Intérieur avec jeune femme vue de dos, de Vilhelm Hammershøi

Il était insupportable de ne pas en découvrir le visage, de ne pouvoir, ainsi, obtenir une idée plus précise du personnage, s’assurer qu’il offrait un agrément, peut-être une beauté en accord avec la fine et gracieuse silhouette qui ne proposait que son dos, une mèche un peu aventureuse émergeant à droite du chignon. Alors, déception ?

Loin de là. Car ce qu’on nous donnait à voir, c’était le plateau argenté que la femme tenait appuyé sur sa hanche gauche, tandis que l’infime part de visage qui se profilait nous indiquait un regard porté en sens opposé, cependant qu’une soupière, à gauche encore, semblait appeler le plateau.

Tout n’était que mystère dans cette attitude et dans le cadre qui l’abritait. Pas en mouvement, cette femme, non, arrêtée au contraire, dans une position qui trahissait l’interruption momentanée d’un déplacement en cours, comme une pause exprimant l’hésitation, plutôt que le désir d’observer quelque chose. Car que pouvait-elle s’offrir ? Rien d’autre que le panneau de mur dont les angles stricts de sa régularité, repris en écho par un tableau assez proche, enfermaient le personnage, bloquaient tout regard par lequel il aurait pu s’évader vers l’extérieur. Voilà qui ne pouvait guère susciter la moindre contemplation. Que lui aurait inspiré la grisaille froide de ce mur contre lequel se heurtait la vue ?... Pourquoi Vilhelm m’impose-t-il de lui tourner le dos, tout comme je le tournerai au public ? Ne suis-je pas assez belle pour être peinte de face ? Ou est-ce lui, trop timide, qui n’ose affronter mon regard ? Ne suis-je qu’un élément de cet intérieur, à peine plus important que la soupière et la commode qui la supporte, ou que le tableau accroché à moins d’un mètre de moi et que je ne peux même pas regarder, puisque je dois tenir ma tête légèrement orientée dans le sens opposé, comme si le peintre voulait me priver de cette unique distraction !

Intérieur avec jeune femme vue de dos, 1904, Randers Kunstmuseum, Randers. par Vilhelm Hammershøi, peintre danois mort en 1916 : in Collectif Orsay, L'Univers poétique de Vilhelm Hammershøi 1864-1916, Paris, Réunion des musées nationaux, 1997, 192 p. (ISBN 2711836428, EAN 978-2711836420) - illustration prise sur wikipedia, article Hammershøi

Intérieur avec jeune femme vue de dos, 1904, Randers Kunstmuseum, Randers. par Vilhelm Hammershøi, peintre danois mort en 1916 : in Collectif Orsay, L'Univers poétique de Vilhelm Hammershøi 1864-1916, Paris, Réunion des musées nationaux, 1997, 192 p. (ISBN 2711836428, EAN 978-2711836420) - CC Wikipedia

On se disait alors que, plutôt que de pause, c’est de pose qu’il s’agissait. En s’appliquant à représenter la femme dans ce moment et dans cette attitude que rien ne reliait à la moindre justification, en refusant, donc, de justifier sa démarche artistique par le traditionnel portrait qui fait face au spectateur, l’artiste affirmait sa liberté de choix et renvoyait à leur poussière les discours sur le réalisme de l’art, selon quoi l’œuvre devait témoigner d’un vrai moment de vie. Le paradoxe surgissait alors, passionnément troublant, du décalage entre cette remise en question d’un certain conformisme et cette volonté délibérée de soumettre la représentation picturale à une technique réaliste minutieuse, dans une tradition qui remontait aux peintres flamands.

En outre, le génie de l’artiste tenait ici dans une double trouvaille : celle du cadrage, celle du plateau. Mieux encore : les deux se doublaient à la fois d’un souci de réalisme et d’une invention audacieuse. Ceci mérite quelques explications.

Plus encore que la vision de dos, c’est le cadrage choisi qui paraît fort osé. Le peintre n’a pas peur de montrer le vide, ce vide à droite du personnage, que l’on ressent parce que la femme est accrochée, amarrée (momentanément) au meuble, au bord de ce rectangle coloré qui contraste avec la pâleur des autres surfaces et qui, ainsi, rassure. Mais c’est bien en direction du vide que la tête est tournée, là où il n’y a rien à voir, ni pour elle ni pour nous. Elle attend. Et nous avec elle, même si notre relation au temps n’est sans doute pas la même…

Quant au plateau, il est l’objet de cette vérité que nous évoquions : vérité de l’objet trivial, en dialogue avec le corps, saisi pour un instant des plus banals mais également privilégié. Et de nouveau, pourtant, ce souci de réalisme est contredit par la stylisation que le peintre lui applique. Car l’angle de vue qu’il choisit réduit pratiquement cet objet circulaire à une simple ligne argentée, prolongeant le galbe de la hanche, dans une douce sobriété en écho à celle de cette femme en robe noire, simple, sans aucuns appas. Voilà pourquoi le peintre donne autant d’importance à ce plateau, par sa taille ainsi que par son emplacement, dans la mise en rapport avec le personnage. Il ne peut échapper à notre regard : sa fonction picturale l’emporte largement sur sa fonction d’objet réel, sa fonction référentielle.

Merci, Hammershøi, d’avoir su métamorphoser une matérialité vulgaire, devenue ligne légère et fine, accolée à ce corps de femme en suspens dans sa halte provisoire, évident de simplicité, un corps que tu es parvenu, même en son immobilité, à faire danser. 

 




Chiendents n° 118, consacré à Marie-Josée CHRISTIEN

Marie-Josée Christien est née en 1957 à Guiscriff en Cornouaille morbihannaise. Sa poésie est très marquée par sa Bretagne natale où elle vit. "La poésie pour viatique" est bienvenue. Gérard Cléry, Guy Allix, Bruno Sourdin, Michel Baglin, Jacqueline Saint-Jean, Luc Vidal (l'animateur des éditions du Petit Véhicule) et Jean Chatard collaborent à cette livraison de Chiendents qui dresse le portrait de M-J Christien.

Authenticité et sensibilité au monde sont les caractéristiques de cette œuvre que Gérard Cléry met en évidence. Sensibilité au monde, à l'univers et non sensibilité étriquée à la Bretagne : Marie-Josée Christien se sert du paysage qui l'entoure pour interroger l'univers et en tirer des conclusions qui concernent tous ses lecteurs, quel que soit l'endroit où ils vivent. Guy Allix met en lumière la concision de ces poèmes et leur aspect "mystique" (l'important est dans les guillemets, car l'athéisme est de mise ici) : le n° 19 de Spered Gouez (L'Esprit sauvage, en breton !) n'est-il pas intitulé "Mystiques sans dieu(x)" ?  Le miracle - et c'est Miche Baglin qui l'explique - c'est que Marie-Josée Christien, tout mystique qu'elle soit, ne perd jamais le contact avec le réel. Elle ne cultive pas la couleur locale, pour autant.

Chiendents n° 118 : Marie-Josée Christien

Chiendents n° 118 : Marie-Josée Christien

La partie la plus captivante de ce numéro de Chiendents est celle où Marie-Josée Christien répond aux questions de Gérard Cléry. On y apprend que, pour elle, "écrire est ce qui lui permet de tenir" (p 19), qu'elle se méfie de l'intellectualisme en vogue actuellement chez les poètes, que l'école primaire et le lycée ont beaucoup compté pour son éveil à la poésie, que son intérêt pour le peintre Tal Coat explique son goût pour "la venue de lointains profonds, les lents dépôts millénaires" (p 22) qui lui permet de saisir la fulgurance et le surgissant, qu'elle a le goût de la préhistoire, qu'elle se sent éloignée "de la morne poésie du quotidien" (qui a pourtant donné de belles réussites pleines de sensibilité comme chez François de Cornière, mais sans doute, ne mettons-nous pas les mêmes mots derrière l'expression…), qu'elle condamne l'art contemporain pour des raisons politiques… C'est une véritable leçon de poésie !

