelle, le poète ne cesse d’énumérer, à travers cette vacuité identitaire, l’avènement de sa disparition. Alors, l’écriture apparaît comme possible moyen de rédemption.

 

« Ta voix se creuse à mesure du message
jusqu’à couler
dans le papier
et ta paupière tremble
dans l’œil autour du visage
puis s’efface

tu me parles dans le cercle d’écume
en silence
gardant les mots en toi
avant la voix
dans les poumons noirs de tes désirs

et ta paupière
boit l’écrit qui se forme sur ton visage

incendié »

 

« Endormi à la nuit consumée
tu n’écris pas
tu marches dans le sommeil

vers quelle frontière fraternelle

et dérives cherchant ta place dans le monde
tu n’es plus visible
enclos
derrière les murs de la parole

j’entends
que rien ne s’ouvre
comme si
un poing de solitude s’abattait »

 

L’écriture s’oppose ici à la parole, dont l’inefficience  à assurer toute communication est une thématique omniprésente dans les poèmes d’Alain Brissiaud. La poésie offre au signe l’occasion d’une portée sémantique supplémentaire. C’est alors qu’une possibilité apparaît, celle de transcender le réel et d’énoncer l’indicible solitude de la condition humaine. C’est également grâce à la poésie qu’il est possible d’approcher cette perfection insoutenable donnée à voir dans la beauté de la nature.

 

« Vers toi tendus jusqu’au cœur
à l’échéance
suceront le lait de ta pensée
pour s’en vêtir

enclos dans l’ultime moment
tu ne sauras retenir
cet effroi de lumière

viendront les spasmes
les paroles traduites

ces paroles
jaillies de ta voix
cabossée »

 

« Quand je te lis je t’écoute
j’emprunte alors
un autre chemin que le mien
guidé par la voix
couchée derrière tes paupières

et je nage contre tes cils
à l’avant de ton ombre naissante

aussi
la voix
du souvenir
entêtant »

 

Ainsi, il s’agit de dire l’impossibilité même de se tenir en une posture lyrique, de transmettre au pronom personnel toute substance sans que celle-ci ne soit regardée dans toute l’étendue de sa vacuité, de son impossibilité à être au monde. Dans un va et vient entre l’emploi des pronoms des première et deuxième personnes du singulier, Alain Brissiaud nous offre la réflexivité d’un regard qui ne peut intégrer la réalité et entonne son incessante renonciation à exister. Le poète brouille les pistes référentielles. Il apparaît comme une entité morcelée, vagabondant entre sa mémoire et ses perceptions, et l’incompréhension de l’être aimé, voué à disparaître, avec lequel un lien fugace et imparfait est source de souffrance. Toute communication est vécue comme impossible, ou pour le moins imparfaite. Ici encore, les mots ne sont qu’enfermement dans une solitude qui n’est surmontée que grâce à l’écriture.

 

« Tu me montres parfois ton visage
cousu de fruits sauvages
absolument
et sa détresse
et son exil comme un mot
écrit à la machine

sérieuse tu caches la couleur de tes yeux
ce chalet d’angoisse
leur beauté enlaidie
et ta psychose noient mon regard
comme un privilège
c’est ainsi
tout ce que j’ai voulu
se brise

c’est long d’aimer »

 

Dans ce contexte, le chant amoureux, dont la thématique vient encore suggérer le Romantisme, ne peut être qu’un chant de désespoir. Le lien à l’objet désiré est donné à voir comme impossible, éphémère. Mais que l’on ne s’y trompe pas, Alain Brissiaud ne pleure pas l’absence de l’être cher. Il s’agit plutôt de constater, en une impuissance salvatrice, parce que porteuse de renonciation, l’impossibilité des êtres à communiquer, se rencontrer, s’entendre, et surtout s’aimer, au-delà de la parole.

 

« Est-ce le rêve où
ma main
saisissant l’ombre de ton épaule
se changea en pierre

ou bien
le souvenir
de nos visages enlacés
glissant sur la rivière

non

seulement
cet exil
circulant dans nos
veines
comme un crachat »

 

Il s’agit bien de lyrisme, mais d’un chant qui interroge le questionnement même, jusqu’au point ultime de ce constat de toute absurdité. Doit-on pour autant rapprocher les propos d’Alain Brissiaud d’une pensée existentialiste ? Si la libération vient de cet aveu d’impuissance et de l’acceptation de cette absurdité qu’est l’existence, pour ces derniers seul l’acte posé en conscience est le moyen d’affirmer sa liberté. Pour le poète Alain Brissiaud il semble que la rédemption soit dans la contemplation de la nature, de sa beauté insoutenable parce qu’il lui est impossible de s’y fondre, de l’intégrer et de toucher cette magnificence qui fait tant défaut à ce que vivent les hommes.

