Xavier Grall, Les Billets d’Olivier réédités

Relire Xavier Grall : l’écrivain, le poète, le journaliste. Mais aussi le chroniqueur. Pendant plus de dix ans (de 1972 à 1981), il a livré chaque semaine de courts textes à l’hebdomadaire « La Vie catholique » sous le titre « Chronique du  Logeco » (avant son retour en Bretagne) puis « Les Billets d’Olivier », enfin « Les vents m’ont dit ».

Ces chroniques ont largement contribué à construire sa réputation d’écrivain au-delà des cercles principalement intéressés par sa poésie. Elles ont fait de Grall un écrivain « populaire » (au bon sens du mot) que tout le monde pouvait lire (et comprendre) en feuilletant l’hebdo catholique. Ce rendez-vous était attendu par des nombreuses familles bretonnes puisque Grall parlait à ces lecteurs de ce pays où il revenait vivre après des années parisiennes passées du côté de Sarcelles. Saluons-donc la réédition de ces Billets d’Olivier par les éditions Terre de Brume (1).

Xavier GRALL, Les Billets d’Olivier, préface de Alain-Gabriel Monot, éditions Terre de brume, 180 pages, 17 euros

Xavier GRALL, Les Billets d’Olivier, préface de Alain-Gabriel Monot, éditions Terre de brume, 180 pages, 17 euros

Ce qui y domine, à l’évidence, c’est le retour aux racines, le bonheur de humer un terroir par tous les pores de la peau, de voir grandir ses « divines » (cinq filles) sous le soleil capricieux ou les vents hurlants de la Cornouaille. Son point d’ancrage (son « royaume »), à partir de 1974, sera le hameau de Botzulan « dans la campagne de la belle Aven, au pays du cidre et de l’hydromel ».

Xavier Grall nous invite, durant toutes ces années de grande effervescence culturelle et politique en Bretagne, à partager ses joies et ses humeurs. A mesurer aussi, au détour d’un billet, les difficultés d’une vie d’écrivain et journaliste free lance :

Mes filles, que mettrai-je donc dans vos sabots ? Ces jours sont rudes qui ne savent pas où nous serons demain. J’ai attendu des droits d’auteur qui ne sont pas venus. Que mettrai-je dans vos sabots ? (19 décembre 1973).

Mais il y a, autour de lui, foisonnant, la nature qui apaise, cette « Cornouaille préservée, secrète et bocagère » qu’il arpente. Il y a aussi ces « moissons d’amitié » qu’il engrange « au doux grenier de la mémoire ». Il y a, surtout, le cercle familial : les filles qui grandissent et qui commencent, pour certaines, à prendre leur envol. « Ah, les temps passants ! Mais n’est-ce pas nous qui passons ? » Demeurent les saisons.

L’été fut splendide et l’automne somptueux. Ne nous plaignons pas. Soumettons-nous à la loi des saisons. Au temps de la lumière et des couleurs succède celle de l’ombre. Et de la méditation (3 décembre 1975).

Relisons Grall. Ces billets ont gardé tout leur « jus ». Ils nous parlent d’amour, d’amitié, de fraternité, de complicité avec les plantes, les fleurs, les bêtes. C’est d’abord un poète qui parle.




Jean-Marie Kerwich, Le livre errant

Jean-Marie Kerwich et son « livre errant »

Gitan et poète. Jean-Marie Kerwich est un Ovni dans la galaxie des lettres. Inclassable parce que sa poésie se moque de la poésie « installée ». Inclassable parce qu’elle se moque des genres, empruntant plutôt les voies de la prose dite poétique. Errante parce que le gitan est, par définition, nomade. Et le poète avec lui.

Sur son « livre errant » s’imprime tout ce qui la vie nous offre. En bien, en mal. En beau, en laid. « J’écris avec l’aide du vent qui tourne mes pages, avec l’aide du sang pourpre des feuilles des arbres ». Ainsi peut-il saisir au vol l’humeur du temps. « Le livre errant doit consigner les propos de rejetés. La petite herbe qui sort du béton, le clochard qui se fait chauffer une boîte de haricots sur le rebord d’un mur ». Le « livre errant » est là pour témoigner de notre époque. Dans toutes ses vilénies. Dans toutes ses turpitudes.

Je n’étais pas fait pour ce cirque planétaire. Je suis las d’être le commis de la poésie avec pour toute récompense d’être enfermé dans le tombeau d’un livre.

Jean-Marie KERWICH, Le livre errant, Mercure de France, 92 pages, 10 euros

Jean-Marie KERWICH, Le livre errant, Mercure de France, 92 pages, 10 euros

Jean-Marie Kerwich nous dit que la poésie c’est d’abord la vie. Et qu’il faut se garder de l’enfermer dans des formes « parfumées ». Au fond, c’est un essai poétique sur la mission de la poésie qu’il nous propose ici. « Je veux chercher des mots qui soient indispensables », écrivait-il déjà dans un précédent livre (L’évangile du gitan, Plon 2008). « On dit que je suis poète : c’est une erreur, c’est mon âme qui tient par un fil à la boutonnière de mon vieux manteau », affirme-t-il aujourd’hui. Aussi refuse-t-il un « numéro de matricule littéraire » qui le rangerait dans la « catégorie poésie ». Il s’amuse même d’avoir obtenu un prix d’écrivain croyant alors qu’il n’a « pas la foi » (ce qui ne l’empêche d’évoquer, à plusieurs reprises, une figure qui lui est chère, celle du « crucifié »).

Jean-Marie Kerwich ne fait pas carrière dans la poésie. Il nous dit que la poésie est forcément dans les marges. Loin des carrières et des ambitions littéraires.

Moi, le livre errant, j’avais décidé de ne plus écrire, de mettre fin à cette lutte littéraire, sachant que les occidentaux ne savent plus lire, que seuls les intéressent les phrases qui portent des porte-jaretelles.

Constat sans concession, dans une forme de nostalgie et aussi d’amertume autour du temps qui passe. Sous le poète (qui refuse de l’être comme on l’entend habituellement) pointe de bout en bout le gitan.

Moi, c’est Romanichello. Je ne suis ni poète ni philosophe. Juste un homme habitué à s’adosser aux arbres.

Il nous livre donc un livre « errant » écrit au plus près de sa chair. « Que l’encre de ma plume me crache au visage si je n’écris pas la vérité », lance-t-il.

Dans la lignée des livres d’Alexandre Romanès, Lydie Dattas ou Christian Bobin, le poète gitan Jean-Marie Kerwich est un «un ange qui boîte» (titre de son premier livre).

Moi le livre errant, je retrouve en écrivant une joie éternelle. Mon ange pourpre se tient près de moi, c’est une bouteille de vin à deux sous.




Yves Roullière, Un Chêne et autres textes

Un chêne

A peine avais-tu fui qu’un chêne te stoppa net. Son cœur était ouvert, luisant d’une blancheur de chair noueuse, de fibres déchirées. Il suintait à grosses gouttes. Sublime. Obscène. Son écorce craquelée de toutes parts disparaissait presque à vue d’œil.