Un choix de poèmes poursuit la livraison. Poèmes courts souvent aux vers brefs dont, malheureusement le lecteur ignore s'ils sont inédits (à moins de le deviner aux titres qui renvoient à des recueils déjà publiés et à l'avant-dernier texte qui indique qu'il s'agit d'extraits inédits d'un ouvrage en cours d'écriture tout comme le dernier ensemble). Mais poèmes qui sont bien à l'image de Marie-Josée Christien encore que les Éclats d'ombre et de lumière fonctionnent comme une accumulation de versets indépendants l'un de l'autre…

Ce n° 118 de Chiendents est représentatif de l'œuvre tout en prouvant que Marie-Josée Christien sait se montrer inattendue… ll se termine par  deux études (ou deux lectures) l'une de Luc Vidal (consacrée à un florilège, Les Extraits du temps, préfacé par Guy Allix) et l'autre de Jean Chatard (consacrée à Entre-temps précédé de Temps composés)…

 




Nicolas Waquet, Paroles de la nuit et du jour

 

la nuit parle

des mondes qui tombent
et s’entrechoquent

pourtant les verbes dorment
planètes autour desquelles gravitent les phrases

comment puis-je dire alors
que je n’ai rien à dire

de plus beau
que le silence d’un visage 

 

                                                                                                                       *

 

l’amour a le goût clandestin de la nuit
nébuleux et secret

tant de soleils craintifs
voltigent au loin comme des lucioles

les anneaux de Saturne tintent froids
aux poignets des amants

ils dorment
les mains dans des rivières d’étoiles

leurs doigts ne démêleront jamais les
eaux rebelles de leurs songes

 

*

 

la lune soudain
écarquillée
nous cloue dans sa lumière

ton corps se fige
sur le lit
brutalement étranger

honte
regret
ton cœur se glace

le mien je sais
ne bat plus dans ta poitrine

 

                                                                                                                    *

 

réveil au vitriol
ô ce brusque sursaut de nos sens
où l’amour se suicide

mire-toi
fixe encore mon regard cristallin
avant d’y lire l’absence

avant que la beauté
– brûlure acide –
ne me déchire les yeux

 

                                                                                                                   *

 

 

les mots vont
viennent
navettes de l’esprit

tissent
entre les choses
le voile de la connaissance

ce voile si fin que le poème déchire
lacère
d’images acérées

il n’en laisse plus que des lambeaux de sens
des idées décousues

offrant la nudité du monde
brutale

splendide au regard qui s’éveille
sans verbe
au pur langage de l’étreinte  

Présentation de l’auteur




Eric Godichaud, Le cabinet de curiosités

Eric Godichaud - Le cabinet de curiosités

 La revue Décharge publie dans sa collection Polder « Le cabinet de curiosités » d'Eric Godichaud. Quand l’imagination fait plaisir à lire...que tous les curieux de littérature et de poésie se précipitent sur ce petit ouvrage.

Un cabinet de curiosités désigne, du XVIe au XVIIIe siècle, des lieux où sont regroupés de multiples objets rares ou étranges représentant les trois règnes de la nature (mondes animal, végétal et minéral), ainsi que des objets créés par l’homme (œuvres d’art, instruments scientifiques, armes, etc.). Ils s’organisaient généralement en quatre catégories :

  • artificialia (objets créés ou modifiés par l'Homme : antiquités, œuvres d'art)
  • naturalia (créatures et objets naturels, avec un intérêt particulier pour les monstres)
  • exotica (plantes et animaux exotiques)
  • scientifica (instruments scientifiques)

 

Eric Godichaud - Le cabinet de curiosités

 Éric GODICHAUD, Le cabinet de curiosités, Polder 172, 60 pages (et un marque-page).

La visite d’un cabinet de curiosités est toujours un enchantement pour les petits comme pour les grands. L’appétit de connaissance y est toujours stimulé par de nombreuses trouvailles parfois rares souvent hétéroclites.

Mais quand Eric Godichaud choisit ce thème, ce n’est pas pour étaler sa science mais pour stimuler la créativité du lecteur avec une foule de trouvailles poétiques d’une imagination arrosée à la sauce surréaliste, pleine de piments divers. C'est plutôt un bazar de l'imaginaire, un bric-à-brac poétique sans unité de lieu ni unité de temps, pour mieux se perdre délicieusement dans tous ces rayonnages où sont présentés de nouveaux métiers : hirondelliste, inventeur d'appeaux (qui n'aimerait pas dialoguer avec les oiseaux?), raccommodeur de textes, chercheurs d'échos, plieur d'idées, collectionneur ou raccommodeur de nuages, murmureur à l'oreille du cœur, autant de métiers amis des poètes.

Dans sa préface, Alexandre Millon dit que “Le cabinet des curiosités est un plat de “résistance” qui se boit comme du petit lait.” Les ingrédients de cette recette sont à base d'onirisme, de prétextes scientifiques, quelques fleurs immortelles et quelques jeux de cirque, un fantôme, une pincée d'ésotérisme, du bleu, des machines à fabriquer l'orage, un bestiaire, Raymond Roussel...  Sans limite, l'imaginaire est forcément porteur de bonnes nouvelles. Soyez curieux, lisez ce livre.




Dissonances – Le Nu

Voici une revue qui  tombe des mains. Je la ramasse. Elle retombe. Je tourne trois pages…Cela devient un jeu. Par où commencer ?

Dissonance est parfaitement dérangeante, idéalement décalée. Cela  réjouit d’être enfin poétiquement dérangée, sans se laisser pour autant recaler en lecture. Entre les opuscules d’un sérieux inexorable, conçus- rédigés-et-lus par des gens au sérieux  inoxydable qui participent au grand fatras informatif et parfois poétique, cette Dissonance là paraît une exception donc un privilège. Ni plus, ni moins. Elle se joue des codes depuis 33 numéros. Il nous faut quand même  apprendre à la… décoder.  Osons ?

L’édito d’une exemplaire discrétion (de Jean-Marc  Flapp, en haut de la page 2)  esquisse et ébauche les inévitables dévoilements du thème « Nu ». De fait « nu », c’est ni Le nu, ni La nudité, mais la liberté du stylo. Attention de ne pas le confondre avec  les thèmes proches précédemment choisis - comme Le vide et La peau… Nu, c’est nu,  l’état brut de l’art et de la chair. Pas nunuche du tout !  Dans ce bazar – le mot  qui n’est pas méprisant  en révèle la richesse contenue -  du nu de hasard, on trouvera du cul sous forme l’ « haÏcul » (Marc Benetto) ; on trouvera de  la mise à nu par deux auteures dont l’une (Béatrice Machet)  déshabille carrément  l’alphabet, tandis que l’autre (Ingrid S. Kim) effeuille, elle, la langue (et ses « mots-tapins en résille ») ; on trouvera aussi du vieux sous forme de « encore belle » (toilettage de vieille dame de la marquise de Carabas) ; on trouvera…. Qui dit mieux ?

Dissonances, Nu, Eté 2017, revue pluridisciplinaire à but non objectif, 5€.

Dissonances, Nu, Eté 2017, revue pluridisciplinaire à but non objectif, 5€.

Ainsi donc, une porte d’entrée s’est ouverte à ce foutu « Nu » qui ne l’est en rien, car il est fait de  surprises essaimant de rubrique en rubrique. Des surprises rangées selon deux parties (création et critique), dont la première possède une apothéose créative (la carte blanche), tandis que la seconde accouche de quatre sous-parties critiques (dissection, disjonction, dissidences, digression). Des surprises qui  ne peuvent pas ne pas en être : le projet éditorial marque une volonté démocratique basée sur l’idée que « tous les auteurs ont la même chance de se faire publier ». Pour ce faire et pour obtenir le précieux visa de publication, les textes reçus sont  purement et simplement « anonymés » quels qu’ils soient (issus de collaborateurs ou d’auteurs autres) avant d’être sélectionnés par l’équipe éditoriale.

