Fil de lecture de Carole Mesrobian : Autour de Tristan Felix, Laura Vazquez, France Burghelle Rey, Collectif de l’Atelier du Bocage.

 

Autour de Tristan Felix, Laura Vazquez, France Burghelle Rey, Collectif de l’Atelier du Bocage.

 

Un appareil paratextuel qui soutient l’univers sémantique dessiné par le titre du recueil, Sorts : la couverture de ce petit livre, en noir et blanc, propose une illustration qui donne à voir l’au-delà d’une réalité appréhendée par l’artiste peintre Isabelle Clément. Travail sur la matière et restitution d’une émotion, les paysages peints révèlent la respiration de ce que recèle une nature dont le support est saisi dans son immanence. La quatrième de couverture propose un extrait du texte liminaire :

 

« Jette-toi du haut qui penche
à six faces débraillées
Mets bas ton ciel criblé d’oiseaux
L’inepte féérie compte sur les osselets
Pour saisir l’identique sous l’autre
Quel sort cueille quoi de rare ?
Son coup sonne au cou du condamné
Il n’en rit qu’à la pointe des pieds
Qu’il a de boue tiède oints
Pour s’absenter
Du sol »

 

La langue de Tristan Félix ne peut être autrement illustrée que par ce morceau tiré du tout premier texte du recueil. Un emploi syntaxique déstructuré qui permet au poète de mettre en exergue les signifiants, de secouer le sens protocolaire des mots et de créer un univers fait d’images et rythmé par des assonances et des allitérations. L’espace scripto visuel est lui aussi mis à contribution dans la création de cet univers poétique inédit. Et le propos de l’artiste est merveilleusement servi par ces dispositifs, car en effet le rythme ainsi créé et l’emploi d’un vocabulaire dont les acceptions usuelles sont malmenées par le travail syntaxique sont de nature à rendre compte de cette perpétuelle posture à la marge d’exister. L’énonciateur propose une vision au vitriol du réel, et prend la parole au nom d’une humanité portée par l’emploi des pronoms personnels.

 

« vous tous autant que nuls
êtes invités à
coucher sur bitume :

soi ou l’autre
qualité
suture
matricule
profil bas

se rendre au grand hachoir
sa viande en sac
doigt sur couture
fuite inutile. Stop.

et sur le pont de corde
à bout d’abîme
l’homme cousu attend
sa danseuse araignée qui l’étourdira »

 

L’évocation de la mort qui sous tend nombre de textes jouxte le constat d’une impuissance à conjurer le sort auquel est soumis l’être humain que rien ne semble pouvoir mener vers un avenir fait d’espoir.

 

« il fait lent la rame
à trace de l’eau

ont-ils sué les moines à tirer
à tisser la nappe visqueuse
sous leurs genoux !

désormais la toile
aventure ses accrocs
parmi notre temps
enfin dévasté

Marais V »

 

Clos par des groupes nominaux en italique qui initient un emploi tout à fait inédit de l’appareil tutélaire, la plupart des poèmes de Tristan Félix énoncent ainsi le sort inéluctable d’une humanité soumise à la fatalité d’exister. Mais les propos de l’auteure ne se bornent pas à passer en revue les affres existentielles de ses semblables. La présence du poète ponctue le recueil, qu’il s’agisse de saisir quelques bribes d’éléments biographiques ou bien de l’énonciation de la posture de l’artiste. L’écriture y apparaît comme un moyen d’opérer une rédemption plus individuelle que collective.

 

« il se balancera à dos d’homme
il sera facétie
il peindra la terre avec ses cheveux
blancs

il se cassera le nez contre la
transparence

il se videra de sa boue

pour atteindre les sorts 

Goudron
(du Petit Théâtre des Pendus) »

 

 

Le poète apparaît ici comme étant celui qui est apte à montrer l’au-delà des évidences, et à guider les autres. L’emploi du futur et l’évocation d’une sagesse amenée par la vieillesse évoquée par le couleur d’une chevelure à la blancheur emblématique confèrent au discours poétique et à celui qui l’énonce le pouvoir quasi magique de révéler l’au-delà des apparences afin de restituer à ses semblables la limpidité d’un avenir lumineux. Et le verbe de Tristan Felix opère d’ores et déjà cette mutation du métal présent dans notre réalité pesante en un or offert par les visions sans concession mais salvatrices de sa poésie.

