Hans Limon, Barbarygmes et autres bruits de fond

Traversé(e)

je suis de ceux qui foulèrent
le saint parvis
de la mosquée Omari
de ceux qui
passionnés
convaincus
remplirent les avenues
de mille slogans têtus
jeunes optimistes
démocrates utopistes
de ceux qui
révolutionnaires éphémères s’abouchèrent
et bouchèrent
les canons des blindés
qui recouvrèrent de fleurs idylliques
bucoliques
les métalliques chars de la terreur
fils de Deraa l’ancienne
nous étions
invincibles
indéfectibles
insubmersibles
nous portions dans nos âmes
et nos cœurs
la haine de l’infâme
et le droit vainqueur
fils de la liberté
nous fustigions
l’oppression
la corruption
nous réclamions
à cor et à cri
l’abdication
sans délai
du potentat zélé
fêlé
notre voix retentit
résonna
jusqu’à Homs et Hama
jusqu’à Banias et Kamichli
dans les détours du faubourg d’Harasta
notre voix traversa
les pieds secs
la rivière Barada
s’engouffra
sans crime
dans le vaste selamkik
du Palais Azim
nous étions les bourgeons confiants
d’un éternel printemps
nous fûmes décimés
par le Sort et l’armée
le pays tout entier
suffoqua
dans l’odeur des charniers
des hauteurs de Kerak
s’exhalèrent
des relents de cloaque
il fallait vivre
il fallut fuir
les chars et les Bachars
et laisser derrière soi
le tendre émoi
d’une mère en pleurs
mater dolorosa
il fallait cheminer
en terrain miné
Liban Turquie Égypte
déserts plaines et cryptes
passer du tendre émoi
d’une mère en pleurs
au pâle effroi
d’une mer de douleurs
mare nostrum
rejoindre Ankara
trouver un passeur
et pourquoi pas
tenter sa chance
et dans une juvénile ardeur
atteindre le rivage
de l’Eldorado France

puis tout se mêle
et s’emballe
tout se précipite
et me presse
et m’excite
et m’irrite
le temps l’espace
autour
le vent les traces
les vautours
tout se condense
et danse
et concourt
et conspire
à ma fuite
les agents de voyage
en dernière classe
les grossistes
en mirages
les marchands de soleil
en éveil
les pourvoyeurs d’espoir
les promoteurs
des quarts d’heure de gloire
les courtiers en espérance
puis
l’argent dépensé
l’essor des pensées
les rêves prodigues
brisant les digues
puis
les tentatives avortées
les projets emportés
les vedettes italiennes
à l’affût
telles des chiennes
encerclant assiégeant
le chalutier bondé
peuplé
de Syriens
d’Africains
d’Iraniens
jetés sur les flots
par la misère
et les maux
sans fin
tyrannies avanies
conscriptions abjections
pléthorique foule
malmenée par la houle

il fait noir
tout est noir
et sombre
tout n’est qu’ombre
et reflets d’ombre
quelques lampes de poche
dessinent des fantoches
des murmures obscurs
abscons
frissonnent
et se défont
dans le silence
sans fond
les vagues s’amassent
en montagnes
en masses
les hydres maritimes
guettent leurs victimes
l’embarcation d’infortune
tangue éperdue
perdue
sous un ciel sans lune
nous flottons
secoués par le vent
nous pleurons
survivants
nous prions tous les dieux
nous fermons les yeux
puis
survient la trombe
un homme
se cogne et tombe
est-il mort
le paquebot
pour tombeau
mausolée désolé
est-ce qu’il dort
la conscience
en partance
je crie je prie
dans mes litanies
vont et viennent
l’Italie
Vintimille
Alpes
et scalps
massacres et simulacres
je revois
Maman
les mains tendues
mon frère de sang
parmi les pendus
je tremble
de froid
de faim
de peur
l’angoisse m’étreint
m’embrasse
m’écœure
m’enserre les reins
alors
je grave
je trace
de mes ongles écarlates
je griffe à la hâte
mes initiales
sur un tabouret
bancal
le navire prend l’eau
ma raison chavire
des hélicoptères survolent
les passagers s’affolent
qui se souviendra
qui témoignera
qui racontera
dans un jour
dans un mois
le calvaire
le naufrage
dans quelques années
l’asphyxie
de nos vies
de nos âges
en pleine
Méditerranée