La  dissection dissonante - presque entomologique - a choisi le poète Philippe Jaffeux (pas le délégué pharmaceutique, son double ?,  qui plastronne  sur Internet).  Il faut bien s’arrêter quelque part, être injuste en piochant dans un ouvrage collectif, en raison des limites de toute lecture ou la finitude d’une recension-notule-critique de livre. C’est lui que je choisis parce qu’il a  choisi  pour épitaphe un point d’exclamation ( ?), parce qu’il apprécie les « questions sans réponse » et que toute question – justement – contient déjà sa propre réponse (dont  la question cruciale «  Qu’est-ce que la poésie ? » et – enfin – parce qu’il attend des autres qu’ils ne soient plus « des autres ».  Sa photo – est-ce lui ? - en gamin perplexe n’a même  pas de besoin d’être légendée (« petit ») car il n’a rien d’un vieillard cacochyme.

La disjonction (critique) est paradoxalement une conjonction (aye, tant pis) :  un haro en quatre temps qui tombe sur le paletot du sieur Michel Houellebecq.

La dispersion propose un flopée de citations tous azimuts qui s’égarent : à  nu dans les nues, sur une double page,  de Quignard à Barrico en passant par Foucault et en venant de…. Musset.

Tiens, la distinction, à ne pas oublier : les élus publiés dans la revue peuvent, par ricochet, élire un film, un disque et un livre de leur choix. Mon élu  à moi sera Lambert Schlechter (Montaigne-Truffaut-Glenn Gould) !

Question distribution, la revue Dissonance donne au lecteur et à la lectrice une envie : se rendre au bistrot La route du sel qui, à Ingrandes- sur-Loire, la propose en vente.

Quelques questions néanmoins (la maladie de la philosophe) ? « ?? » Je case déjà mes deux points d’interrogation, à l’espagnole. Question 1. Est-ce par ce qu’un des écrits qui commence  chaque alinéa par des points de suspension mis de surcroît entre parenthèses  dépasse la contrainte  de 9 000 signes? Ou l’auteur Henri Clerc  a-t-il  simplement proposé un texte  pourvu de cette logique derridienne ? Question 2. L’œuvre de Laure Missir, Madame Image, concrétise-t-elle les phantasmes de Ducasse Isodore, à savoir la rencontre fortuite sur une table à dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ? Celle qui fait « dérailler le déjà vu », fera-t-elle désormais dérailler le déjà nu ?

Bref, toute la revue est un appel du pied expérimental, rédigé parfois sur une vieille Remington (typo) que certains auteurs d’époque (lesquels ? il y en a tant) n’auraient  pas renié. Bref  (autre bref plus bref), cette revue non conforme est du vrai poil à gratter et ça me plaît.

 




Fil de lecture : autour des Éditions L’Herbe qui Tremble

Trois lectures autour des éditions de L'herbe qui tremple, par Lucien Wasselin : Le vieil automne, de Christophe Mahy, Rousseau dort tranquille, de Jean-Luc Depax, et Broussailles, de Laurent Albarracin

Christophe MAHY, Le vieil automne

Christophe Mahy est ardennais et je vais régulièrement dans les Ardennes françaises pour des raisons personnelles. Et ce poète me semble être sensible à une atmosphère particulière à cette région en automne. Non seulement il décrit l'automne et ses pluies, mais (surtout) il dit son émotion à vivre cette saison, tout comme ses doutes et ses interrogations. S'il maîtrise l'art de la chute (un vers isolé par un blanc typographique à la fin du poème liminaire en est la preuve), cette maîtrise prend divers aspects… Il est vrai que j'ai lu les livres de Jean-Claude Pirotte (un voisin !), ceux de Jean Rogissart (poèmes et romans), ceux d'André Dhôtel (dont on ne parle plus guère), le Balcon en forêt de Julien Gracq… Et je retrouve dans le vieil automne une atmosphère assez voisine des auteurs qui viennent d'êtres nommés… Mais cet art de la chute que je signalais avec le poème Du vieil automne ne se trouve pas seulement que dans les mots, il se trouve également dans une sorte de rupture qui rend le réel totalement dual. J'y retrouve cette Ardenne  dont je ne me lasse jamais et qui me surprend toujours même si "les poètes / n'ont  rien de neuf à nous dire".

Christophe MAHY, le vieil automne, L'Herbe qui Tremble éditeur, 96 pages, 14 euros. Peintures d'Anne SLACIK, postface d'Eric PIETTE ;

Christophe MAHY, le vieil automne, L'Herbe qui Tremble éditeur, 96 pages, 14 euros. Peintures d'Anne SLACIK, postface d'Eric PIETTE ; 

Dès le début de la seconde partie, un hommage est rendu à Jean-Claude Pirotte sans qu'il ne soit jamais désigné clairement : seuls quelques-uns de ses nombreux titres sont nommés qui le font voisiner avec "Dhôtel, Follain et Thomas". Quoi de plus normal puisque "le vieil automne" de Christophe Mahy rappelle ce titre de Pirotte : "Un voyage en automne" (La Table ronde, 1996) ? Mais voilà, "le vieil automne" est composé de trois parties suivies d'une postface d'Éric Piette… dont le mérite principal est de n'être point une analyse savante autant que linguistique des poèmes, mais bien d'être une promenade à travers la poésie et, surtout, je relève ces mots : "… les poèmes délicats et discrets nous maintiennent dans ce lieu habitable comme nul autre. Où  est mon pays ? s'interroge Frénaud. Dans le poème. " Et Piette de continuer en soulignant que sa lecture lui a permis de relever un "apaisement  s'alliant à une inquiétude que conjure le poème" et  une "épreuve de la nuit" sans équivalent ...

Apaisement et inquiétude : l'art de Christophe Mahy est sans doute de conjuguer les deux… L'horloge a beau être arrêtée, la vie est sans doute éphémère et, surtout, Mahy n'a-t-il  pas "le moindre poème / à faire valoir", reste que le poète écrit pour le plaisir du lecteur ces brefs poèmes qui sont autant d'ouvertures sur "tout  ce qui nous fait  vivre et mourir". Car la vie est toujours plus forte que la mort.

Jean-Luc DESPAX, Rousseau dort tranquille

Tout le monde se souvient de cette ancienne chanson dont le refrain est "C'est la faute à Voltaire / C'est la faute à Rousseau" que chantait Gavroche dans Les Misérables de Victor Hugo jusqu'à ce qu'il décède sous le feu des soldats lors de l'insurrection des 5 et 6 juin 1832. Rousseau, justement !

Cinq parties composent ce recueil : Niger/Carnet de route, L'Usage des extincteurs, Rousseau dort tranquille, Un poème là-dessus et Drone théorie, agrémentées de dessins de Denis Pouppeville…  Dénonciation (p 12) et humour (p 13) : cette première partie est un bon carnet de voyage (choses vues ou vécues) réduit à l'essentiel. Le ton est apparemment facile mais plus difficile qu'il n'y paraît : c'est un ton proche de l'oralité qui ne dédaigne pas les références aux réseaux sociaux, à Google, aux smileys … Il ne s'agit pas de vendre son corps au Capital toute la semaine. Jean-Luc Despax joue sur l'homophonie des termes pour créer du sens qui permet de mieux décoder la société injuste qui nous est imposée :

Un peu d'encre pour s'ancrer / En somme (p 70).

 

Jean-Luc DESPAX, Rousseau dort tranquille, L'Herbe qui tremble éditeur ; dessins de Denis POUPPEVILLE, 144 pages, 15 euros ;

Jean-Luc DESPAX, Rousseau dort tranquille, L'Herbe qui tremble éditeur ; dessins de Denis POUPPEVILLE, 144 pages, 15 euros ; 

Le poète contemporain  qu'est Despax n'ignore pas ceux du passé (Apollinaire, Mallarmé, Rimbaud…) ; il en profite pour mieux mettre à contribution les auteurs des XIX ème et XX ème siècles, toujours dans l'objectif de ne pas s'en laisser conter par les discours du moment, il jongle également avec les rimes et les vers comptés… Sans doute sa façon de dénoncer le monde est-elle la plus en prise avec ce même monde : c'est qu'il importe de "…balancer quelques uppercuts / À tous les briseurs de rêve" : peut-on imaginer meilleure définition de la poésie ?  Ce qui n'empêche pas un  certain pessimisme de la part de Despax :

Le Lidl Maximo
Essaie juste
De remplir son frigo

Oui, il faut alors citer ces mots de Francis Combes :

Depuis toujours, je défends l'idée que la poésie, même si elle est une activité savante, n'est pas réservée par principe à un petit groupe de spécialistes. Elle naît de l'usage que les peuples font de leur langue. […] Elle est une façon d'être de plain pied dans le réel, sans s'accommoder de l'état des choses.