Tristan Felix, Sorts, La Main aux poètes, Editions Henry, Montreuil-sur-Mer, 2014, 94 pages, 8 euros.

 

*

 

 

 

Un livre dont la couverture ainsi que la typographie qui y est apposée déploient une évidente sobriété. Le corps des lettres respecte l’espace bleu roi qui offre un écrin délicat aux textes justifiés, déposés sur un papier épais qu’une trame crème entoure chaleureusement. L’horizon d’attente se veut ainsi placé sous les auspices d’une poésie amenée sous l’égide du classicisme. Mais déjà à feuilleter le recueil l’aspect non conforme à une métrique régulière et les jeux que promet la disposition des vers sur l’aire scripto visuelle créent une dichotomie que corrobore le message présent dès le titre : La main de la main. Cette redondance du substantif revêt l’apparence sémantique d’une tautologie mais elle n’en est pas moins annonciatrice de la poétique de Laura Vazquez : il s’agit bien de révéler le dedans du dedans, d’aller au fond d’une réalité montrée dans son quotidien le plus banal. Cette poésie servie par un emploi sémantique et syntaxique tout à faut protocolaire n’en offre pas moins une vision symbolique et inspirée des tableaux de l’existence. Ainsi au fil des textes se révèle une écriture dont la modernité n’est pas uniquement dévolue à un emploi inédit de la langue. Le verbe du poète employé de la manière la plus littérale qui soit et maintenu dans sa fonction référentielle n’en offre pas moins une poésie puissante et qui ouvre les horizons du signe et surtout ceux d’une appréhension mystique du réel.

 

« Ecoute-moi

 

J’ai plié ma langue, comme je sais le faire.

Alors les molécules ont fait leurs petits pas.

Des géomètres ont tracé plusieurs lignes sur ma figure.

J’attends l’armée des fourmis.
Ecoute ce que tu dois me dire.
Que ta parole soit grosse et répétitive.
Qu’elle soit très lourde et qu’elle colle.

Qu’elle soit lourde
comme le beurre frais,
comme le bain trop chaud.

Que le soleil s’en aille au milieu du ciel et qu’il reste
En place des mois et des mois et des années, des siècles.

Alors les petites plaies
font les petites croutes
et le soleil reste au milieu du ciel.

Alors les soldats lui jettent des pierres
et rien ne bouge
jamais.»

 

L’énonciateur est présent aux propos grâce à l’emploi du pronom personnel de la première personne. L’organisation rythmique et les récurrences phoniques et syntaxiques confèrent à l’aspect formel de l’énoncé un caractère mystique. Le langage maintenu dans sa fonction référentielle permet la juxtaposition de tableaux dont la confrontation révèle les perceptions du locuteur grâce la création d’images poétiques.

 

« Apportez-moi une chaise,
un bout de pain et un livre,
apportez-moi l’ordinateur
et l’alphabet de la langue des signes,
apportez-moi une boite de bois
pour que je me lève,
pour que j’écrive,
pour que je commence . »

 

La langue des signes semble être celle que décrypte le poète qui sait ouvrir à une dimension cachée du réel, source d’une écriture toute métaphorique. La reprise anaphorique structure la plupart des textes, et l’emploi des pronoms leur confère une dimension incantatoire. La prière de Laura Vazquez sera exaucée, car écrire fut fait et continue pour le plus grand bonheur de ceux auxquels elle offre ses vers. Et au fil des pages de son recueil elle propose une lecture de l’existence qui confère à chacune de ses visions un caractère mystique.