 

C’était grand jour de fête au village. À chaque coin du parc, ça tirait, pétaradait, s’interpellait. Ça sentait partout la satisfaction du devoir accompli s’octroyant au soleil un peu de bon temps. Visiblement à l’aise, ton père, visage gonflé à l’extrême, paradait, notabilité oblige, de stand en stand, de petit verre de blanc en petit verre de rouge. Sans ta mère. Sans toi. Sans ton frère ni ta sœur. Il vous avait déjà tous condamnés, au grand jour, à l’isolement le plus absolu.

 

Un ring avait été disposé au beau milieu de l’étang ‒ ce qui obligeait les catcheurs à prendre une barque pour l’atteindre. Dès qu’ils y entraient, chacun tentait de déséquilibrer l’autre pour le faire tomber dans l’eau. Ah, que c’était drôle.

Entre les cordes, toutes raclées, chutes, éructations semblaient assourdies par la souveraine indifférence du plus haut des cieux. Sur la rive, l’écœurante odeur d’herbe fraîche coupée, piétinée, trempée de graisse et de suie, occupait tout l’espace. Frites et côtelettes à gogo. Haut-parleurs crépitants, têtes de Turcs abattues entre deux rires et tout le tintouin... Chercher la mort sans jamais la trouver.

Aux premiers tremblements, tu compris que cela commençait à t’envahir. Il te fallut alors décamper au plus vite, rompre avec éclat toutes les barrières sur ton passage, rejoindre une trouée où cacher tes trésors de guerre, où trouver en plein bois le repos.

 

Le chêne s’avançait vers toi à l’aveugle. Qui aurait pu l’esquiver ? Il régnait ‒ magnifiquement, douloureusement ‒ avec toi seul pour témoin. Malade, pustuleux, il jetait ses ultimes forces dans ces instants solennels. Alentour, plus un souffle de vent. Plus le moindre bruissement d’insecte. Un silence. Obstiné.

Et c’est là. C’est là que tu t’es senti pour la première fois regardé, écouté ; c’est là que tu as cru, comme si c’était la dernière fois, regarder, écouter ce qui ne peut se voir, se dire, s’épeler.

 

Pourquoi as-tu toujours pensé que ce chêne ‒ depuis longtemps coupé sans doute, jeté au feu ‒ t’avait sauvé la vie ?

 

 

 

 

 

Profession solennelle

À Marguerite Baudry
In memoriam

 

 

I

 

Tout était fait pour que cette cérémonie fût l’acmé de cette kyrielle de minutes insoutenables que t’avait réservées cette année-là. Chaleur poisseuse, promiscuité, soumission mécanique aux rituels en vigueur, obéissance aveugle à des ordres venus d’en haut devant lesquels systématiquement tu te cabrais. Mais tout arrive. Quelques jours plus tôt dans une sacristie, un frère, votre instituteur, vous avait affirmé comme la chose la plus naturelle au monde : « Lorsque le prêtre étend les bras sur le pain et le vin, il fait un miracle. » Il n’y avait pas à en douter, et toi qui alors doutais de tout jusqu’à la nausée, tu avais tressailli ; en tes entrailles cela prit force d’évidence, quoi qu’il dût arriver. Ce n’était déjà plus toi qui vivais.

Les jours suivants, on te trouva étrangement doux, affable, angélique…Ce dont surtout tu te souviens, c’est de ta crainte à devoir passer par ce moment dont tu pressentais qu’il allait être unique ‒ le seul depuis longtemps que tu n’aurais pas à faire tomber dans l’oubli.

 

Quelque chose, néanmoins, eût pu tout gâcher, et à jamais : le récit de la vie de Jésus par un autre frère, estropié lors d’on ne sait quelle guerre, capable de tenir en haleine une salle bondée de jeunes turbulents, à peine sortis de l’enfance. Dans cette même salle, vous aviez vu l’avant-veille un de ces films franchouillards auxquels vous conviait l’école, et le contraste était saisissant.

Le mime de la passion te parut durer des heures.

À la fin de chaque station, ponctuée par le choc de sa jambe de bois sur le parquet, le frère suppliait de ne surtout pas l’applaudir, quoi que vous en eussiez. De part et d’autre des rangées, il guettait cependant les signes d’acquiescement réprimés à chacun de ses foudroyants triomphes.

Fallait-il en passer par là pour vous faire prendre conscience que ce récit était bien en dessous de la réalité, que la passion que ce naïf histrion essayait de rendre sensible à vous autres gamins ‒ tout pénétrés d’histoires de cow-boys et d’Indiens ‒ était la porte étroite de la vérité ? Il le fallait, au moins pour toi. Et depuis lors tu n’as jamais pu lire, écouter, prier les douze stations sans que te reviennent aussitôt les expressions grotesques, tragiquement grotesques, qui les entourèrent. Le Christ pouvait commencer à vivre en toi.

 

 

II

 

Cortège interminable de cierges. Amas de blancheurs amidonnées. Chants de joie véhémente. Perles de sueur en cascade. Parfums de lis et de cire mêlés. Haut-le-cœur. Hoquets.

L’évêque t’appela par ton nom. D’un pas somnambulique tu t’avanças et offris ton cierge « comme pour confier à l’Église », était-il annoncé, « ma foi encore fragile ». « Fragile » ? « Fragile » ? Non ; seulement, à l’heure de l’affirmer aux yeux de tous, tu tremblais de te voir déjà happé par ce que supposait impliquer cette foi : une entrée dans l’inconnu tellement désirée, mais inséparable de l’adhésion au monde adulte que tu défiais par de constantes attaques en sous-main.

En ce magnifique dimanche de mai, l’église n’avait jamais été aussi comble, et toi jamais aussi pleinement seul. Comme si le monde entier, sous le regard du Christ, t’accordait définitivement de vivre en solitaire le long combat qu’il te restait à mener contre les forces de mort qui, de nuit comme de jour, ne manqueraient pas – et n’ont pas manqué – de t’assaillir.

 

Tu appris alors que ce point dans l’univers auquel tu te résumes est aimé par bien plus haut, bien plus large que l’univers lui-même. Que tu t’assoies ou que tu te lèves, le Christ en gloire pénètre tes pensées, envahit ta chair, sonde tes os. Ce n’est plus seulement toi qui vis.

 

Une main qui t’est infiniment chère t’offrit sur le parvis ce que tu avais demandé : une bible. Elle est toujours là.

 

 

 

 

La récitation

 

À Christophe Langlois

 

Il s’en est fallu de peu. De vraiment peu : expulser C’est un large buffet de tes lèvres. Cependant, avec ta langue collée à ton palais puis à tes dents de devant cerclées de fil de fer, cet effort apparaissait tellement démesuré. La suite s’enchaîna, fluide, et de la plus belle des manières visiblement :

 

… sculpté ; le chêne sombre,
Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ;
Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants…

 

Tu avais trouvé la voie. Plus rien ne serait comme avant.

Dès la fin de la première strophe, il se fit un silence dans la classe. Tous écarquillèrent les yeux, les tournèrent vers les tiens, comme s’il était clair soudain que tu avais uniquement vécu jusqu’alors pour être à la hauteur de ces quelques minutes. Comme si se jouait là ton destin. Tu ne dominais rien, même pas ta voix. Timbre grave, plus grave que jamais, accordée à tes cordes vocales cassées depuis six mois déjà, scellant ta mise à l’écart du chœur des anges. Mais le frère instituteur – encore lui ‒ t’avait désigné. Avec autorité, son regard te confirmait qu’ici plus qu’ailleurs tu étais à ta place.