Ces termes de Francis Combes s'appliquent à merveille au recueil de Jean-Luc Despax, anglicismes mêlés au bon français.

Laurent ALBARRACIN,  Broussailles

Broussailles est à placer dans la lignée de Cela (Rougerie, 2016) et de Le grand chosier (Le Corridor bleu, 2015). Car je n'ai pas lu À publié en 2017 ! voilà qui rappelle que la poésie de Laurent Albarracin se situe dans la matière de la vie comme le dit la présentation de ce recueil sur le site de L'Herbe qui tremble (catalogue). Les peintures d’ Aaron Clarke évoquent des cartes routières, des réseaux graphiques en même temps que le réseau des chiendents qui poussent sans le secours de l'homme ; même la notion de pli apparaît avec le changement des couleurs… Laurent Albarracin s’intéresse à la fois aux broussailles en tant que forme végétale et en tant que terme spécifique.  C’est à une véritable exploration qu’il invite le lecteur et ce n’est pas un hasard sans doute s’il rapproche poitraille et broussaille qu’il met en fin de vers dans le deuxième poème. Et ça continue : les broussailles évoquent «tout un barbelé par brins», l’évasion n’est pas loin (au vers suivant !) Les poèmes des pages 13, 18, 24, etc… sont comme un écho à maints textes de Cela par le jeu sur les mots. On pense bien sûr au Parti pris des choses  de Francis Ponge : le parfait (p 17) n’est-il pas le symbole du poème ? «Les choses, elles, sont / des mots naturels» affirme Laurent Albarracin page 23.

Laurent ALBARRACIN, Broussailles, L’Herbe qui tremble éditeur, peintures d’Aaron CLARKE, 64 pages, 14 euros.

Laurent ALBARRACIN, Broussailles, L’Herbe qui tremble éditeur, peintures d’Aaron CLARKE, 64 pages, 14 euros.

C’est donc à une exploration du monde en tant que «brouillon général» (p 26) qu’incite Laurent Albarracin ; même le feu de broussailles est exploré : un poème, à la sonorité heurtée,  résume admirablement  la démarche du poète :

Depuis où
on regarde 
on sait

depuis où
c’est là
qu’on favorise le monde

c’est depuis où
qu’on regarde le monde
et qu’il nous regarde»
(p 33)

Laurent Albarracin rappelle que les choses et le savoir sont indissociablement liés :

c’est à  ne pas être claire
que la réalité prend 
réalité




Marilyse Leroux, Ancrés

On ne traverse pas en courant Ancrés, nouveau recueil de Marilyse Leroux. On ne peut non plus seulement le survoler ! Il faut se résoudre à s’y baigner tout entier, voire à nager longuement sous sa surface.

Chaîne ou champ de pensées, de méditations, de constats sans appel, sous le ciel du Morbihan, auxquels on a assigné habilement la forme de poèmes, allant de quelques mots à des suites de vers, il demande qu’on s’y attarde.

Il y a de la sagesse qui flotte dans l’air de ces pages, une sagesse fortement iodée, des éclats de lumière qui font ciller les yeux.

Et chaque concrétion de mots, chaque flottaison dans la baie ouverte du livre, mérite une station dans l’immobile – station de respiration pleinement consciente de son rôle, de notre immuable destinée de passant − mérite le temps nécessaire à la prise de possession de l’espace où les mots s’inscrivent, le temps du jour et de la nuit, dans un écoulement souvent mystique.

Ce sont là des paroles pour prendre chair, comme pour reconnaître la mort et la saluer avant de lui tourner l’épaule.

On lit Ancrés comme un poème philosophique, une éphéméride soumise au mouvement perpétuel des marées, pour assumer le temps de vivre.

Marilyse LEROUX, Ancrés, éditions Rhubarbe, décembre 2016, 84 pages, 10 euros.

Marilyse LEROUX, Ancrés, éditions Rhubarbe, décembre 2016, 84 pages, 10 euros.




Beverley Bie Brahic, Il neige et trois autres poèmes

 

Snowing

It’s no-ing, my girl calls. Half-cupfuls
whisk across the pane.
It’s snowing when I look up
from my load of socks and shirts, white
wash and dark. I track flakes’ paths
across the sky, trunks
of trees, milky lichens
spilled down oaks. Lichens, mother said
grow where air is clean, moss on the north
side of the trees. Remember that,
she said, reading some Grimm tale,
if ever you get lost.

Strange our cells don’t learn
war has no happy ends. Snow—
palpable the hush. When I turn
the key too soon
my frightened child protests: Stop the murder
I haven’t got my seat belt on.

 

 

 

 

First Snow

Tonight at dusk as the hills
shy off and the flakes

start to whirl
we watch our boundaries fade

with a sharper sense
of the unknown. Something

blurry crosses our field
of vision and enters the stand of trees,

aspen and wild
animal lope and the cold

that draws its cave of memory
like a skin around us

 

*

 

And what to say
about this mountain ash along the drive,
whose red berries
are glazed in frost

and hang
stunned into silence
in a ruff of
brown paper leaf?

 

*

 

Our boots tromp a path
through silence
the magpies watch, one

from the top of each spruce
in its quilt of snow.
Magpies—

mechanical birds,
three tin cut-outs
like vanes on the peaks of a trio

of spruce. Violin, alto, wind.
Dapper
in their starched shirts

and metallic blue tails
they rail at us,
us or the dogs

or the untidy world at large.

 

*

 

A patch of ice
shines at the edge of house and wood.

I go out.
Polar light behind the glacial hills.
The top rail of the new fence glitters.

Snow has erased each accident.
No need

to apologize now
small creature who ventured forth
before dawn

and left us
the small print of your tracks.

 

 

 

 

Madame Martin and I

Madame Martin will throw back her shutters at eight
one arm will scoop up sun
she will brush her hair on the stoop using a small pane
           as a mirror
cap of hair like a well-scoured pot
bobbing a little
like the branch the goldfinch swooped off

Monsieur Martin died last summer no
last last summer
a quiet man
who liked to do chores round the yard
spray the roses
who liked to paint his garden gate green
every summer
leafy leafy forest green

She’ll rake the gravel—he would do that—and pull some weeds
peg white sheets across the yard
like a seascape with sails
          to pull the eye deeper in
she’ll tie an apron about her waist
fingers doing that brief couple dance
over and under and bow to your partner

He was sick all of a sudden
he was dead
and now he's gone
she says she thinks she hardly knew him. 

 

 

 

 

The Hotel Eden

after Joseph Cornell

Against survival. Against feathers. Against corks-in-bottles. Against the pathos of stuffed birds. Against against.

Profoundly silent, the taxidermist’s shop.

“If only,” thinks the bird. If only what?

For her apricot-colored push-up bra. The fish smell of her sex. The fabulous erections.

Contingent but press on.

There’s a key to it somewhere. Break the glass?

From laughter to slaughter the house of objects
is repossessed—table, chair, spoon, cork—the flint flakes remember the knife.

Why we sleep with the light on.

 

traduction de Marilyne Bertoncini

Il neige

Des flacons de neige, s'écrie ma fille. Des demi -tasses
fouettent la vitre.
Il neige à gros flocons quand je lève les yeux
de mon tas de chaussettes et chemises, blanc
et couleur. Je suis la trajectoire des flocons
dans le ciel, les troncs
d'arbres, de laiteux lichens
répandus sur les chênes. Les lichens, disait ma mère
poussent là où l'air est pur, et la mousse, sur le flanc
nord des arbres. Rappelle-toi cela,
disait-elle, en lisant un conte de Grimm,
si jamais tu es perdue.