 

« Maintenant
je n’ai pas de mot

la première chaleur

flacon d’innocence déversé
dans le langage neuf
soif entaillée

le vacarme s’éloigne
libérant nos craintes

vient un flot de lumière
pareil à l’eau du souffle

terre vaine
sortie des crevasses de l’aube

se recompose »

 

C’est donc une poésie non pas du désespoir, mais de la quête de cette inimaginable perfection incarnée par la nature. Elle seule peut tenter d’en approcher l’immanence, de tracer les contours de cette beauté insoutenable parce qu’absente, inaccessible. Elle offre dans le travail abouti de la langue un moyen de dépasser les enfermements, les claustrations charnelles et verbales, les incompréhensions, le vide laissé par les souvenirs, l’absence, et le temps qui passe. Alors sourde le bruissement d’un silence porteur de cette ultime transcendance de l’union de l’être avec l’univers.

 

« Quand s’étirent les branches du tremble
jusqu’à toucher la braise
où tout souffle se perd
quand vient ce moment d’innocence
loin de l’écorce
tendre
dans le lit du cri de l’oiseau

je voudrais m’arrêter de vivre »

 

« Couple
corps et toi ensemble
couvrant
le bégaiement de la parole
et l’anarchie des mots
dans une vague de lumière

quand planent gestes et souffle affranchis
du choix des lèvres

viennent et se posent
dans le silence
pour me vêtir »

Présentation de l’auteur




Alain Marc, Poésies non hallucinées

Alain MARC, Poésies non hallucinées

Une posture d’Homme arc-bouté en équilibre instable sur le fil de la langue, tel Alain Marc, dont les vers brefs, comme le souffle coupé, émaillent un livre de belle facture ponctué de dessins « Anonymes calcinés de Christian Jaccard ».

En lisant les premiers textes de « Poésies non hallucinées », je ne peux ôter de ma mémoire les suffocations d’Henri Michaux, le cri expulsé de ces pages liminaires de Face aux verrous. Ce cri, à force d’être paraphrasé par les triturations du texte, émerge, surréaliste et effrayant, mais salvateur, d’un recueil de poèmes démesurés de par la brièveté savamment organisée du verbe, et grâce au choix d’un lexique qui, pour être simple et usuel, n’en est pas moins l’outil d’une poésie épaisse et poignante.

  Fente    
   Cachant      Montrant

   CACHANT ET MONTRANT

   le Dedans
   DU CRI !

   Ce Monde
   Inté
   Rieur
   Ne pouvant
   Communi
   Quer
   VU
   de l’Exté
   rieur

   QUE PAR LE MINCE
   FILET DU SEXE

 

Alain MARC, Poésies non hallucinées, L’Or du temps, Editions du petit véhicule, Nantes, 2017, 128 pages.

Alain MARC, Poésies non hallucinées, L’Or du temps, Editions du petit véhicule, Nantes, 2017, 128 pages.

Le poète convoque l’enfance, la foison de souvenirs dont il interroge incessamment l’exactitude. Son identité est questionnée au regard de ces entités temporelles de lui-même considérées avec le recul nécessaire à toute remise en question. Le dessin de la couverture ne dément pas cette omniprésence de l’inconscient, offrant un portrait dont des hachures verticales estompent les trois quarts du visage. Et il ne s’agit pas de plainte, Alain Marc interroge le passé, dans une tentative aboutie de renouvellement du discours lyrique, en prenant à bras le corps les lieux communs du genre pour les parodier ou en transcender la portée.

J’ETAIS PETIT ENFANT

Il y a quelques instants
         j’avais
SIX ANS
        et j’entendais
une voix
        parler au cœur

J’étais descendu
          Tout près de moi
                     trans                 planté
                     près de mes peurs

 

                    trans                planté
                    près de mes peurs
                      et des pleurs

L’émoi
de l’ancien enfant
sortait de mon corps
et pulsait
le cœur
      je faisais un voyage
     dans le temps
     un voyage
     dans mes
     moments…

Un énonciateur qui est toujours spectateur de lui-même, et critique sans concession mais sans apitoiement de ses heures d’aveuglement. Il est lié au désir de faire comme si l’oubli de ce regard spéculaire pouvait permettre au poète d’exister. Dialoguant avec son inconscient, il pousse plus avant cette remise en question des perceptions et des souvenirs, mais ne déstructure pas pour autant la langue, ni la syntaxe qui reste au service d’une versification libre mais usuelle. Il joue magnifiquement avec l’espace scriptural. Des signifiants, coupés en deux, un peu comme l’homme et son miroir, la mémoire, permettent au poète de jouer avec le sens et la phonologie. C’est alors comme ouvrir un mot et permettre aux acceptions de s’en échapper, à la pluralité des potentialités du lexique d’opérer une transmutation sémantique. Nous touchons là à l’essence même de la poésie, une simple syllabe suffit à Alain Marc pour ouvrir les strates sémantiques du langage.