 

« Comme les choses invisibles

Comme nous avalons notre salive
au réveil.
Comme nous sentons le goût du sang
dans les verres d’eau.
Comme nous vivons dans cet ordre.
Je te parle. »

 

Laura Vazquez, La Main de la main, Cheyne Editeur, Le Chambon-sur-Lignon, 2014, 57 pages, 16 euros.

 

*

 

 

 

Un si joli recueil, paru aux Editions du Cygne, et dont la couverture printanière opère un ravissement tel que l’envie de découvrir les textes de France Burghelle Rey s’impose. D’autant que le titre souffle un vent enchanteur sur les massifs de fleurs qui illustrent la couverture. Le Chant de l’enfance s’annonce donc comme un hymne à la vie, au rythme doux et lent qui mène l’être vers demain avec cet évident et inévitable cheminement qui est ici associé à celui incontournable de la nature. L’allusion au chant présente dans le titre, Le Chant de l’enfance, n’est de surcroît pas sans évoquer la veine lyrique, et le lecteur s’attend à une poésie de l’intimité et de l’effusion, des réminiscences énoncées sur le ton de la confidence. Cet horizon d’attente se voit confirmé dès le texte liminaire :

 

« Perdre son temps à réunir des bribes
ruines de nids de nous
qui sommes oiseaux de cage en cage

Je versifie comme au temps des cerises mon nom de Venise

Voler chaque saison de
souvenirs en souvenirs seul

J’interroge ma vie heure après heure déchiré par
les à-dieu qui dorment en mémoire

Je versifie le chant de mon enfance perdue
autant d’amis me manquent
Que sont-ils devenus ?

En canon chantent leur peine et la mienne »

 

Invitant le lecteur à entrer in medias res dans son univers le poète se tourne vers son passé. Mais il ne faudrait pas passer outre les références qui émaillent ce tout premier texte : Marguerite Duras évoque une modernité qui côtoie la poésie lyrique dont Rutebeuf a été l’un des tout premiers chantres. Complainte donc dévolue à un syncrétisme générique et temporel, le rythme est donné d’une allure lyrique certes mais aussi d’une parole réflexive sur la nature de la création ainsi que sur la parole poétique. C’est ce qu’annonce l’épigraphe :

 

« Je cherche pour le temps le chant qui vaille

 

Philippe Delaveau »

 

Et nous savons combien ce poète a accordé d’importance à la musicalité du poème, à son ancrage avec une tradition qu’il s’est agi de reprendre sans jamais l’imiter, mais en ayant assimilé ses formes au service d’une poésie qui mène à la révélation d’une immanence. C’est bien à cet objectif que France Burghelle Rey soumet son verbe. Dans une langue tout à fait classique, qui ne soumet ni la syntaxe ni l’emploi sémantique protocolaire du signe à une distorsion quelconque, elle parvient à mener le lecteur vers une révélation sans cesse renouvelée : celle du temps qui passe, thématique classique s’il en est, mais dont l’écoulement est accepté dans la sérénité, car il s’agit bien de l’évocation d’un parcours initiatique, où les épreuves, évoquées dans la plupart des textes du recueil, ont opéré une métamorphose :

 

« J’avais si peur de la musique
mon souffle était coupé
J’avais si peur de la musique mes mots
Sans leur rythme étaient mort-nés

Il fallait vivre des autres
mon émotion mariée à mes amours
Il fallait vivre des autres mes mots
veufs de leur langue pleurée

D’enfants de mes enfants ma joie
a accouché mon émotion
c’est ma naissance à la vieillesse
mariée à leur beauté »

 

 

Cette maturité est celle d’une écriture qui magnifie le passage du temps. L’expérience soutient et façonne l’invention d’une poétique qui prend matière dans le réel. Le chant devient alors celui d’une sérénité et d’une sagesse qui mène au seuil de la contemplation. Et le poète invite le lecteur à trouver en lui cette source de paix.