C'est étrange comme nos cellules n'apprennent pas
que la guerre ne finit jamais bien. La neige
silence qu’on touche. Quand je tourne
la clé trop vite
apeurée elle proteste : Arrête le menteur
Je n'ai pas mis ma ceinture.

 

 

 

 

Première Neige ((poème inspiré par “La Grande neige” d’Yves Bonnefoy))

Ce soir au crépuscule quand les collines
se dérobent et les flocons

commencent à tournoyer
nous regardons s'effacer nos frontières

avec une perception plus vive
de l'inconnu. Quelque chose

de trouble traverse notre champ
de vision et pénètre l'angle des arbres,

Trembles et bêtes
sauvages s’enfuient et le froid

qui tire sa caverne de la mémoire
comme une peau autour de nous

 

*

 

Et que dire
du sorbier le long de l'allée
dont les baies rouges
sont lustrées de givre

et pendent
dans un silence sidéré
au coeur d'une collerette
de feuilles de papier brun?

 

*

 

Nos bottes se fraient un chemin
à travers le silence
les pies observent, une

au sommet de chaque épicéa
dans sa couette de neige.
Les pies—

des oiseaux mécaniques,
trois silhouettes de fer-blanc
comme des girouettes à la pointe d'un trio

d'épicéas. Violons, alto, vent.
Élégantes
dans leur chemise amidonnée

et leur queue bleu métallique
elles nous invectivent,
nous ou les chiens

où ce monde négligé en général.

 

*

 

Une plaque de glace
brille à l'angle de la maison et du bois.

Je sors.
Lumière polaire derrière les collines glaciales.
Le haut de la nouvelle clôture scintille.

La neige a effacé chaque détail.
Plus besoin

de t'excuser
petit créature partie à l'aventure
avant l'aube

nous laissant
l'empreinte légère de tes traces.

 

 

 

 

Madame Martin et moi

Madame Martin ouvrira ses volets à huit heures
un bras prendra le soleil
elle brossera ses cheveux sur le perron et un petit carreau 
           servira de miroir
casque de cheveux en marmite bien décapée
se balançant un peu
comme la branche à peine quittée par le chardonneret

Monsieur Martin est mort l'été dernier non
l'été avant l'été dernier
un homme tranquille
qui aimait bricoler dans le jardin
arroser les roses
qui aimait peindre en vert la porte de son jardin
chaque été
un vert forêt bien dense

Elle râtellera le gravier —lui le faisait — et arrachera quelques mauvaises herbes
étendra des draps blancs dans le jardin
comme un paysage marin avec voiles
           pour capter le regard plus loin vers la profondeur
elle nouera un tablier autour de sa taille
ses doigts dansant brièvement en couple
par-dessus par-dessous et saluez votre partenaire

Il était tombé malade brutalement
il était mort
et maintenant il est parti
elle dit qu'elle pense l'avoir à peine connu.

 

 

 

 

L'Hôtel Eden

d'après Joseph Cornell

Contre la survie. Contre les plumes. Contre les bouchons de liège.
Contre le pathos des oiseaux empaillés. Contre contre.

Profondément silencieuse, la boutique du taxidermiste.

“Si seulement”, pense l'oiseau. Si seulement quoi?

Pour son soutien-gorge à balconnet couleur abricot. L'odeur de poisson de son sexe.
Les fabuleuses érections.

Accidentelles mais il faut persévérer.
Il y a une clé quelque part. Briser la vitre?

De rire en crime la maison des objets
Est saisie —table, chaise, cuiller, bouchon—l'éclat de silex se souvient du couteau.

C'est pourquoi nous dormons la lumière allumée.

 

Présentation de l’auteur




Entretien Hélène Cixous et Wanda Mihuleac

 LIRE ET PLIRE : autour du livre ERRADID de Wanda Mihuleac

Entretien enregistré chez Hélène Cixous,
transcription de Marilyne Bertoncini.