De la première à la dernière seconde, le frère, dans son enseignement, offrait sa vie à ses élèves ‒ qui n’en demandaient pas tant. Rêvasser, siffloter, échanger des niaiseries en aparté, lancer ni vu ni connu des boulettes en papier aux premiers rangs, stopper en songe un tir splendide, faire nonchalamment crisser ses billes au fond de ses poches, tout, pour tuer le temps, semblait permis.

 

Naturellement, tu étais le pire des élèves. Je ne dis pas cela pour te flatter, pour honorer je ne sais quel héroïsme à rebours dont tu aurais été le parangon. Mais il est vrai que, par principe, par esprit de résistance à tout et à n’importe quoi, tu en faisais avec un soin rare le strict minimum. Et sans doute tes ficelles se révélaient-elles trop grosses car tes maîtres, chaque année, te repêchaient au nom d’une bienveillance que tu te glorifiais de vomir, toi qui ne souhaitais rien tant que l’on te passât par-dessus bord, et vite. Le frère t’avait, sans en avoir l’air, percé à jour. Il avait deviné combien âpres, humiliantes, ruineuses, pouvaient être tes journées posé là, à distance respectueuse de ce qu’il expliquait au tableau comme des réponses de tes camarades. Irais-je jusqu’à dire qu’il t’admirait ? En tout cas, il devait estimer l’endurance du petit gars tenant tête ainsi au monde entier.

À la fin, tu n’as pas eu le réflexe de t’asseoir aussitôt. Un silence étrange – attentif – s’était installé une fois récité

 

… et tu bruis
Quand s’ouvrent tes grandes portes noires.

 

Les yeux bleus profonds du maître se plissèrent légèrement, son visage s’illumina. Ce que tu essayais de cacher – il l’avait compris – n’était pas vain. C’était ce papillon qui partout cherchait une issue dans l’angoisse de ne pas mourir à l’air libre.

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Mémoire d’Angèle Vannier

On célèbre cette année le 100e anniversaire de la naissance d’Angèle Vannier. Née en 1917 à Saint-Servan, elle décèdera en 1980 d’une attaque cérébrale. Le souvenir de la « poétesse bretonne » reste vivace chez de nombreux fidèles de son œuvre, à commencer par la rennaise Nicole Laurent-Catrice qui lui consacre un court essai à l’occasion de cet anniversaire.

Il faut dire que la destinée -  à la fois humaine et poétique d’Angèle Vannier – n’est pas banale. Elevée par une grand’mère jusqu’à l’âge de huit ans (à Bazouges-la-Pérouse), elle deviendra aveugle à l’âge de 22 ans suite à un glaucome opéré sans succès.

Une fille qu’avait perdu ses yeux
traînait son cœur, traînait sa peine
Sous le grand ciel du Bon Dieu
(Choix de poèmes, Seghers, 1961)

Nicole LAURENT-CATRICE, Demeure d’Angèle Vannier, suivi de 12 poèmes d’Angèle Vannier, Les Editions Sauvages, 56 pages, 10 euros

Nicole LAURENT-CATRICE, Demeure d’Angèle Vannier, suivi de 12 poèmes d’Angèle Vannier, Les Editions Sauvages, 56 pages, 10 euros

Ses talents de poète la conduiront aussi à côtoyer un certain gotha parisien du côté de la célèbre brasserie Lipp. Elle fera la connaissance de Paul Eluard « qui la tient en très grande estime, raconte Nicole Laurent-Catrice, et préface son premier recueil L’arbre à feu. » Elle fréquentera aussi Edith Piaf, Catherine Sauvage, Suzy Delair, « pour qui elle écrit des chansons ».

La poésie d’Angèle Vannier est marquée du sceau du surréalisme. Ce courant littéraire marque l’époque. Place au magique, à l’imaginaire, au fantastique, aux mythes… Enracinée dans sa haute-Bretagne (malgré ses allées et venues à, Paris), Angèle Vannier est « en prise directe sur les grands mythes aussi bien gallois que du roman breton ». Brocéliande est là à portée de main et de cœur. Elle plonge avec délice dans cet un univers féérique. A plus forte raison quand ses héros mythiques partagent une part de sa destinée (Le barde Merlin n’était-il pas aveugle ?). Elle célèbrera notamment la grande forêt arthurienne dans son dernier recueil Brocéliande que veux-tu ? (Rougerie, 1978).

« De la Bretagne, Angèle Vannier a le goût des rêves, des paroles magiques, des légendes de mort et des rites auprès des fontaines ou menhirs », note encore Nicole Laurent-Catrice. « Elle entretien cette réalité équivoque avec la réalité, l’amour, la terre ». Ce qui n’en fait pas, pour autant, une « poétesse bretonne ». Femme poète, certes enracinée, mais avec « une ouverture sur d’autres cultures, d’autres époques et sur le cosmos ». Angèle Vannier s’exprimera sur de nombreuses scènes en Bretagne (Rennes, Hédé…)  souvent en compagnie du harpiste Myrrdhin qui démarrait sa grande carrière de musicien.

Aveugle chaque jour j’entre dans mon miroir
Comme un pas dans la nuit comme un mort dans la tombe
comme un vivant sans cœur dans un cœur de colombe.




Jean Lavoué, Ce rien qui nous éclaire

Il a écrit des livres sur Grall, Perros et Lamennais… Il est l’auteur d’essais proposant une compréhension nouvelle du christianisme. Mais Jean Lavoué est aussi poète. Il a déjà fait paraître plusieurs petits recueils, notamment aux éditions La Porte. Voici qu’aujourd’hui il publie Ce rien qui nous éclaire dans une petit structure d’édition (« L’enfance des arbres »)  qu’il vient lui-même de créer.

On peut aborder la poésie de Jean Lavoué sans rien connaître des élans (spirituels) qui l’animent et découvrir avant tout, dans son livre, l’incantation d’un homme qui s’est mis « à l’écoute des troubadours » (comme le note très justement le moine poète Gilles Baudry dans la préface).  Bon nombre de poèmes, en effet, pourraient être mis en musique. Parce qu’ils ont du rythme, parce qu’ils sont cadencés, parce qu’ils célèbrent le monde.

Aux ailes d’un oiseau
Remontant les courants
J’ai ouvert ma maison
Il a fait passer sur mes jours
Un grand torrent d’eau vive

Jean LAVOUÉ, Ce rien qui nous éclaire, L’enfance des arbres, 153 pages, 13 euros

 Jean LAVOUÉ, Ce rien qui nous éclaire, L’enfance des arbres, 153 pages, 13 euros

Le poète nous laisse entrevoir un monde gagné par la beauté (cette beauté célébrée par François Cheng).

Retrouve en toi la splendeur des saisons
Accorde toi de marcher
A l’amble de ton chant secret

Mais on peut aussi aborder la poésie de Jean Lavoué en y décelant les traces de l’héritage spirituel qui est le sien et qui trouve dans source dans la pensée de l’écrivain et prêtre breton Jean Sulivan. Ces « marqueurs » se nomment l’exode, les marges, l’intériorité. Et le poète déploie son chant à l’aune de ces balises qui lui sont familières.

L’exode. 