 

 

Alep

nous avons rafraîchi nos cœurs purs, nos fronts secs
sur les bords limoneux de la belle Quoueiq,
nous avons chuchoté les secrets de nos droits
sous les arcs bariolés des grandes madrasas
bien avant la curée, bien avant les rebelles,
nous avons bombardé les murs des citadelles
de nos joies désarmées, de nos éclats de voix,
de souvenirs charmés, de couplets maladroits
obstinés, laborieux, généreux, volubiles,
nos aïeuls ont planté sur les terreaux bénis
d’Abu Kamal, Tinnip Azaz, Zabadani,
les oliviers noueux, le coton qui s’effile

sueurs de chair
sueurs de temps
lueurs de terre
lueurs de champ

les yeux exorbités de terreur fascinée,
sous un ciel de mitraille opaque, à sec, à pic,
nous voyons s’exhaler la fumée dystopique
des mosquées calcinées, des vies déracinées
le sang des réfugiés se mêle aux eaux limpides
sillonnant les vallées, néants béants, sordides,
les oliviers dénoués jouent les épouvantails,
les moucherons diaprés gangrènent le bétail,
les espoirs éventrés saturent les trottoirs,
les monuments sacrés s’effacent des mémoires
et nos aïeuls nourris au blanc sein de la paix
s’endorment, consumés, sous les fleurs embaumées

fureurs de guerres
lutteurs de camps
tueurs de frères
buveurs de sang

Sous pieds Cythère

ouragan d’Ouranos ensemençant les ondes
sexe tranché des mains d’un Cronos à la ronde
l’écume amère et maculée s’offre à la mer
dans un glissement lent d’envolées éphémères

sidération des nues découvrant Cythérée
nue sur la pâle conque aux atours éthérés
souffle quelconque ouvrant la voix des plaisirs purs
depuis les bleus tréfonds griffonnés de guipures

sa peau de lait, son doux parfum, ses cheveux d’or
font tressaillir les dieux penchés sur les rebords
surdiadémeraudée d’accroche-coeurs légers
son corps de grâce émerge de la mer Égée

raz-de-marée d’amour accostant le rivage
pluie de zéphyrs sondant les animaux sauvages
perle de sexe ouverte aux membres déliés
Aphrodite applaudit : Cythère est à ses pieds

 

 

Exil

nous sommes les voix
qu’on n’entend plus
nous sommes les faces
de l’Inconnu
rois déchus
esclaves exclus
princes méprisés
nous sommes les capitales
de l’Innommable
les minuscules
incompressibles
nous titubons
sur les sentiers
de l’impossible
excommuniés
ostracisés
nous avons traversé
le massacre et l’horreur
nous avons survécu
aux râles de la terreur
nous semons nos destins
à tous les vents
à tout hasard
au gré des chemins
au fil des matins
les membres tendus
tordus
les lèvres fendues
spectres du passé
souvenirs effacés
nous sommes les témoins
oculaires
de l’ère
crépusculaire
nous sommes les victimes
résignées
de l’abîme désigné
les dépouilles opimes
du plus odieux des crimes
nous respirions l’air frais
des beaux jardins d’hiver
nous buvions la fournaise
du désert délétère
nous creusions les tréfonds
des glaciers des tourbières
nous avons gravi
les volcans ravis
arpenté les massifs
les syrtes
et les récifs
sondé les profondeurs
des océans trompeurs
nous avons partagé
les sommets enneigés
nos gosiers asséchés
ont bu à l’écuelle
le doux précipité
des flocons éternels
dans la jungle torride
sur les monts escarpés
de la grimée Tauride
au milieu des vallées
aux deux pôles renversés
nous avons répandu
nos haleines condensées
nos plus nobles transports
ont encerclé
les détroits et les ports
les deltas et les forts
où l’homme abonde
la bête seconde
où l’homme abonde
l’argent surabonde
ainsi va le monde
ainsi naît l’immonde
et surgissent
des cendres étouffées
de la primaire bonté
de l’antique probité
les terrains divisés
les parts subdivisées
la convoitise
attisée
la nature
pillée
défrichée
mortifiée
les frères brisés
les fers scellés
nous avons vu
nous avons su
nous sommes
la majorité
silencieuse
nous sommes
la minorité
sentencieuse
nos esprits animaux
nos paupières animées
considèrent l’insensée
sidération
de l’homme-loup-pour-l’homme
l’effondrement frondeur
du royaume des faucheurs
nous nous taisons
sages et brutaux
ecce homo
plus rien ne vit
plus rien ne bouge
quittons ce drame
quittons la scène
voici
l’homme rouge
voici
l’anthropobscène