 

« Si las des adieux
sentir l’odeur du lilas
amoureux des oiseaux leurs miettes
semées par des doigts de fée

Je n’ai plus envie de m’enfuir
Ma terre est le chant le présent mon espoir
Ne plus attendre l’aube mais
aimer la pluie sans craindre l’orage
l’ami des cœurs à prendre

Tu frissonnes fiévreux
reviens sur tes pas pour
prendre le lilas dans tes bras »

 

France Burghelle Rey, Le Chant de l’enfance, Le Chant du Cygne, Editions du Cygne, Paris, 2015, 57 pages, 10 euros.

 

*

 

 

 

 

 

Le Collectif de l’Ateliers du Bocage propose, sous l’égide d’un syncrétisme artistique, un ouvrage servi par Cécile Beaupère pour les dessins, Jeanne Robert pour les danses, Mary Géra pour les textes et Emmanuel Spassoff pour la photographie. Le titre, d’être plus que nu, est apposé au dessus d’une des photographies de ce dernier en noir et blanc qui donne à voir le bas d’un corps dont la nudité est mise en scène dans le décor de l’atelier. Une épigraphe d’œuvre annonce déjà la teneur du propos :

 

« Un livre doit être la hache
pour la mer gelée en nous.

 

Franz Kafka »

 

Le recueil est donc placé sous las auspice de cet auteur dont l’œuvre est encore perçue comme étant celle de l’homme soumis à une modernité dévastatrice. Les propos que le lecteur s’attend à trouver au fil des pages prennent une couleur toute particulière. Le texte liminaire, tout en faisant allusion à Gustave Courbet qui osa montrer le corps nu d’une femme dans son expression la plus crue, et par là même la référence au réalisme dont il fut l’un des représentants, pose les prolégomènes de ce qui va suivre :

 

« D’être plus que nu
Et offrir à l’autre
De porter son regard
Sur l’origine du monde
De plonger ses yeux en dedans »

 

Ce texte, qui fait face à la photographie qui figure également sur la couverture, propose de porter le regard plus loin que la vision de la nudité. Se fait jour le questionnement présent aux propos et qui guide les œuvres et les poèmes qui suivent : qu’est-ce que la nudité, et comment regarder le corps comme vecteur d’une transcendance qu’il s’agit de révéler grâce à l’art :

 

« Travailler sur soi jusqu’à l’évanouissement

 

Ne plus voir que sa peauUn point écrasant le cœur
Obligeant sa main
A s’éloigner pour voir l’autre
Creusant aux entrailles de soi
L’entre-cuisses brûlée de fusain
Des mains couvertes de peinture

Sortant des enfers

Derrière le rideau
Le mystère pourrait bien
Entrer dans ton ventre
Comme un coup »

 

Cette méditation sur la nudité est le support d’un discours sur l’essence même de la représentation. Le syncrétisme artistique à l’œuvre ici permet de multiplier les approches sur la thématique qui sert de fil directeur à l’ouvrage. Les fusains et les dessins, hymnes au mouvement et à la vie, d’une rare force, viennent dire le hors cadre des clichés d’Emmanuel Spassoff. Celui-ci propose de multiples clichés qui mettent en scène et dévoilent la nudité de son modèle. Le travail de répétition produit une continuité qui permet de créer une histoire où chacun peut apporter selon son imaginaire l’interprétation qu’il souhaite. Les textes viennent ponctuer ce travail iconographique et proposent une visée réflexive non pas dans un commentaire des images mais dans un dépassement théorique sur la nature du nu et sur l’essence même de ce qu’est l’acte de représenter :

 