Si tu veux écrire
Pars
Quitte tes habitudes
Tes ferveurs routinières
Prends ton bâton de pèlerin
Trouve ta solitude
Adresse-toi au vent
A la pluie
Aux grands espaces
Au soleil.

Les marges. « Poème après poème/Je plante une forêt/Dans les trouées du monde/J’y convoque en secret/Les oiseaux de ma race/J’y butine des aubes ».

L’intériorité. « Si le silence t’échappe/Echappe-toi avec lui !/Suis le premier oiseau/Ecoute bien son chant/Comme il résonne en toi d’un amour infini »

Plus foncièrement encore, il a chez l’auteur cette remise en cause d’une transcendance surplombant l’homme, et l’aliénant, comme il l’avait déjà exprimé dans son Evangile en liberté (Le Passeur, 2013) et  La Voie libre de l’intériorité  (Salvator, 2012). On peut donc lire, sous sa plume, ces vers que ne renierait pas  Christian Bobin. 

Aucun accord
Ne se fera d’en haut
Aucune puissance ne descendra des cieux
C’est du très-bas que naissent les prairies
que s’allument au printemps des bouquets de jonquilles

D’où, en définitive, « ce rien qui nous éclaire ». Et que l’auteur décline au fil des pages.

 La poésie de Jean Lavoué est une poésie d’exhortation. Presque didactique.  L’impératif  domine dans de nombreux poèmes (« Accueille en toi l’étincelle », « Ouvre grand » « Invente un jour neuf »). Elle s’incarne aussi dans un pays. Le poète signe ici son attachement à la Bretagne dans un chant qui rappelle celui de Xavier Grall.

De grèves et de rivières
Bretagne familière
Tu ressembles au pays dont j’ai souvent rêvé




Anne-Lise Blanchard, Le soleil s’est réfugié dans les cailloux

Anne-Lise Blanchard : une poésie « engagée »

Mettre des mots sur les maux. Les chaos du monde contemporain mobilisent aujourd’hui des poètes. Une forme de poésie engagée refait surface ici et là.

Dans Bleu naufrage, élégie de Lampedusa (éditions La Sirène étoilée) le Rennais Denis Heudré  a ainsi voulu rendre toute leur dignité aux migrants disparus en mer, faire part de sa propre émotion devant les drames actuels en Méditerranée (« La mer, même pas en deuil/arbore son bleu des beaux jours ») et aussi dénoncer l’impuissance ou l’indifférence du monde occidental. Cette forme d’engagement on la trouvait aussi chez Yvon Le Men après les terribles catastrophes subies par l’île d’Haïti (Sous le plafond des phrases, éditions Bruno Doucey, 2013).

Les guerres cruelles qui sévissent aux quatre coins de la planète suscitent aussi le sursaut. A commencer par la  guerre en Syrie qui amène Anne-Lise Blanchard à prendre fait et cause pour les chrétiens d’Orient. Elle le fait à la suite de déplacements sur place dans le cadre d’une organisation humanitaire oeuvrant précisément pour ces chrétiens persécutés. En août 2014, elle découvre ainsi  les villes fantômes de Gousaye , Homs et Maaloula. « Cette dernière, rappele-t-elle, est une bourgade syrienne connue du monde entier parce qu’on y parle encore la langue du Christ, l’araméen ».

 

Anne-Lise BLANCHARD, Le soleil s’est réfugié dans les cailloux, Ad Solem, 105 pages, 16,90 euros.

Anne-Lise BLANCHARD, Le soleil s’est réfugié dans les cailloux, Ad Solem, 105 pages, 16,90 euros.

Dans son livre, des phrases en italique sont placées en regard des poèmes. Elles émanent de témoignages recueillis sur place, en Syrie, au Liban ou au Kurdistan irakien, se faisant à la fois l’écho des déclarations guerrières des milices islamistes (à commencer par Al Nosra, la branche syrienne d’Al Qaïda) et de la volonté des chrétiens de pouvoir revivre un jour sur la terre de leurs ancêtres. « Ce sang répandu, il me fallait en rendre compte, comme de la dignité et de la spiritualité vivante », explique le poète.

Les poèmes d’Anne-Lise Blanchard sont lapidaires, épurés, comme si la guerre entraînait aussi les mots à trancher dans le vif. « Sous les gravats/un dessin d’enfant/page froissée/d’une frêle vie/dont les murs/ne recueillent plus/les rires ». Pour Cristina, 3 ans, arrachée des bras de sa mère par les djihadistes, elle écrit cette berceuse : « Le jour s’est fait nuit/nuit de longue prière/chante mes entrailles/sans commencement sans fin/berçant l’abîme/de ton petit corps/Cristina mon bébé/fleur oiseau/l’impossible trace/qui se dérobe/dans l’innommé ».

Le sort des enfants, de bout en bout, bouleverse le poète. « Sans fracas les enfants d’Alep/se faufilent entre les brûlures/venues du ciel ». Anne-Lise Blanchard cite Nelly Sachs et Anna Akhmatova. Elle se met dans leurs pas pour témoigner de l’horreur et tenter de soulever les consciences. Livre coup de poing. Mais où pointe, malgré tout, l’espérance. « Le rebond/ d’un ballon/à Qafrun/et c’est l’été recommencé ».  




Joëlle Gardes : traduire Tommaso di Dio – suivi de trois poèmes

 Nous vous proposons de découvrir trois poèmes de Tommaso di Dio, extraits de "Tua e di tutti", précédés de l'avant-propos au recueil, brillamment traduit par Joëlle Gardes, qui en parle ainsi que de son rôle de traductrice. 

Ce n’est pas toujours que les poètes sont les bons traducteurs. Il y a là un élément difficile à apprécier qui joue : c’est l’affinité entre le poète traducteur et le poème traduit. Il faut qu’il y ait chez le poète qui traduit, vraiment, le sens de ce type de poème. Sinon, il a triché, comme d’autres. Il ne suffit pas d’être poète pour traduire poétiquement. Il faut encore être le poète de ce type de poème. 