Wanda Mihuleac :  Pour le premier livre avec Jacques Derrida, j'ai trouvé le titre ERRADID fusion entre errance et Candide, un anagramme de Derrida : là, ce sont des textes qu'on a choisis ensemble avec Jacques Derrida, qui sont extraits de plusieurs ouvrages. Les textes et les images se mêlent, dans une écriture sans mesure - un travail textuel pluriel, dispersé, disséminé.  Et donc c'est le livre : un livre d’artiste , un livre insolite, à faire autant qu’à défaire, soit un livre qui établit sa prise dans la surprise, sa surprise dans la prise, il a besoin du regard de l’autre, de se voir comme les autres, nous voient.
La difficulté que le lecteur/regardeur éprouve à le lire, par la manipulation, par dé-plis, par impossibilité de saisir simultanément le visible et le lisible, place le consommateur du livre, devant ce livre–objet en position d'embrayeur. L’excès du langage de ce livre-ivre est celui de "l’écriture sur la lecture de toute in-scription sur la dé-scription" (H. Damisch)....
Hélène Cixous : Comment est-ce que vous faites ça?
W.M : J'ai travaillé deux ans, pour la
mise en cause/ mise en cage,
mise en page /mise en pli,
mise en Œuvre /mise en ouvrage,
mise en sublime /mise en abîme
H.C. : C'est beaucoup plus que ça, c'est... là par exemple, ce n'est même pas une mise en abîme, c'est au contraire, l'émergence de cette petite construction qui ferait penser à du bâti, mais pas seulement, parce que curieusement, ça ressemble à des lettres - des lettres qui ont une forme de volume, alors que les lettres, quand vous les écrivez, elles sont simplement plates - oui, elles sont sans épaisseur, alors que là il y a une apparition du plein, parce que c'est une apparition, du creux, du vide, etc. car vous l'avez fait avec les mains. Et donc, ça produit un phénomène assez singulier d'animation. A cause de cette dimension, de ce volume, comme si (alors que justement ce n'est pas le cas en général), comme si l'apparition, qui en principe est elle aussi sans volume, plate si on peut dire, promettait de l'épaisseur et du volume – promettait et non pas produisait, parce que c'est une promesse qui n'est pas remplie. C'est une promesse avec du vide.
W.M. : Et en plus, c'est assez tautologique, parce que le mot qui est écrit, c'est "pli"; j’ai écrit et j’ai figuré - P L I traitant deux fois la chose doit elle parle, l’œuvre figure sa propre référence. La forme visible est enfermée par l’écriture de l’intérieur; les signes enferment de l’extérieur le vide entre les lettres et autour des lettres. Ce qui peut être montré ne peut pas être dit ? La tautologie est vide de sens, elle laisse à la réalité tout l’espace logique...La tautologie montre la logique du monde...
H.C. : C'est pli, ça pourrait être autre chose. On peut le contester, c'est intéressant. Vous dites que c'est pli – là je pourrais reconnaître un l et un i mais le p, ça peut être une lettre grecque... en tous cas, ça donne à penser à d'autres langues, ça s'en va vers d'autres langues, qui seraient des langues sculptures, des sculptures de langue, des langues sculptées, ça a l'air un peu de l'hébreu à l'envers, si on peut dire, parce que ça va vers la droite et non pas vers la gauche...
W.M. : Le pli n’a pas une existance propre, ni à droite,ni a gauche, ni sens propre ; il est à la fois son propre dedans et son propre dehors :il est l’entre et il est l‘antre, l’énigme du pli, le pli même de l‘énigme.
H.C. : Bien sûr, on peut tout lire... on ne devrait pas dire "lire" d'ailleurs, mais on va avancer un autre mot, on va dire "plire"...
W.M. C'est vraiment une bonne trouvaille !
H.C. : Lire, c'est lire ce qui est et ce qui n'est pas. Ce qui est là et ce qui n'est pas là. Là, donc, il y a un "pas là" – et le "pas là", c'est un article. Est-ce que Derrida l'a joué, je n'en sais rien – il peut l'avoir joué, car il était capable de faire ce type de jeu – ou est-ce que c'est le hasard qui a joué – c'est possible aussi, car après tout, on est en territoire mallarméen, donc on pourrait abolir d'une manière ou d'une autre sans...
Je veux revenir à la carte postale : "des mots pour se.".. là, j'ai du mal à lire... parce que tout simplement ... lorsqu'au...parce que les mots... ça c'est un trompe-l’œil sacrément intéressant, parce qu'il y a des mots français, et des inscriptions d'autres choses...c'est difficile, c'est suspendu, interrompu... Il y a de l'interruption, et elle a peut-être été programmée par Derrida.
Il y a toujours de l'introuvable. "il n'y mène pas"... Ce pli n'y mène pas. Il nous mène mais il n'y mène pas, là où on pense aller...
Ce n'est pas au niveau du sens, c'est au niveau du signifiant...Quand je dis qu'il n'y mène "pas", je ne sais pas comment on l'écrit...
W.M. : Est-ce qu'on l'écrit comme le pas qu'on franchit ou n apostrophe y.
H.C. : Exactement, il ne mène nulle part, enfin il y mène nulle part. La carte postale, il y aurait mille choses à dire – ce que vous donnez à penser – votre travail en général, c'est ce à quoi la carte postale, au premier abord, ne...en général, la carte postale ordinaire, l'espèce, comme ça...ça ressemble beaucoup à des oiseaux, il y a des volées de cartes postales – maintenant il n'y en a plus, parce que je pense que c'est fini de vendre des cartes postales...En tous cas, autrefois, l'espèce était nombreuse, maintenant, elle est en voie de disparition si elle n'a pas déjà disparu, comme l'espèce aviaire...Quand on reçoit une carte postale, en général, elle a ceci de particulier qu'elle nous oblige à retourner, qu'elle propose justement une double face, et on ne sait pas laquelle est la principale - Mais je parle de la carte postale commune. Comme les moineaux, ordinaire. Évidemment, celle de Derrida n'est pas commune...Et, peut-être justement, parce que vous mettez en scène, c'est ce qui ne se manifeste pas au premier regard. C'est bien le fait qu'elle ait une réserve, un puits de plis - un puits de plis, mais on ne les voit pas du tout. Il faut que vous ayez fait ce travail d'enlèvement et de greffe de la carte postale dans...c'est du canson, ça, non ? Qu'est-ce que c'est ça comme...? En tous cas, c'est un papier à grain, la matière...Donc ça, le fait que la carte postale, elle ait perdu, elle a perdu en fait son...son espace aérien, là elle est conservée, c'est de la carte postale conservée. Et du coup, elle se prête à une anatomie. Elle laisse apparaître, à travers le travail que vous avez fait, qu'elle n'était pas si simple que ça...quelque chose qui n'arrive pas, qui arrive et qui n'arrive pas, qui arrive différemment, avec perte, mais la perte est un gain, aussi, toujours...
W.M : Là, c'est plus mallarméen, si je peux dire...ça il faut vraiment le manipuler...
H.C. : C'est remarquable. Pour faire, comment, quelle est la technique de ce pliage pour vous ?
W.M. : C'est fait à la main... ça prend du temps.
H.C. : Je peux ouvrir ? C'est intéressant de voir que ça résiste à l'ouverture...mais ça résiste toujours à l'ouverture, c'est exactement comme un texte, ça résiste toujours. Évidemment, là, ce qu'on n'arrive pas vraiment à mesurer, et qui est très beau, c'est la collaboration du papier. Il faut qu'il ait une certaine épaisseur, bien sûr, mais qu'il ait aussi une grande souplesse. Ça c'est extraordinaire.
J'y pense beaucoup quand je lis, parce que parfois je me dis que le papier travaille beaucoup, on ne se rend pas compte à quel point. Je sais, quand j'écris par exemple, que j'ai besoin d'avoir des dizaines d'espèces de papiers différents...Toujours, quand j'écris, j'ai sur ma table des dizaines de papiers différents, à la fois dans l'épaisseur, et dans la dimension. Parce que selon ce qui est en train de se déverser, de se précipiter, il faut que la surface d'atterrissage soit réceptive, c'est-à-dire qu'elle reçoive, qu'elle soit en écho avec la phrase...On n'écrit pas de manière homogène, pas du tout. Et ça doit être justement extrêmement flexible, souple, etc. Ces derniers jours, en lisant, je me disais que c'est extraordinaire à quel point le papier est une puissance, parce que c'est rien du tout, je le prends, je le déchire...Or, il faut vraiment qu'il y ait un acte d'une grande violence pour déchirer le papier parce qu'autrement il a une force inouïe. Il se prête...c'est admirable. Et à travers le temps !
W.M. : Maintenant, je fais un travail sur parchemin – de la peau - de chèvre – c'est un parcheministe, parmi les derniers qui font encore ce métier, et on a des parchemins d'une finesse qui va jusqu'à la transparence.
H.C. : J'ai vu récemment, en Inde, à Pondichéry, dans une bibliothèque avec des archives, des manuscrits sur feuille de bambou, qui ont des centaines d'années. C'était extraordinaire à voir, dans la finesse, et dans le traçage – c'était des livres – avec de toutes petites lettres, que je ne pouvais pas lire, parce que ça devait être en tamoul, ou je ne sais en quelle langue de l'Inde...Ce que vous faites, d'une certaine manière, autrement bien sûr, et sans que ce soit un livre en entier, bien que ce soit un livre, bien sûr, une espèce particulière...
C'est intéressant parce qu'ici, vous avez un travail dans le texte de Derrida, parmi mille autres choses bien sûr, mais un travail sur "même". Je le dis, comme ça, parce qu'on ne sait pas comment ça s'écrit. Et d'ailleurs, lui, il travaille là-dessus. Tout ça ce sont des "mêmes", mais justement, ces "mêmes" sont toujours des autres. Et "c'est bien toi qui, maintenant, ici "m'aime"– tu m'aimes - ou bien "c'est bien toi qui maintenant ici-même" et ce n'est pas du tout la même chose. Et ça c'est travaillé comme ça. D'une certaine manière, en fait, vous le performez quand vous faites ça. C'est à dire, ces "mèmes"...
W.M. :  titre de mon mémoire pour la fac, à la Sorbonne, c'était "la voix qui se voit" – voit et voix.
Là on écrit d'autres lettres, et là, c'est très sculptural – et ça tient debout. C'est une pyramide.
C'est une pyramide pliée ! C'est rigolo, parce que s'il y a une chose dont on pense qu'on ne va pas la plier, c'est une pyramide. Elle est pleine de plis à l'intérieur.
 