« RASSEMBLE TES CARTOUCHES
PRÉPARE TOI À CHARGER
ET SHOOT
NE FAIS PLUS QUE SHOOTER
LA NEIGE, LA BRISURE, LE PEU
SHOOT LA MAIN QUI RETIENT,
LES CREVASSES ET LES FISSURES
SHOOT LES ZONES D’OMBRE
ET LA CIORDE D’ENFANCE
SHOOT CES MOTS
CONSUMÉS D’AVOIR ÉTÉ TROP ÉCRITS
À PLEINES MAINS,
RECCUEILLE LEUR ESSENCE,
ET DANS UN ULTIME SHOOT
TIRE DES MOTS SECS ET BRUTAUX
MAIS LIANTS
ET EN ACCORD
AVEC L’ORIGINE DE TA VOIX »

 

Ce recueil qui est tout d’abord un très beau livre mène donc le lecteur à s’interroger sur sa propre nudité, à enfin oser regarder celle-ci. Sous l’image ainsi que sous la peau il y a du sens, et cet ouvrage, d’une très belle densité sémantique, ne cesse de le révéler.

 

Collectif de l’Atelier du Bocage, D’être plus que nu, Jacques André Editeur, Lyon, 2013, 91 pages, 20 euros.




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France (2). Réponses d’Antoine Emaz

 

1) Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

Je crois à l’action politique incarnée au quotidien, pratique, dans le milieu du travail. Un poète n’est pas seulement un écrivain ; il a aussi, le plus souvent,  un métier, un salaire à gagner, une famille… bref c’est d’abord un bonhomme comme tout le monde. Et comme tout le monde il doit prendre sa part dans des luttes qui n’ont rien de poétique mais qui visent tout de même à, sinon « changer la vie » du moins la rendre un peu plus vivable. Pour moi, cela a été l’engagement syndical. Ensuite, la poésie. Oui, elle est révolutionnaire, si on veut, au bout des ricochets. Elle dit le désir baudelairien de « la vie en Beau », au bout du bout. Mais pour moi elle est d’abord là comme pour faire l’état des lieux, des forces, voir où on en est et ce qu’il reste de résistance ou de révolte. Pas plus, pas moins, sans illusion mais sans être prêt du tout à accepter, se résigner, s’habituer, laisser courir. On pourrait dire que la poésie est là pour appuyer où ça fait mal, pas pour chanter des lendemains pour personne. C’est aujourd’hui que ça se passe, c’est aujourd’hui qu’il faut tenir. Et ce n’est pas facile, évidemment.

 

 

2) « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

Non, je n’ai pas envie d’aller « cap au pire » en espérant que cela le fera accoucher du meilleur. Je ne crois pas au salut, seulement à la lutte, encore une fois lucide, c’est-à-dire limitée mais tenace. Et en ce sens la poésie est fragile autant qu’indestructible. Elle est dans son rôle en maintenant un espoir maigre pour une époque vaseuse avec trop peu de ciel. L’insurrection grandiose dans les mots ne m’intéresse guère, mieux vaut un tract ou être dans la rue ; par contre il me semble essentiel de veiller à la veilleuse et d’entretenir les outils, voire d’en inventer ; ce qui n’est pas possible aujourd’hui peut l’être demain.

 

 

3) « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Clairement oui, même si l’image est un peu forte, autant que celle de Reverdy comparant la poésie à l’air envoyé dans la cloche du scaphandrier. Mais c’est bien de cet ordre, pas seulement pour l’auteur, pour le lecteur aussi. La poésie écarte les murs, ou, si l’on préfère, permet de respirer un peu plus au large à l’intérieur de la cage. Elle est un espace de liberté intérieure indispensable.

 

 

4) Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

Je ne sais pas : vivre – écrire m’a toujours semblé être de l’ordre du combat, et on se bagarre avec les mots, aussi. Mais je n’écraserais certainement pas ceux qui rampent : dans des conditions difficiles, c’est encore un mode de progression. Pour ce qui est du chant, il y a un fragment de Char que j’aime bien dans « Feuillet d’Hypnos », son carnet de résistance : « Aucun oiseau ne chante dans un buisson de questions. » Notre époque n’est guère chantante, il faut l’avouer, mais cela ne veut pas dire que la poésie soit aphone. Pour moi, qu’elle continue de parler doit suffire, en « un temps de manque », pour reprendre Hölderlin que vous citiez.