Henri Meschonnic

 Tommaso Di Dio appartient à la tradition des poètes métaphysiciens, qui considèrent que la poésie est « la perle de la pensée », selon l’expression de Vigny dans « La Maison du berger », et que « toute poétique est une ontologie », comme le rappelait Saint-John Perse à propos de Dante. Ils n’opposent pas la réflexion à l’émotion et réconcilient la  raison avec le sentiment. La poésie est pour eux un exercice spirituel, une méditation qui s’élève de l’évocation des petites choses, de l’expérience, dit Tommaso di Dio à une réflexion sur l’Être, même si chez lui le mot ne prend pas de majuscule : « la pensée de l’être / l’être sans nous » (questo essere / l’essere / senza di noi). L’expression est assez claire pour inscrire la méditation sous le signe de la perte, qui est d’abord perte de la langue de l’origine. Le mot « exil » n’est pas employé, mais d’une certaine façon, la conception qui sous-tend ces poèmes est que nous sommes des exilés de l’Être, et le poète plus que tout autre, lui qui a conscience du fossé, de la fêlure, de la cassure qui nous sépare de la matrice, que ce soit celle de la mère, du langage ou du monde. La langue que nous pratiquons est une langue fausse (lingua falsa) qui nous rassure, mais dans les choses vives (le mot cosa est un des mots qui reviennent souvent, pour dire, comme Victor Hugo, l’immensité de la nuit qui nous entoure) palpite la langue de nos ancêtres, celle des Romains, celle de la jeune princesse égyptienne momifiée à la belle bouche lacérée (lacerata bellissima bocca). La poésie doit être anthropologie, archéologie, à la recherche des traces qui pourraient nous permettre de découvrir la source mystérieuse. Qu’il s’agisse de retrouver celles qui mettront sur la piste du mal et du criminel, ou de celles qui permettent de reconstituer l’Histoire, personnelle ou humaine, peu importe, la démarche est la même : « remonter dans les veines les traces » (risalire per le vene le tracce). Comme la pelleteuse qui arrache la terre des murs (la scavatrice che getta la terre dai muri), l’expérience met à nu la « vie dans la vie » (la vita nella vita), la vie qui demeure, la vie réelle, dans sa douloureuse splendeur : « cette / vie réelle enrichie et flétrie par le néant qui ne l’abandonne pas » (questa / vita  reale più ricca e sgualcita /dal niente che non l’abbandona). Nul ne détient la clef du mystère, ni nous, ni ceux qui nous ont précédés : dopo o prima, après ou avant, c’est tout un et c’est la même interrogation sans réponse. C’est pourquoi coexistent dans ces poèmes des références à des poètes anciens aussi bien que modernes, ou à des historiens de l’Antiquité tel Tacite, à des épisodes de l’histoire romaine ainsi qu’aux guerres actuelles – l’Afghanistan –, à des faits tragiques – une jeune serveuse assassinée, une fratrie martyre fusillée lors de la seconde guerre mondiale sur une place où aujourd’hui des gamins jouent au ballon –, à des souvenirs de la vie personnelle, l’anniversaire de la mère, la petite dame noire qui tente de se réchauffer, le jeune homme qui distribue les journaux…

Le Je, toujours sous la menace du désordre et de la dissolution trouve une forme d’ancrage dans des paysages ou des lieux intériorisés : la campagne, Milan, avec ses canaux asséchés, ses places, son métro, sa gare, ses rues, et surtout l’appartement face à l’arbre dressé (L’albero che sale), l’arbre qu’il faudrait écrire avec une majuscule, tant il constitue un pilier face à toutes les dérives et les explosions.

Le temps érode les choses, décolore la chaise dans le jardin abandonné. Un des mots qui reviennent tout au long des poèmes est celui d’« effacer », cancellare. Mais sous ce que les saisons, les années, les siècles, ont recouvert de leur patine, la vie elle-même grouille et la lumière qui s’éteint se retrouve (La luce si retrova). C’est pourquoi, en dépit de la nuit, en dépit des bêtes qui pleurent sans larmes, et du monologue auquel nous contraignent les morts, ce n’est pas le pessimisme et le désespoir qui dominent. Le dernier mot du recueil est d’ailleurs celui de « vie » (vita). La présence recherchée à travers la multiplicité de l’expérience existe bel et bien, dans l’écorce de l’arbre, dans le visage de l’autre, dans sa peau qui respire sous les doigts…

Car la poésie de Tommaso di Dio, pour être philosophique, est tout sauf abstraite. Une grande sensualité la parcourt, comme lorsque le contact avec la langue morte est décrit dans des termes qui évoquent une pénétration sexuelle :

laisse moi y enfoncer
pétrissant reins cuisses et poitrine un poing
de joie terrestre

 

che io vi spinga
battendo reni cosce e petto un pugno
di gioia terrena

Notre époque est « sans remède » (senza rimedio), dit le même poème, mais les hommes qui dorment pour l’éternité dans les prés sont grands, comme Crastinus, comme Germanicus et il nous suffit de fermer les yeux pour éprouver « l’immense grandeur / des choses accomplies » (l’immensa grandezza / delle cose compiute).

Le Je peut se sentir écrasé, effacé par le passé de l’humanité, fracturé, à distance de soi, des autres, du monde – « Cet espace / entre eux et moi entre moi au-dedans de moi » (Quello spazio /fra loro e me fra me dentro di me) –, il lui est malgré tout possible de conquérir une identité dans l’expérience, dans l’humilité des tâches recommencées : « Je marche j’avance. J’agis je parle » (Cammino avanzo. Opero parlo). Ou encore : « Maintenant / je m’arrête. Là où je suis. Je recommence » (Adesso / mi fermo Dove sono. Ricomincio). Nous recommençons et la vie aussi recommence. Nous n’avons d’autre but que la recherche elle-même, à travers des tâches humbles et fondamentales, dont la plus essentielle est précisément de toujours chercher.

Une tension parcourt ainsi le recueil, entre le cri et l’apaisement, entre la révolte et l’acquiescement final. Elle se lit dans l’écriture elle-même, parfois simple, ordinaire,  parfois travaillée dans le jeu des ellipses qui effacent les verbes, les articles, et le vers libre qui peut couler tranquillement projette souvent un mot ou un groupe dans des enjambements violents. La ponctuation désoriente, en particulier quand elle supprime tout point d’interrogation, faisant des nombreuses questions des sortes d’appels sans réponse possible.

 

Autant de défis auxquels la traduction, que j’aurais voulu fidèle au mot près, a dû se confronter. Même si l’italien et le français sont des langues voisines, il m’a fallu me résoudre à quelques transpositions, à quelques modifications, en particulier quand l’ordre des mots était en jeu. J’ai alors parfois sacrifié la mise en relief d’un terme à l’ordre rigide du français qui n’a pas la souplesse de l’italien. J’ai dû aussi souvent me plier au rythme du français, lié à un accent de groupe syntaxique, alors que l’italien a un accent de mot. J’espère toutefois n’avoir pas trahi l’essentiel de ces poèmes, même si je ne saurais avoir la prétention d’avoir été « le poète de ce type de poème ».

Présentation de la traductrice

Tommaso di Dio, extraits de Tua e di tutti, (la Tienne et à tous)

Traduction de Joëlle Gardes

Quella parte di silenzio
che ci copre il viso. Il parco
aperto e nero in fondo alla strada in fondo alla strada
in fondo alla cosa che fai. Sul tuo viso
c’è qualcuno che smette, all’istante
rompe un vetro, cade
un cielo addosso alle pareti e tutto
è tempo ferito, limpido
alone fra i capelli, il vestito. Come taglia
questa luce nell’erba e lascia
soli nel dialogo.

 

 

 

 

La città che splende. La notte.
Il vuoto le strade. Gli angoli scavalcati
dal fiato corto le poche
donne sui marciapiedi e sembra tutto catrame
questo tempo, senza rimedio
senza soccorso. Ma poi alti
sono gli uomini che dormono sui prati
e le pietre delle fontane, slabbrate
sono piene di muschi foglie ombre ed è notte però
il vuoto, le strade. Lingua morta
che nelle cose vive alberghi e lasci
la tua crepa come uno stigma; fa’ che io possa
mettere la testa tutta dentro
che io vi spinga battendo reni cosce e petto un pugno
di gioia terrena.

 

 

 

La testa che ora
vi si immerge; nell’immagine tu sei
cameriera di ventuno al bancone del bar.
Occhi azzurri occhi bianchi. Una mascella fuori
posto ormai. Ma se poi noi
indietro risaliamo ogni scalino, dopo l’androne
la strada. Ma se cancelliamo la serranda
la macchina il tuo minuto e l’alba
della cronaca. La vita cosa è
che rimani così, immeritata
negli sguardi che hai dato a me
sconosciuto fra tanti. Sono i morti che ci rendono
al monologo; all’impossibile
storia del vero.