Une source limpide que ce recueil, qui mène le lecteur vers lui-même, avec humour ou gravité, mais toujours avec une humanité dont il révèle les contours. Le regard réflexif qu’Alain Marc porte sur lui-même étaie un discours scrutateur et constitutif d’un portrait dont émane l’essence de son être, parce que ce regard, loin d’être porteur de désenchantement, devient unificateur. Les deux derniers chapitres portent des titres qui disent cet aboutissement : « Poésies éveillées » et « poésies zen ». Les âges dévoilés par les réminiscences et abordés par le biais d’une lecture qui convoque les représentations de l’inconscient sont soumis à un examen qui démythifie le souvenir et permet d’apercevoir l’essence même de l’être. Mais n’est-ce pas là le rôle, la mission de toute poésie. Un verbe dévolu à l’éveil, à la constitution d’un homme dont le portrait serait impossible parce que figure de toute l’humanité, c’est ce que tente d’ébaucher Alain Marc, et c’est ce chemin dont il montre l’entrée au lecteur. C’est là l’ultime mission de la poésie.

Présentation de l’auteur




Alain Brissiaud, Le long remords (extraits)

 

Quand tu me tends un rein de désastre
comme si cela pouvait composer
notre vie
de rien
ou si petite
que j’en oublie le mensonge vrai

celui d’une autre rive jamais atteinte
en ce lieu
où nous marchions alors

alors oui
une troupe d’amour nous encercle
et nous allons ainsi courbés

rassurés

 

*

 

Ta poitrine vogue
légère
au-delà du toit
où soupirent tes amants de braise

ta main fait le signe de l’ombre
pour que tous s’écartent

écoute leurs chants d’écume
leurs pitreries

tu secoues tes yeux comme si
tous ces fantômes
venaient dormir sur la couture de tes lèvres

mais vite tu te lasses

épuisée
par trop de querelles

 

*

 

Toi perdue sur le chemin d’eau
toi
des brasses s’amoncellent

tu n’es déjà plus ce flot courant

bras et jambes tendus
tu joues une autre musique
que la tienne

perdue d’étouffements secs
viens
le souffle te guidera
vers moi

sois désireuse ô ma protégée

 

*

 

Tes bras que je baisais à l’heure de minuit
alors que nous allions
vêtus d’indifférence
tenue pour  vérité

que je baisais
protégé du grand vent
durant la nuit d’ici

c’étaient eux seulement
c’était toi
ivre de mer aux lèvres de soupir
d’une tendresse renouvelée

et nous tombions

déshabillés de nos colères
pour autant

démunis

 

*

 

Cette chanson chapardée
à ta lèvre
tu ne la donnes plus d’autres
l’ont détournée

ils ont chaussé jusqu’à tes bruits
tes frissons
embarqué ton ombre

amie
tiens-tu comme hier ce journal de démence

ouvre-le à la page restée blanche
ce qu’il te faut
écrire
t’appartient peut-être
encore

 

*

 

Il y avait aussi la lumière de tes yeux
dans le rire de l’homme
sur le ponton
j’aurai tant voulu m’y éblouir
m’y noyer

je te vois t’éloigner
comme un sage dépouillé de sa vie
sans visage
habillée par l’ombre
de ceux qui passent dans le silence

seule cette lumière demeure de ce temps
où tout est confondu

l’aile du ciel frôle encore ton visage
je le sais
pour l’avoir rêvé

et m’y être englouti

 

*

 

Il fait froid dans la maison
comme un empêchement

d’autres
ont-ils  survécu
à l’abîme des nuits
ont-ils posé le front sur le muret
derrière la maison

pas de signe
le ciel est sans parfum

ô rester vivant
fumer l’ombre du corps et se donner
le temps venu

las
crispations engourdies
au matin

pour un réveil
sombre

 

*

 

Le vagabond entre dans la lumière
ses pas tracent une ligne
intime

ignorant du chemin
il songe à ces choses
lui pour qui
le passé a cessé d’exister
il va
seul au monde
de vallées en collines
avec sa foi pour tout bagage

feuillages derrière et devant
bruissent dans sa conscience
il mange l’heure de sa vie

nu dans son royaume

ce soir
une ombre silencieuse vêt celui
qui demeure

 