 

 

Le bal des chats

sous la tenture des chapiteaux
s’éparpillent
subito
la valse des ronrons
le félin fandango
le mistigral tango
des chatons d’outre-peau
pattes-à-pattes rustres
à souhait
sous l’éclat ténu des lustres
matoutatoués
bâillant la lie des flots
luminoumineux
contenus
con moto

des gerbes de moustaches
rasotent et foulent des fils barbus-blés
bravaches
qu’elles emmaillotent
comme à cache-cache
comme à Mayotte
au loin des bâches
de sacrés numéros
ma non troppo
bubulles à quatre temps
bascules à contretemps
fibules jetées aux quatre vents
conciliabules entêtants
mousseux mouvements
des yeux bercés perçants
surpiquant les tapis soyeux persans
tout frisonne et ressent
tout s’étonne et redescend

la ritournelle des musiciens
roublards
s’en va puis revient
puis repart
les pas si forts tissutent les liens
les chats piteux potassent
et finalement
s’enlisent dans la mélasse
d’une pluie de poisse
nonchalamment
un pour les chiens
deux pour les cieux
trois pour les rats
quatre acariâtres
valets violâtres
narquois rabat-joie
vils abat-jours
billes de velours
sur leurs plastrons blasés
qui ne savent quoi tamiser
qui ne savent pas s’amuser
quittent leur bas bouge
et jouent
rusés roués
les matons mutins matois
la griffe plongée dans un bocal pyramidal
de boissons rouges
sans amygdales
des videurs siamois
sapés comme des sapeurs
dissipent les saouls buveurs
tout minoufés de bonnes liqueurs
les cabotins ne tiennent pas bien
les consacrés whiskies coquins

ça brûle et ça quadrille
ça cahote et ça brille
ça chatoie ça vacille
allegretto
les entrechats chahutent
les contredanses culbutent
sous les sifflets des sans-goût-chats
huant les vrilles de joie
mâles et femelles s’enlacent
le feu se mêle aux maracas
les frimousses tiquent écument
coincées dans leurs chapeaux de plumes
sur de larges litières
couronnées d’oriflammes
se pâment
d’émoi
de pâles Reines de sabbat
rescapées des sorcières
quelques matousalems
pépères tout blancs tout blêmes
chalands des oubliettes
lutinent des mistigrettes
que chipotent à tue-tête
les chats-trappeurs Davy-Croquettes

les coussinets dessinent
sur les pas vus pavés
de bon aloi
la ronronde chagrine
des esprits animaux
sans appui
sans aboi
les jeunes minois
de fin pelage
fricotent et s’asticotent
à l’ombre des papilles en fleurs
des gus tardifs ronfleurs
pardonnons-leur
c’est un peu l’âge

les murs de toiles s’étiolent
les Angoras maousses titubent
et miaulent
sur le chemin
des piaules
charpentées comme des cubes
le pointu plafond rigole
des chats-chats qui s’affolent
des fines babines
qui s’enfilent à la pelle
de grosses bibines
des brocs de gnôle
fortissimo
les tigres miniatures
hoquettent l’acide mixture
des vains spirituels
vérité pressentie
jamais démentie
ventre-saint-gris
après minuit
plus aucun bruit
les chagrins s’enfuient
mais tous les chats sont gris

 

 

Présentation de l’auteur




Patricio Sanchez- Rojas, Journal d’une seconde et autres textes

JOURNAL D’UNE SECONDE

 

1.