Cette part de silence
qui nous couvre le visage. Le parc
ouvert et noir au fond de la rue
au fond de ce que tu fais. Sur ton visage
il y a quelqu’un qui s’arrête, à l’instant
brise une vitre, contre les murs
un ciel tombe et tout
devient temps blessé, limpide
halo entre les cheveux, le vêtement. Comme tranche
dans l’herbe cette lumière qui laisse
seuls dans le dialogue

 

 

 

 

L’éclat de la ville. La nuit.
Le vide les rues. Les tournants enjambés
le souffle court les rares
femmes sur les trottoirs et elle semble toute de bitume
cette époque, sans remède
sans secours. Mais grands
sont les hommes qui dorment dans les prés
et les pierres des fontaines, ébréchées
sont pleines de mousses de feuilles d’ombres et pourtant c’est la nuit
le vide, les rues. Langue morte
qui résides dans les choses vivantes et abandonnes
ta fêlure comme un stigmate ; laisse moi
y mettre la tête entière
laisse moi y enfoncer en pétrissant reins cuisses et poitrine un poing
de joie terrestre.

 

 

 

La tête qui maintenant
s’y plonge ; sur l’image tu es
une serveuse de vingt et un ans au comptoir du bar.
Yeux bleus yeux blancs. Une mâchoire
déplacée désormais. Mais si nous
remontons chaque marche, après le couloir
la rue. Mais si nous supprimons la serrure
la voiture la minute décisive et l’aube
de la chronique. La vie c’est quoi
pour que tu demeures ainsi, imméritée
dans les regards que tu m’as adressés
moi un inconnu parmi tant d’autres. Ce sont les morts qui nous rendent
au monologue ; à l’impossible
histoire du vrai.

 

Ces poèmes sont extraits du recueil Tua e di Tutti, La Tienne et à tous,
désormais introuvable, publié en juillet 2015 par Recours au Poème éditeurs. 

 

Présentation de l’auteur

Tommaso di Dio

Tommaso Di Dio, né en 1982, vit et travaille à Milan. Il est l’auteur du recueil Favole (Transeuropa, 2009), préfacé par le poète italien Mario Benedetti. Il a traduit une anthologie du poète canadien Serge Patrice Thibodau, publiée dans l’Almanaccho delle Specchio (Mondadori, 2009). Son second recueil Tua e di Tutti, est paru en 2014, aux éditions LietoColle, en partenariat avec le festival de littérature « Pordenonelegge ». Il collabore à plusieurs revues, en particulier Nuovi Argomenti et Atelier.
Tommaso di Dio
Tommaso Di Dio (1982), vive e lavora a Milano. È autore del libro di poesie Favole, Transeuropa, 2009, con la prefazione di Mario Benedetti. Nel 2012 una scelta di sue poesie inedite è stata pubblicata in La generazione entrante, Ladolfi Editore, con la prefazione di Stefano Raimondi. Dal 2015 è membro del comitato scientifico della laboratorio di filosofia e cultura Mechrì. È giurato, per la sezione under 40, dei premi letterari Premio Castello di Villalta Poesia e Premio Rimini. Nel 2014, esce il suo secondo libro di poesie, Tua e di tutti, Lietocolle, in collaborazione con Pordenonelegge, tradotto in francese da Joëlle Gardes per Recours au poème éditeurs. Nel 2015 pubblica on-line la plaquette Per il lavoro del principio, nata all'interno del progetto "Le parole necessarie", in collaborazione con Il Centro di Poesia Contemporanea di Bologna e l'Ospedale Sant'Orsola. Nel 2017 è stata pubblicata in tiratura limitata la sua più recente, breve raccolta: Alla fine delle favole, Origini edizioni, Livorno.

 

Autres lectures




Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite – Lectures croisées

Olivia Elias et Simone Molina ont lu Sans Abuelo Petite, le dernier recueil de Cécile Guivarch paru aux Editions du Carnets du dessert de la Lune. Lectures croisées...

Par Olivia Elias

ABSENCE, DOULEUR, POESIE

Quatre personnages. Lui, naufragé sur l’île loin des siens, sa femme aux yeux verts, sa fille et sa petite-fille. En arrière-plan, décor mouvant mais dont la nature demeure la même : guerres, révolutions, terreur, bouleversement qui mettent en mouvement hommes et femmes en quête d’un avenir meilleur.
Lui, elle ne l’a pas connu. L’homme qu’elle appelle abuelo n’est pas son grand-père. Le vrai, L’étranger, l’X dans l’arbre a fui la misère, peut-être la prison. Il s’est retrouvé piégé dans une autre prison, Cuba. L’océan, porte blindée, s’est refermé sur lui. A sa place, les missives ont voyagé.

Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite, Editions Les Carnets du dessert de Lune, Bruxelles, 2017, 78 pages, 13€.

Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite, Éditions Les Carnets du dessert de Lune, Bruxelles, 2017, 78 pages, 13€.

Il pleuvait des lettres et l’océan les amenait. Il dit à la mère qu’il l’aime, demande des nouvelles de la nina, La nina qui ne parle pas de (lui).
Sa petite-fille l’apprend le matin de ses 9 ans au petit-déjeuner, dans ce pays devenu sien où l’on parle français. L’espagnol et le galicien sont réservés aux vacances au village.
La petite-fille se met à rêver. Je vois une île depuis la plage. Elle n’est pas si loin je peux l’atteindre à la nage…/ Comment fait-on quand on part si ce n’est pour jamais se retourner.

 

De ce jour, elle lui parle

      Tu es un oiseau sur une île
      Les vagues s’écrasent sur les rochers
      Au loin tout s’est éloigné
     Ton île est-elle un ciel bleu 
      ou juste un peu de pierre
      un peu plus de murs ?

Sans nulle part d’où venir

Elle parle pour lui

La musique vient des profondeurs.
Roulement de mer, bruit des chevaux, envol des oiseaux.
… Ne sais plus le temps, s’il s’écoule ou s’il s’est arrêté.
Les rêves reviennent en boucle.

Son visage, ses yeux verts.
Sa voix en écho, vos amours dans un tas de paille.
Tarrêtes de respirer pendant très long moment
sans mesurer si tu es mort ou si tu respires encore…

        Lentement tu reviens.
Les ailes coupées, tu les laisses repousser.

Elle, qui n’a pas vécu l’exil, grandit plante déracinée.
Elle, qui n’a connu aucune guerre, pleure à la place du grand-père, des mères et des femmes laissées sans personne, en Galicie et ailleurs...
Mêlant souvenirs d’enfance et rêveries, en textes courts, denses, Cécile Guivarch raconte ce qui est advenu depuis qu’il est parti. Le village, longtemps resté immuable - Hommes et femmes au rythme de la salsa/Mains et ventre vides - aujourd’hui méconnaissable. Le passage du temps sur le visage de la grand-mère. Les errances de la mère à la recherche d’un ici qui serait aussi là-bas, les siens d’une langue à l’autre.