H.C. : C'est intéressant que ce texte, qui a travaillé, qui s'est travaillé, textualisé, exstylisé lui-même, quand ça s'est produit, c'était immatériel, sauf papier et écriture, et c'est intéressant parce que je pense que Derrida n'avait pas pu projeter de voir que ça s'incarne si on peut dire dans la chair du papier, après...
W.M. : Il l'a vu en plusieurs étapes, comme ça a duré deux ans . Au cours de la fabrication de ce livre, je le lui ai montré....
H.C. : Par exemple cette page-ci commence par le négatif : "rentre alors en scène". Évidemment ça fait sauter complètement l'usage habituel du mot "négatif". Parce que le négatif n'est pas négatif. C'est une évidence, là. C'est un "ne pas" qui est tout aussi affirmatif et positif qu'un positif. C'est beau.
Et une pyramide, pour vous, c'est quoi?
W.M. : C'est une construction mentale, c'est seulement cela qui m'a fait faire ça. Et puis, c'est un jeu de mots aussi entre l'être, être, toutes sortes de dérives...
H.C. :  Je disais les pyramides en général.
W.M. : Ah, en général : je n'en ai jamais vues en vrai – jamais. C'est donc une sorte de souvenir de type langue – je ne sais pas exactement ce que c'est, une pyramide, pour dire la vérité. J'imagine toujours "des" pyramides. Pas une seule.
H.C. : Chaque pyramide est évidemment unique. Bien sûr il y a des pyramides, mais d'un autre côté, c'est une tombe, c'est supposé être une tombe, enfin – un tombeau. Une tombe pleine de tombes...de tombes qui ne sont pas des tombes, des tombeaux qui ne sont pas des tombeaux, en tous cas pour les constructeurs, c'est une façon justement de doubler, de déborder le travail de la mort, puisque ça garde, et ça garde avec une autre vie. Mais c'est vrai que ce qui est intéressant, c'est la forme de la pyramide.
W.M. : Là aussi, c'est un travail de plis. Là, c'est une bouche, ça c'est le couteau, ça peut être une une coupure...
H.C : C'est extrêmement intéressant, ça. Parce qu'ici, alors, on aurait comme prise de vue, si on peut dire, une substitution d'une lettre par le couteau. On pourrait se dire que le couteau va couper la bouche, mais on peut se dire que, c'est la bouche qui est coupante...
W.M. : coupure – couper la parole, l’interrompre „ abstraction faite ,s’il se peut, de la fonctionement poétique- telle au moins qu’elle a prévalu en Occident …. Elle est indissolublement liée au principe qui assimile la langue à une feuille de papier dont( on ne saurait découper le verso (la pensée) sans découper en même temps le verso (le son)
H.C. : Et dans le choix des caractères, quand vous avez choisi les caractères d'imprimerie...
W.M. : Là, c'était compliqué, car je n'avais pas un grand choix, c'était dans les années 96, j'en avais seulement quelques uns et je devais travailler avec les moyens du bord.
H.C. : C'est beau, et justement, si on arrivait comme ça, on pourrait croire que c'est des yeux, que c'est peut-être comme ça l'image de l’œil d'un animal...
W.M. : J'ai pensé à faire ce rapprochement entre les seins et des yeux...
H.C. : Là c'est intéressant, car là il travaille sur la séparation, la décapitation "précipitant deux têtes inséparables " et je pense que - vous venez après le texte – et vous le lisez vous en utilisant comme lame la double lame de ciseaux – et le texte ne demande pas, ne dit pas quelle lame c'est.
W.M. : j'ai figuré des ciseaux : ses lignes de frontières si feminines, à partir de leurs lèvres de lames.
H.C. : Mais c'est très bien d'ailleurs, avec les deux yeux, si je peux dire, c'est comme si le 2 comme ça - c'est à dire la séparation, qui ne se fait pas, car les deux lames sont à la fois séparées et jointes, elles travaillent ensemble, c'est comme si le couple, et la dissociation, avait été transférés des têtes aux ciseaux et inversement. Peut-être d'ailleurs que c'est toujours comme ça...
W.M. : Parce que beaucoup d'artistes ont travaillé avec le texte de Derrida, mais sans se mettre dedans, en étant à côté. Moi, je me suis permise, avec bien sûr son accord, de me mettre vraiment dedans, et de travailler l'image et la conception du livre dans l'esprit de la déconstruction.
J’ai déconstruit les textes ; les effets de cette déconstruction réalisent un effet de réel ; des effets de duction – le problème de la ductibilé : jusqu’à quel point peut-il être étendu, transformé, sans se rompre ; des effets de pro-duction, de re-pro-duction et des effets de sé-duction, fondés sur l’attraction et de fascination, des effets d’in-duction (opération qui consiste à remonter des faits jusqu’à un fait plus ou moins probable).
H.C. : Dans la déconstruction, il ne l'aurait pas dit. Il ne travaillait pas dans l'esprit de la déconstruction, il écrivait.
W.M. : Mais moi, j'ai déconstruit ses écrits... une histoire lacunaire, faite de transfert de textes, de transports amoureux et d’envois postaux ; une lettre ouverte –una opera aperta d'Umberto Eco, à situer entre la "carte postale“ – titre d’un livre de J.Derrida,  et la lettre volée d’Edgar Poe.
H.C. : C'est intéressant, parce que c'est effectivement une transposition en un espace matérialisé comme ça, et en même temps  - une indécidabilité absolue, une impossibilité – les non-possibiités de décision de ce qui s'élance comme ça, dans un énoncé comme "quand je t'appelle mon amour" avec toute l'amphibologie, c'est-à-dire que c'est évidemment plus que polysémique. Est-ce que je t'appelle toi, ou est-ce que je te dis "mon amour" et quand je te dis "mon amour", est-ce que je te déclare mon amour ou bien est-ce que je te dis "toi, mon amour", et que tu es toi, mon amour, je voudrais tant te dire...ça c'est un jeu aussi. Mais c'est un jeu sérieux et grave, parce que maintenant, quand je te dis "mon amour", c'est performatif de toutes les manières, c'est-à-dire que ça c'est performatif, de ce que je ne sais pas ce que je fais quand je t'appelle "mon amour". Tout ça est performatif. Je ne sais pas ce que je fais, je tourne autour de, et je fais des trous dans "appeler mon amour".
W.M. : Je n'ai pas pensé à ça...
H.C. : Bien sûr, et d'ailleurs, quand je dis ce que je vous dis, je fais aussi la même chose, parce que je ne sais pas ce que je dis quand je dis "mon amour" et c'est même ça le secret enivrant et tragique à la fois de l'amour et d'appeler mon amour. Appeler mon amour, c'est quoi ? C'est dire à quelqu'un de présent "mon amour" mais c'est exactement le contraire, c'est-à-dire j'appelle mon amour qui n'est pas là... On ne peut pas décider. On ne sait pas ce qu'on fait. C'est le travail de l'amour. Dès que je dis "mon amour", je ne sais pas ce que je fais. Si je le dis, je ne sais pas à qui je le dis, etc.
W.M. : C'est un mot indécidable.
H.C. : C'est absolument indécidable. Et là, justement, c'est ça, c'est une sorte de désordre, qui en même temps se tient, qui pourrait se disséminer à l'infini, se perdre totalement, mais là il est tenu du fait qu'il y a une structure très fragile, et en même temps très solide, du papier avec des mots. C'est drôle de vous voir vous-même hésiter...
W.M. : Oui, oui, parce que je ne me souviens pas des plis, je me souviens que Jacques Derrida me demandait si je savais comment ça se pliait et dépliait et je lui ai dit "pas toujours".
 