Je viens d’un pays
qu’on ne saurait
décrire sans
le regard du pélican.

 

2.

Un pays
où la nuit est
éternelle, ainsi que ses lacs
et ses montagnes.

 

3.

Un pays fait de lumière
et de pain frais,
d’arbres au visage
de colibri.

 

4.

Je viens d’un pays où
tout est arome,
bruissement des yeux
et volcans en furie.

 

5.

Un pays que mes mains
transportent comme
je transporte
la vie sur les carrefours de l’exil.

 

6.

Un pays de fleurs
et d’arbres
en feu.

Un pays
où les vagues de l’océan 
aimantent
le soleil à l’aurore.

 

7.

Un pays
en forme de poignard,
telle une braise
brûlante dans la poche.

 

8.

Je viens d’un pays
qui habite dans une montagne,
de cuivre et d’or frémissant.

 

9.

Je viens d’un pays
lointain
que seule ma voix
et mes tempes
pourront reconnaître.

 

 

 

PAQUEBOT DU PACIFIQUE

J’ai tout perdu
dans un grand paquebot du Pacifique :
un astrolabe, un cadran solaire, une poignée de pièces
en or,
ainsi que quelques lettres anciennes,
écrites par une femme
que je n’ai jamais oubliée.
J’ai aussi perdu une valise en cuir,
qui était presque une partie de ma maison,
mon ombre, celle qui ouvre mille portes
en même temps, la moitié
d’une couronne du soleil.
Aujourd’hui, il me reste le sable chaud
qui loge dans mes poches,
quelques cartes de navigation et
cette odeur d’iode que mes narines sentirent
–si je me souviens bien-, un soir
d'hiver
dans le port de Buenos Aires ou de Valparaiso.

« Terre de feu suivi de Nuages » (Domens, 2013).

 

 

PENELOPE

 Je te l’ai déjà dit,
tu possèdes les yeux
de l’hirondelle,

mais le monde
est bien plus lourd
qu’une guitare.

                       *

Il est dimanche
à cet instant précis,
les villes éternuent
dans les cloaques
invisibles de l’aurore.

Demain il fera beau
dans les pattes
de la mouche,

et mon amour
prendra feu
au seuil
de nos adverbes.

                       *

La mer a balayé les arbres
de cendre et les rochers
flottent maintenant sur les vagues

telle une pieuvre
dans les constellations
amères de nos doutes.

                       *

Je préfère oublier
les journaux
emplis de colère,

tandis que je vois passer
le tramway
dans le cercle
secret de ma névrose.

                       *

Un jour nous verrons
les places
vides où agonisent
les pélicans de sel,
heureux de ressembler
à un cadran immobile.

                       *

Il faudra essuyer nos chaussures
sur le paillasson
de l’aurore,
même si toi, Pénélope,
oublies
de tricoter un magnifique
pullover en l’honneur
de ma mélancolie.

                       *

Je reste donc ici
à feuilleter les annuaires
des pommiers
avec mon monocle en saphir
et mes cheveux de comète.

                       *

Cependant, tes mains
m’éclairent de camphre
lorsque le soleil murmure
sa musique d’horloge.

                       *

Je ne sais pas si le pommier
brûlera au fond des affluents,
mais il est temps d’ouvrir les portes
des anciens calendriers de l’équinoxe.

                       *

Les nuages ressemblent déjà
à une minuscule grappe de raisin.
Semblable à celle
que les acropoles ont érigée
sur les fenêtres d’Ephèse.