Sans Abuelo Petite où comment le matin de ses neuf ans à la table du petit déjeuner, une petite-fille est devenue poète. Comment, des années plus tard, elle tient la promesse qu’elle lui a faite, qu’elle s’est faite. Recoller la branche manquante à l’arbre… Réparer.

 

 

 

Par Simone Molina

L’écriture de Cécile Guivarch provoque des émotions rares. Non pas de celles qui vous submergent, mais de celles qui entrouvrent délicatement le voile posé sur le mystère et vous permettent d’accéder aux lisières de l’énigme cherchant à se faire entendre depuis la nuit du monde.
Avec son dernier ouvrage « Sans Abuelo Petite » on entre dans cette écriture simple, actuelle, directe, qui nous touchait déjà à la lecture de ses précédents recueils. Et comme l’écrit Luce Guilbaud dans sa préface, Cécile Guivarch « fait revivre les absents » avec « cette tendresse » qu’on lui connait lorsqu’on l’a déjà lue.  
Pourtant ce livre-ci possède une qualité qui lui est singulière et qui contribue à inviter le lecteur à lire, et encore relire, cette poésie déployée sur le miroir des pages.
Cette qualité est la conjonction si réussie du fond et de la forme. Comment faire toucher du doigt au lecteur le secret éparpillé dans diverses mémoires mutiques, sinon en appelant ces voix à prendre parole ?  Et comment leur donner la parole dans l’éparpillement de l’Histoire ?
C’est par une construction tout à fait précise, une spatialisation de l’écriture dès que s’ouvre le livre, que le lecteur est convoqué à des niveaux différents, et à différents âges.
D’abord à l’orée du recueil, deux exergues. « C’est pas ma terre », écrit Perrine Le Querrec dans Patagonie, et Cocteau annonce clairement que « le poète ne chante juste que dans son arbre généalogique ». Ainsi nous est annoncé le caractère incontournable de l’écriture du poème, l’exigence qui tient le poète au coeur.
Puis nous entrons dans le recueil par quelques pages qu’on pourrait dire polyglottes.
En haut, les poèmes en italique, intemporels. Ils sont la figure de celui qui vient hanter ceux qui sont demeurés là, au pays.
En bas, l’adresse à l’homme qui est parti est directe, actuelle, franche, inquiète.
Dans le début du recueil, tout se passe comme si, sur la page même, se font entendre les voix multiples que chacun porte en soi, avec leurs ambivalences, les doutes, les rêves aussi, dont on sait combien ils tiennent plus du rébus que du récit linéaire.
En haut de la page, la voix est tout autant celle du poète que celle de la femme abandonnée, ou celle de la mère qui craint pour le fils qui s’en va.  C’est une voix aux multiples langues. En bas de la page, les contours d’un homme qui souffre dans sa nudité d’homme, apparaissent.

Puis la construction bascule, avec l’apparition de la troisième voix : celle de l’enfant, et d’un regard de et sur l’enfance. Alors, disparaissent les poèmes intemporels des pages de droite et apparait l’âge de l’enfance, avec cette ritournelle « Tartines-pain-beurre-confiture. Fraise et moi petite » qui vient scander une enfance curieuse de ce qui se transmet, de ce qui chante dans la langue, dans les langues, des liens familiaux, des connivences, mais aussi des déplacements. C’est l’histoire racontée par la mère et la grand-mère aussi, et qui nourrit l’enfant, c’est le récit de l’enfance et son souvenir charmant.
Pourtant sur les pages de gauches se poursuit le dialogue déjà entrepris. Du bas, à la lisière et dans l’humus de la page, monte du profond de la mémoire un appel au grand-père disparu, une adresse à celui qui s’est effacé et dont ne demeurent que des lambeaux d’une vie supposée, d’une vie insulaire et sans retour. C’est le poème de l’ailleurs, de l’inconnu, du franchissement de frontières, des paysages exotiques, des hypothèses et des incertitudes.
Et puis, lovés à la pliure interne du livre, sur ces mêmes pages de gauche, mais dans la partie aérienne de la page, se poursuit la fluidité des poèmes bilingues, courts, elliptiques, épurés. Ils creusent en nous, lecteurs, la puissance du secret.

La spacialisation des poèmes, les voix multiples qui se chevauchent, nous emmènent vers une expérience partagée par ceux qui savent écouter les enfants : face à ce qui ne se dit pas, tout enfant sait sans savoir qu’il sait, et cherche à comprendre en interrogeant à sa manière les adultes, mais tout autant les objets du quotidien, et également les arbres, les oiseaux, les fleurs….
Lorsqu’est révélé le secret, « le cœur me monte dans la gorge », écrit Cécile Guivarch. C’est qu’en découvrant l’existence de celui qui est parti, l’enfant perd celui dont elle croyait être de la lignée. « J’ai essayé de comprendre. J’ai lu » écrit-elle.
Alors les souvenirs d’enfance s’interrompent et laissent place à nouveau aux poèmes en italiques qui sortent de l’ombre, de la pliure du livre ; ils vont se poursuivre en lieu et place du récit de l’enfant. Ils viennent à cette place précise, celle de l’innocence.
Pourtant, derrière chaque secret, même dévoilé, subsiste une question. « L’enfant, tu as pensé qu’il n’était pas de toi ». Une question qui dit la blessure au-delà du départ. Cette blessure ensevelit sous le poids du silence. Alors, plus loin, l’exigence d’enterrer les morts afin de « taire le silence ».
« Comment se fait-il qu’on s’habitue à tant de séparations ? » nous dit Yanis Ritsos dans le magnifique poème qu’a choisi Cécile Guivarch pour clore le recueil, comme si se séparer du poème consistait aussi à le confier à ceux dont on sait, ou dont on espère, qu’ils sauront l’entendre.

Ainsi le lecteur a cheminé dans cette partition qui dit les séparations, et qui, au fil de la lecture, inscrit une trame au cœur : la lecture devient navette qui imprime en nous une image des temps de la vie : le passé, le présent, le futur et la poésie qui leur est consubstantielle.
Mais pourquoi ressent-on cela ?
Il ne s’agit pas d’une pensée, ni d’une réflexion, ni même d’une déduction. Il s’agit d’une sensation, d’une évidence dont la vigueur tient à la construction du livre qui n’impose rien, et entraîne à un après-coup de la lecture.  
Que nous dit cette construction ? Que le poème, et la poésie, sont là avant le récit et qu’ils lui survivront.
Le poème dans sa forme épurée précède la survenue d’une vérité inouïe, révèle les indices d’une présence sous l’absence. Puis il permet de passer d’une extériorité rendue aride par le silence à une intériorité partageable, universelle.
C’est dire que la poésie ne situe pas sa puissance uniquement dans les mots mais qu’elle réclame une attention portée à l’espace et au temps, à l’espace-temps du multiple de nos vies.
Dans « Sans Abuelo Petite », l’espace de la page renvoie le lecteur aux exils, intérieurs et géographiques, au temps et au hors-temps tricotés par une transmission qui s’ignore et qui se révèle au fur et à mesure qu’il échappe au poète.
Un livre réussi est un au-delà d’une parole singulière car il prend le lecteur par le cœur et par le geste vivant de la main qui court sur les pages. Le poème s’écrit ensuite avec le lecteur, touché en ce lieu qui inscrit le poème en chacun de nous, à sa source même.  