 

 

 

5) Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Même si cela ne se voit guère selon les critères d’utilité publique de la société actuelle, la poésie est nécessaire, au même titre que les autres arts et la culture en général. On peut imaginer un monde sans art, on peut même penser que certains s’emploient à le réaliser, et pas seulement  des fanatiques religieux. Ce serait un monde de l’asservissement et de l’aliénation généralisée. Il me semble que la bêtise et la violence ont déjà largement assez leur part ici et maintenant pour que la poésie soit légitime comme une antidote possible, un « espace du dedans » où la personne peut librement s’interroger sur elle-même, le monde, la langue, la beauté… Autrement dit vivre vrai, au-delà des masques et des jeux de rôle, au-delà d’une langue et d’une pensée éteintes, d’un « divertissement » à n’en plus finir.

 

 

 




Nicolas Waquet, Cinq variations

 

 

O mon ami qui ne m’a jamais vu,
Bientôt le soleil percera
Derrière tes yeux voilés.

J’ai peur, tu sais, au bord de sa lumière.
Tu as déjà quitté ses rives
Et tu me laisseras

L’azur, la mer, l’horizon tout autour,
Perdu, là où l’eau est si lisse,
Le silence rutilant.

 

 

***

 

 

C’est l’automne, le ciel est creux
Et c’est l’après-midi.

De grands arbres tumultueux,
Au bois dur, parfumé,
Diffusent une lueur de peine.

Et l’amant, par ces allées
Où la lumière se traîne,

Rôde, discret dans cette douleur
Vacante, cherchant, meurtri,
À se vêtir d’obscurité.

 

 

***

 

Loin de la terre sillonnée,
Des clairières de l’être,

Ta mort sommeille, frissonne, tapie
Au fond de mes yeux clos.

Chaque soir je regagne son règne,
Mon silence esseulé,

Comme une bête blessée
Dans le sang du soleil.

 

 

***

 

 

L’absente
Respire auprès de moi

Elle dort
Doucement ne fait que vivre

Ailleurs
Lorsque son corps la quitte

Secret
Dès que la nuit l’habille

 

 

***

 

 

Une porte s’ouvre devant moi.

La terre grince sur son axe.

Soleil froid ; chambre vide.

J’ai rêvé tu vivais encore.

Présentation de l’auteur




Le poème pour dire les poètes contemporains (1)

La poésie d'Antoine Emaz

 

 

poésie
du peu

de l’intensité
ouvragée

comme
de
la pierre

jusqu’à
ce que
le petit

marteau boucharde
à deux têtes

de la langue
bute
sur le nœud
de l’être

*
**

poésie
du peu

mais c’est
pour
que soit touchée

sous la
peau

par le rifloir
des mots

- étincelle

son mat -

l’écorce
de l’être

aussi dure
que du marbre

*
**

poésie
du peu

mais
c’est
pour
que
résonne

par-delà
les mots

le son
de l’humain

perdu
dans la débâcle
des jours
ordinaires

et se
raccrochant

à sa finitude

comme à un
fil de nylon
polyamide

blessant
les paumes

*
**

seulement

l’humain
avance

même
immobile

il continue

*
**

poésie
du peu

comme
flèche
lancée

au cœur
de
la cible
du silence

pour que les
vibrations
de la flèche

fassent
résonner
le silence

et dans
cette résonance

montrent
la façon
qu’a l’humain

de se tenir
debout

même si
c’est
au bord
du vide

qu’il a
en lui

et qui est
le vide
naissant
des violences

que s’infligent

partout
tout
le temps

les hommes
entre eux

*
**

poésie
du peu
pour dire

l’humain
marchant

se tenant
debout

avançant
sur la crête
des heures

creuses

pattes

d’oiseau
mal
habile

en déséquilibre

constant

sur
la vague

*
**

l’humain
vit

et dans
cette vie
qui est
la sienne

il

lutte

pour ne

pas sombrer

dans la tiède
pensée
du désespoir

 