H.C. : Non, bien sûr que non – de toute façon, vous, vous ne savez pas, mais votre corps entier, et vos mains, savent – avec quelque chose qui n'est pas un "savoir"...
W.M. : c'est comme descendre les marches dans le noir...donc, c'est toujours les plis...
H.C. : après, ce sont les plis qui conduisent, c'est ça qui est intéressant.
W.M. : Oui, qui me disent voilà tu plies ça ici, tu fais ça ici...C'est eux la mémoire, nous, nous sommes l'oubli. Donc les plis d'un seul côté....à côté le regard.
H.C. : En fait, c'est tout le processus de l'écriture qui est comme ça.
W.M.  : Je voulais faire une métaphore...j'ai travaillé dans ce sens-là, ce n'est pas vraiment innocent. On plie comme ça, on peut lire comme ça.
H.C. : Alors ça ça vient d'où, là? Est-ce que c'est de l'allemand? Ça a l'air d'être de l'hébreu mais je ne crois pas...Là, par exemple...Faut dire qu'il s'est bien amusé. "A toi, à la seconde même" – une femme pourrait (je dis une femme parce que c'est au féminin) une femme pourrait se sentir comblée en recevant cette adresse. Mais pour peu qu'elle sache lire – ce qui n'est pas toujours le cas – elle se rendrait compte que ce n'est pas si...
W.M. :  sûr que ce soit elle...
H.C. : ...et elle peut même penser quelque chose de terrible, c'est que la récipiendaire n'est que – est - la seconde, et pas la première – et non seulement la seconde, mais la seconde même.
W.M. :  Il n’y a la première fois,  si elle n'était pas suivie d'une  "deuxième fois“; le premier n’est pas le premier s’il n’y a pas, après lui, un second. Si le second est la répresentation, le second est un retardataire, mais il ce qui permetau premier d’être premier. C’est le signe qui permet à une chose d’être la chose ; la chose , la présentation, le premier ne parvient pas à être le premier par ses propres moyens ; il abesoin de l’aide de re-présentation, de signe, du second pour s‘affirmer...
Je ne sais pas si vous vous souvenez, j'ai tiré cette gravure sur cuir, et je l'ai mise dans les poches dans "l‘habit à lire" que j'avais fait pour votre texte,“ Le Manteau,“ et dans ce texte-là vous avez écrit que vous savez que c'est votre manteau parce que dans les poches, sont des lettres. Et donc j'ai mis cette lettre-ci, et cette lettre-là, dans la poche de Le Manteau.
H.C. : Enfin, je ne pensais pas, je ne me disais pas que je savais que ce manteau était le mien etc parce que ça c'était écrit. Elle écrit ça – elle pense ça – mais ce n'est peut-être pas vrai, elle peut se tromper.
W.M. : Mais c'était vous. Quand même...
H.C. : Dès que c'est sur le papier, ce n'est plus moi, c'est l'autre. C'est quelqu'un, là, voilà.
W.M. : Mais cette lettre-là, sur cuir, elle était dans les poches de votre manteau.
H.C. : Mais quel manteau ? Je n'ai jamais eu ce manteau, moi. Elle a eu un manteau, quelqu'un a eu ce manteau – ce manteau a été...
W.M : La seconde, elle a eu la lettre...Donc cette lettre, elle a vraiment voyagé. Dans toutes les poches.
H.C. : Vous savez, j'ai plein d'écrits de ce genre en sachant très bien, à la seconde même, ce dont il s'agit.
W.M. : Voilà les jeux de mots. Donc, je crois que c'est la dernière. C'est toujours le pli qui se plie d'une façon...il se découpe...
H.C. : Ici, on peut dire que c'était son obsession. Le pli de la phrase, le fait que la phrase se replie sans cesse et dit autre chose à chaque pli. Parce que le pli, en ce qui concerne l'artiste qui travaille avec des matières...Je crois que tout artiste pensant travaille sur le pli, est travaillé par le pli, parce que justement, il est amené à...quand on imagine qu'on va peindre des signes etc. Et que donc on est supposé être condamné à quelque chose qui va être plat, en réalité, pour l'artiste, ce plat n'est qu'une apparence, parce qu'il est complètement porteur et hanté par une incroyable quantité de volumes.
W.M : Je peux vous dire que le pli, ça m'a vraiment travaillée, c'est plus le pli qui m'a travaillée que moi qui ai travaillé le pli. Le texte me dé-texte...
H.C. : Mais c'est évident! Dès qu'on est en rapport, ne serait-ce qu'avec le fait que le peintre, le dessinateur, est en rapport avec ce qui semble être une surface, le pli arrive tout de suite. Moi, ça m'énerve toujours, je l'ai dit je ne sais combien de fois, le destin du livre, par exemple – c'est-à-dire quand on écrit – moi, quand j'écris, je fais quelque chose qui ressemble au travail d'un peintre ou d'un graveur. Justement parce que ce que je fais, c'est de l'inscription, c'est de la trace sur une quantité de supports différents, avec des couleurs différentes. Ensuite, automatiquement, c'est mis à mort par la production. Ça devient un volume, comme ça. C'est toujours sous la forme d'un tombeau. Et il n'y a rien à faire.
W.M. : Puisque vous parliez tout à l'heure du fait que quand vous écrivez, vous avez plein de papiers, du coup, votre manuscrit, même si ce n'est qu'un poème, il sera sur plusieurs types de papier ?
H.C. : Exactement – d'ailleurs, à la BN, il y a ça. C'est-à-dire que chacun de mes manuscrits, c'est un ensemble désarticulé, mais pour moi, complétement articulé, de papiers de toutes les dimensions, avec aussi des graphies très différentes, très, très différentes, tout le temps, tout le temps. Et c'est pas une façon pour moi de me dire aujourd'hui je vais écrire comme ça. C'est à la seconde, à la minute. Là, il y a une phrase qui est entrain d'arriver et je me dis : hop, il faut que sa piste d'atterrissage – c'est autre chose. Vite, je prends un autre papier. Et d'autre stylos, et d'autres feutres, etc.
Et ça, pour moi, c'est le vivant même, mais ça disparaît complètement quand on vous dit non, ça doit aller à la ligne, faire comme ça...C'est ce que Mallarmé a essayé de contrer, mais...Et puis ça va rentrer dans une sorte de format, comme ça. A chaque fois, je me dis que ça ne m'intéresse plus, là – et c'est comme ça.
W.M.  : Donc, y compris la boîte, c'est une sorte de bibliothèque refaite, mais c'est du cuir. C'est beau parce que ça renvoie à du vivant, de l'animal...
 

 




Laurent Grison, L’Homme élémentaire et L’œil arpente l’infini

Ces deux recueils de Laurent Grison, l'homme élémentaire  et L'Œil arpente l'infini, ont à voir avec l'image – et cela n'a rien d'étonnant car Laurent Grison travaille souvent avec des plasticiens.

L'Homme élémentaire

Le format du premier s'inscrit dans la forme régulière d'un carré – comme l'un des éléments du peintre Mondrian. La couverture s'orne d'un tracé rouge et noir, évoquant à première vue une tache abstraite comme un test de Roschach. Déployée, elle révèle - tête-bêche comme la figure d'une carte à jouer - une silhouette semblable à celles qu'on lit sur les radiographies – le squelette d'un buste – l'ossature, délivrée de sa chair, de l'homme "élémentaire" – réduit à ses plus simples éléments?

Il semble bien que le texte explore ce même évidement du côté des mots – ici réduit à des listes noires et des signes rouges, éléments donnés d'une dé/construction, briques offertes au lecteur pour recomposer son univers textural et textuel en vis-à-vis sur les pages :

des mots aussi / dans l'oreille /
des mots qui / tombent de l'homme / élémentaire /
puis entrent dans sa tête

Invitation à rêver dans la marge immense de ces pages où flottent mots et graphismes légers, dans un mouvement cyclique amorcé par les bonds et rebonds de la pensée analogique, qui mènent... au "silence" doublement exprimé par le mot trompeur, inversement performatif (en ce que sa profération annule ce qu'il annonce) et son double silencieux sur la dernière page /... /

Des mots et des signes, donc, pour composer, au gré des feuilletages, une histoire peut-être ? Car les listes invitent à imaginer le rapport de cet homme élémentaire à la vie et à la mort, symbolisées par les couleurs typographiques, au chagrin et à la consolation, peut-être de l'écriture :

Laurent Grison, L'Homme élémentaire, editions COLOR GANG, Collection Atelier, 2016, 64 p., 20 euros.

L'Œil arpente l'infini

C'est Kandinsky que convoque en exergue ce second ouvrage: "La ligne géométrique"est un être invisible" – ligne matérialisée par l'ultime photo – indéchiffrable paysage où une large ligne d'horizon noire semble séparer deux ciels, commentée avec humour par Laurent Grison : /ciel-à-ciel et non terre-à-terre".

Les superbes photos en noir et blanc de Nathan R. Grison explorent les formes géométriques de l'univers naturel, industriel et urbain, réduites (sublimées !) en alignements, accumulations, contrastes et conflits de formes et de directions sans autre référence aux lieux géographiques que la mention finale "les photographies de ce livre ont été prises par Nathan R. Grison en différents lieux d'Europe et d'Asie centrale.".

Les légendes, de Laurent Grison, en contrepoint des images, sont de nouveau des listes – mots, verbes actifs... dérivant de façon analogique, à partir des images, débordant parfois même, imageant la page blanche qui suit, comme pour la photo p. 51 – la forme d'une ombre découpant un espace de lumière bicorne dirigée vers le haut, sur un mur crépi ou de ciment – décrite comme " / harmonie ascendante /", puis reprise, par "rebond", dans les pages suivantes, comme "/ ange debout /" "/ailes déployées /".

L’œil arpenteur sautant des mots de l'un aux cadrages de l'autre, compose de ces formes transcendées un nouveau paysage, imaginaire et personnel.

Laurent Grison, Nathan R. Grison, L'Oeil arpente l'infini, Jacques Flament éditions, collection images et mots, 2017, 63 p., 18 euros.

Laurent Grison, Nathan R. Grison, L'Œil arpente l'infini, Jacques Flament éditions, collection images et mots, 2017, 63 p., 18 euros.

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