Présentation de l’auteur




Ara Alexandre Shishmanian, Le sang de la ville

Étonnante poésie que celle d’Ara Alexandre SHISHMANIAN !

Dans ce long recueil de 116 pages, brillamment traduit de sa langue d’écriture, sa langue native, le Roumain par sa propre épouse, la poète roumaine d’expression française Dana SHISHMANIAN, il nous entraîne, au fil de textes en vers libres qui, presque tous, occupent deux pages ou une page et demi environ, dans un véritable kaléidoscope poétique, une sorte de bombardement de mots, d’images et d’associations d’idées qui, quelquefois, s’avèrent d’un accès difficile.

Traversée par une espèce de fièvre, par un courant de vibration passionnée, l’écriture de ce poète-là est, à l’évidence, tout, sauf sobre, minimaliste. Sa différence d’avec le « mainstream » actuel de la poésie française lui confère un charme indéniable.

Elle se veut apparemment le véhicule d’une quête qui, sans conteste, « bouscule » tout dans les eaux rapides, sans cesse renouvelées de son torrent de fonte des neiges.

Le style vigoureux, extrêmement vif comme je viens de le souligner et « surréaliste », visionnaire n’en véhicule pas moins un sens profond de la complexité du monde et une quête d’ordre métaphysique sous-jacente (qui affleure sans discontinuer avec les mots néant et vide).

Ara Alexandre SHISHMANIAN, "Le sang de la ville" - Poèmes traduits du roumain par Dana Shishmanian, L’Harmattan, 2016

Ara Alexandre SHISHMANIAN, Le sang de la ville - Poèmes traduits du roumain par Dana Shishmanian, L’Harmattan, 2016 

Ara, poète de la complexité foisonnante et labyrinthique, cherche en réalité à se dissoudre dans le vide, dans la transparence salvatrice. En se cherchant et en s’autodétruisant (l’un ne va pas sans l’autre) fébrilement, c’est d'un « au-delà » de lui-même qu’il est en quête, avec désespérance et larmes. Ainsi, il convoque la figure de son double (Personne, comme dans L’Odyssée), grâce auquel il s’ « auto-épluche », à la recherche de la quintessence de son propre être. Où est le « fond » ? Y en a-t-il un ? Se trouverait-il au bout du tunnel caché dans le miroir ? De quelle manière s’évader (du monde et de soi-même, qui ne font qu’un) ?

Le chemin est, on le conçoit, ardu et, en conséquence, très tourmenté. L’on peut voir cet ensemble de textes comme un chemin initiatique, ponctué, à nombre d’endroits, de stades d’abattement, de désespoir. Pour autant, il fourmille de métaphores originales, voire surprenantes qui, toutes ensemble, réussissent à tisser un univers riche, totalement particulier et fortement ésotérique.

Plein de recherche, visiblement fruit d’un travail d’orfèvre très pointu, ce verbe, parfois, se meut dans une certaine abstraction, susceptible de dérouter : hiérophanie hallucinée de scintillements noirs ; les nombres lui pendent aux cheveux ; étrange neige ectoplasmique ; Incendie implosif

Nous sommes ici dans un monde froid, baigné d’une lumière lunaire ; la chair et la sensualité, l’enracinement plein dans la concrétude et le plaisir de vivre opaque ne semblent pas y avoir de place. Les références aux anciens mythes Grecs et balkaniques (dont le vampire, bien sûr) y sont très nombreuses.

Érudit, assez torturé, porteur de ce que je qualifierais pour ma part d’une « incandescence froide », l’auteur est par ailleurs, et l’on ne s’en étonnera pas, spécialiste des textes védiques, de la gnose et fasciné par la pensée du philosophe WITTGENSTEIN. Sa poésie, toute de souffle, d’intellect, d’angoisse, de désagrégation du moi et d’exaltation quasi « mystique » en porte la trace. Elle m’apparaît en premier lieu comme la poésie d’une soif de vide.

L’univers ne serait-il pas qu’une immense équation labyrinthique que notre poète voudrait s’essayer à résoudre ? Parce que l’incompatibilité de l’espace et du temps / de l’homme et du monde lui est insoutenable ? […] parce que les rubis du mystère pleurent ? Parce que tout homme devient une séparation, un accumulateur d’évanescence ?

 

Présentation de l’auteur




Claude Albarède sur le Causse

Un homme arpente son pays. En quête de signes, d’empreintes d’un temps révolu.

Des mots surgissent : « source », « vent », « garrigue », « sentier », « buisson », « village », « herbes », « pierres »… Nous sommes sur le Causse du Larzac, le pays intime du poète Claude Albarède (80 ans).

« Bois tombé branches mortes/un fagot plein de souvenances/mais le feu ne prend pas », écrivait le poète en 2009 dans le recueil Résurgences publié en Bretagne par Yves Prié (Editions Folle Avoine). Le même chant lancinant s’élève de son nouveau livre, si bien nommé Le dehors intime. Car le dehors exprime – inexorablement – ce que l’auteur ressent au fond de lui-même.

Le temps erre et ne passe pas
nous partons, revenons, tentons d’atteindre
parmi les ruines la vie qui dure
Leur pauvreté nous dépossède
elles n’ont d’intime que le dehors perdu.

 

Claude ALBARÈDE, Le dehors intime, éditions L’herbe qui tremble (4e trimestre 2016), 125 pages, 16 euros, avec six peintures de Marie Alloy

Voici les villages fossiles, les espaces retournés à la friche. Voici les « copains disparus » à qui Claude Albarède dédie l’un de ses poèmes. « A peine sommes-nous congédiés/que nous nous attablons à la même mémoire/tisonnant l’amitié/réanimant les mots ». Mais il y a – de ci de là – tous ces signes d’une vie cachée qui ne rend pas les armes.

Maisons en ruines
leurs petits jardins
continuent de pousser.

Plus loin : « En hiver/près des sources/des retours de violettes ».

Ce n’est donc pas une nostalgie béate qui parcourt ce recueil. Le propos du poète n’est pas de faire une simple lecture dans le rétroviseur. S’il persiste à arpenter ce pays aux grands espaces et porteur de tant de mémoires, c’est pour mieux distiller – l’âge venu –  quelques graines de sagesse.

Ne pas souiller
ni ajouter
trop de poids
au silence
.

Ou encore : « Gagner le large/du plus secret/nicher l’immense/au plus intime ». Comment ne pas penser, ici, à la définition que donnait de la poésie Giuseppe Ungaretti : « Elle consiste, disait-il, à convertir la mémoire en songes et à apporter d’heureuses clartés sur le chemin de l’obscur ». Sous la plume de Claude Albarède, on peut lire – comme en écho – ces trois vers : 

Heureuse clarté
que la chair donne aux rêves
dans la lumière du soir !

Mais le poète n’est pas dupe. Pour révéler les mystères enfouis d’un pays (et l’homme à lui-même), pour témoigner d’un temps qui engloutit les demeures et leurs habitants, se laisser gagner par l’émotion ne suffit pas. « Le poème attendra/que retombe l’essor/et que l’énigme/pénètre un peu ». C’est cette énigme, grâce au pouvoir des mots, que le lecteur est invité à déchiffrer tout au long d’un livre qui nécessite aussi, de sa part, une forme d’effort et d’abnégation.