Présentation de l’auteur




Guillaume Siaudeau, Nous 3 sur le lit, et autres poèmes

Nous 3 sur le lit

Deux rayons
ont franchi la fenêtre
ont atterri
sur mon lit
Nous sommes désormais
3 sur ce lit
moi et les deux rayons
Je suis
du genre partageur
alors je ne vois
aucun inconvénient
à ce que
ces deux rayons
restent avec moi
sur le lit
jusqu'à la tombée
de la nuit

 

 

Chaussure à son pied

 

C'est une fille
sans surprise
mariée à un type
qui ne fait pas
de cadeaux

 

 

Tenir bon

 

Il faut
tenir le coup
on s'accroche
à ce qu'on peut
en ce moment je suis
suspendu à
ton sourire

 

 

 

Présentation de l’auteur




Sammy Sapin, Deux frères

Sammy Sapin - Deux frères

Est-on jamais frère? Même frères, l’est-on vraiment? Fraternité (et sororité aussi) veut-elle dire forcément mêmeté d'être? Sammy Sapin, dans son ouvrage “Deux frères”, publié en Polder n°171, ne s’attaque pas à cette analyse philosophique. Il fait mieux, il en fait de la poésie en croisant deux destins et en les décrétant frères.

Deux frères sans réelles ressemblances : Ludwig Wittgenstein (1889-1951) et Charles Bukowski (1920-1994). Pas beaucoup de points communs, juste peut-être deux trajectoires dans le siècle autour de la mort. Aussi sans doute, deux influences importantes sur les écrivains actuels.

Adepte de la realpoetik, Sammy Sapin, poète lyonnais né à Caluire et Cuire, nous propose donc deux biographies pour le prix d’une. Dans un style fluide, sans jugement, sans pointer ni bien ni mal, sans chercher à tout prix les rapprochements, deux biographies en miroir d’hommes lucides sur la vie et sur eux-mêmes.

Sammy SAPIN, Deux frères, Polder 171, 64 pages, 6€

Sammy SAPIN, Deux frères, Polder 171, 64 pages, 6€

 

A l'âge de huit ans Wittgenstein se posa
sa première question sérieuse :
“Pourquoi dire la vérité
quand il est préférable de mentir?”
Il lui parut alors
que la vérité n'était pas nécessaire
si personne d'autre que lui
ne pouvait la distinguer
du mensonge. Les questions d'éthique
le poursuivirent
toute sa vie.

[...]

Le jour vînt
où Bukowski
ne pleura pas
en se faisant corriger
par son père.
Ce jour-là, il sut
qu'il connaîtrait
un destin exceptionnel.

Incompris sûrement, Wittgenstein, le logicien hermétique au livre unique et Bukowski le flamboyant dégueulasse aux nombreux ouvrages de solitude et de déprime, d’alcool, sexe et drogue ‘n roll. En hommage à ces deux frères dans l'incompréhension, Sammy Sapin leur offre une belle place dans la collection Polder.




Corinne Pluchart, Fragments

Corinne Pluchart - Fragments

C’est toujours un plaisir de lire un premier ouvrage, de découvrir un nouvel univers, un style naissant même avec quelques menues maladresses mais surtout avec de belles promesses. Corinne Pluchart publie son premier recueil aux éditions Vagamundo et nous invite en son pays des Marches de Bretagne, autour du Mont-Saint-Michel, pour une promenade intime dans des paysages de pierre et de sel pour marquer sans doute la rugosité des jours.

Le recueil s'ouvre sur une déflagration, quelques fissures dans l'azur, une fin qui ne serait qu'un début, dans la fulgurance d'un "éparpillement contre la mer" d'une centaine de fragments poétiques. Fragments d’aubes face à l'horizon à la recherche des passages de lumière avec la présence de l'ange du mont et des "fracassements de mer". "fragments de lieux" imprimés dans l'intime "la mer dans le creux du ventre", "tremblements de chair", tiraillements et tressaillements du corps.

 

Corinne PLUCHART, Fragments, Éditions vagamundo 2016, 144 pages, 13€, Sammy

Corinne PLUCHART, Fragments, Éditions vagamundo 2016, 144 pages, 13€, Sammy 

Puis vient le silence "cet espace vide à contenir l'infini", le silence comme "apogée du cri"? Le silence du retour en soi. "À mon silence ta parole éreintée", la "parole descellée". Le silence pour réfléchir au passage, puis au seuil à franchir pour se sauver de cette déflagration à la recherche d’"un avenir entreposé dans l'ombre”.

Comme tout poète, Corinne Pluchart est marquée par les lieux et les éléments qui forment le lieu. Flux des marées, des fleuves et des rivières, passage de nuages. Traces, passage, seuil, lisières, poésie des limites, des marges "tu disais jointures en pensant dénouement".

Félicitons les éditions Vagamundo, de s'engager ainsi auprès d'auteurs inconnus, que ces nouveaux fragments deviennent une œuvre à part entière.