 

 

Courte anthologie

 

quand le dehors
au lieu d’emporter
pèse
ça bascule
simplement
le temps revient
en années de pierre
d’un seul coup
plus lourdes

rien plein

cette suffocation
à l’origine

***

les mots s’en vont
plus loin

reste
la peur
abrupte devant
levée
cabrée
et le corps vite se serre
on ne voit plus

un silence dur
dedans
à expulser

***

on ne sait pas quoi
en face
glace

tête de terre brusque
silence
sans savoir cette chose
devant
une levée de terre
comme une face

boue debout devant
mouvant
ébauche instable
sol

et la peur

***

les mots fondent
cette terre
bouge

épais remous
dedans dehors
la boue bruit
sous la langue
et s’accroît monte
gueule force brute
dans la bouche

on entend comme son rire
quand elle happe molle
vite

***

en main

peu de mots restent
secs sûrs

osselets

extraits de C’est, « Rien plein »

 

 

 

dans la pluie et le gris

quelle résonance confuse
s’obstine
dans ce froissement
d’air et d’eau
sans mots

un pan de passé
tire en arrière

un épais vent d’eau
aussi lourd que ce temps

***

on n’en sort pas

ça passe et chacun terre
ses morts vite ses rêves
chacun dedans pèse
son poids de figures vite
vues perdues

on longe

***

reste du temps devant
mais on change mal de route
avec cette gêne
ce sac

il faut trop de temps de mots
pour vraiment voir et
se repérer
un peu

en attendant
ce qui gagne sur nous
prend visage

comme une figure de rien

et cela n’émeut pas
mais colle au sol
atterre

extraits de Peu importe, « Ça passe »

 

 

 

on arrête là

on ne sait quel paysage bouge rouge
au fond de l’œil
un peu comme un battement assourdi
une houle née loin venue rouler tomber
encore
ici

la nuit
tremble

***

malgré tout
cela s’écoule sale peut-être mal mais finit par trouver un chemin une veine à travers la bouche la mémoire la radio les images

passant le bruit les mots
une sale seule couleur
s’établit
fait fond

rideau
on descend


c’est fini

***

demain
de nouveau on ira sans doute vers rien que ce pays encore bien sûr on ira de l’avant dans le même jusqu’à quoi au bout de la ressemblance du même forcé jusqu’à quoi
d’autre

extraits de Fond d’œil, « Fin »

 

 

 

on a fini la journée

on pose les outils

chacun son barda
son blindage

il a fait jour

pour le reste
on n’est déjà plus très sûr

***

on entre dans un autre temps
d’un coup le jour a basculé sur un autre rythme
assez pour détendre et pouvoir
de nouveau demain
tendre
un jour

chacun seul devant
ce qui reste à faire
et défaire avant d’être
seul

chacun peut-être tous de même
on souffle

***

à force
la mécanique du corps
s’use

on le sent mal

on fait comme si c’était
de rien
on sait que ce n’est plus

du temps a fui
chuinte encore faible

brusquement voir sa peau
comme une vieille chambre à air

on retourne au blanc

soir clos
on éteint

extraits de Soirs, « (7.01.97) »

 

 

 

à un moment le soir la lumière
la glycine fond dans le ciel

c’est très court de couleur
on ne sait si ça peut
figurer dans les mots
cette double nuit bleue

à la radio loin la guerre
la violence proche les morts
sans noms leur nombre
dans la fleur de nuit linceul
pigment poussière histoire

le poème aussi s’en va

parmi les mots qui flairent
aboient cherchent aboient
quoi quand
tournent encore des rapaces
aux ailes pétrolées
ou des hirondelles folles

dehors moins d’air
on pourrait dire ça
comme ça

extraits de De l’air, « Bout de temps (2.04.02) »