                       *

Je laisse ici les clés
de notre exil pour que
les apôtres ou les oracles
questionnent un jour
les miroirs à jamais vides.

                       *

Personne ne pourra
donc nous reprocher
d’avoir oublié les astres,

Les seuls
survivants de la mémoire. 

 

« Terre de feu suivi de Nuages » (Domens, 2013).

 

 

Présentation de l’auteur




Pauline Moussours, J’étais là et autres poèmes

J’étais là

J’étais là et j’attendais.
Qu’il ne se passe rien.
Que cela continue.
N’ai-je pas toujours attendu ?

J’étais là, pour une fois. Je relevais les yeux. Une fille fumait à la fenêtre. La
fumée bleue de cigarette se mélangeait au souffle clair de sa respiration. Il faisait
froid. Tout me semblait au ralenti.
Elle se montrait du quatrième, je distinguais mal son visage. Je lui donnais des
traits d’après ce qu’elle s’offrait à moi. C’est-à-dire pas grand-chose. À peine un
bout de main qui dépassait de temps à autre.

J’étais là et j’espérais.
J’espérais devenir, une seconde ou deux, le filtre orange dans ses lèvres.
M’éteindre dans sa clope, sur le rebord en pierre.
Un mégot.
Mais pas trop.

          À l’angle un peu, je me cachais pour être sûre qu’elle ne me verrait pas, bien
          qu’elle ne regardait qu’en face. Certainement pas moi. Ses cendres éparpillées
          dessinaient dans les airs des flocons minuscules.
          J’étais là, je les imaginais,
          Modifier, colorier,
          La texture de la ville.

J’avais l’idée du temps qui défilait en m’évitant pour n’exister que dans son geste.
J’étais là, je frissonnais. La cigarette s’achevait.

          Puis un camion passa masquant sa vue de moi depuis le bout de rue.
          La fille était partie.
          Ce fût le début de la nuit.

Alors j’ai su,
Comme ça,
Que le monde au coin de la fenêtre,
N’irait plus s’abandonner.  

 

 

Excusez-moi

Excusez-moi 
j’ai égaré
l’étui de mes lunettes
entre la supérette
et le restaurant japonais.

Excusez-moi
je rêvais
d’une femme nue
dessinée sur un livre
qu’on ne lirait jamais.

Excusez-moi
les phrases humides
ont coulé dans ma bouche
quand j’avais le vertige
jusqu’à la fin du quai.

Excusez-moi
m’avait-on dit qu’il fallait dire
lorsqu’on voulait sortir
à l’angle d’un endroit
sans bousculer personne.

 

 

 

Blouson noir

ouais l’odeur de ta douche dans la serviette humide que tu n’étends jamais

la vie change un peu jusqu’à la cuisine
il faut laver le sol
je suis seule
ébauche encore de mi-journée

          dans les nuages gris
          je vois des moments de visages qui ne ressemblent pas au tien
          d’ailleurs en as-tu un ?
          oui
          mais bof

je repense à l’orage du pays d’avant-hier
il faisait nuit l’après-midi
alors c’est vrai
que pour mieux dire
j’invente des silences

peux-tu n’être personne ?
et pourtant le printemps
sans savoir de qui je parle
peu m’importe
je ne t’écris pas bien

          un morceau de papier dans la poche intérieure
          voilà que tes yeux clairs
          dans l’appartement sombre
          n’ont jamais existé

          il manque une pièce après la chambre
          pour t’inventer correctement
          aussi pour que le temps s’assoit lorsque l’on se regarde
          où que je l’envisage

finalement
tu n’as jamais été un blouson noir

 

 

 

 

Le blues du blues

Avez-vous des problèmes sur le trottoir gris bétonné
dans la fin de saison
espérant acheter les dernières mandarines 
il y a du vent
du vent sous les arcades
je pense à la ville rouge en Italie
qui proposait dans chaque pas
un certain parfum de cinéma
il fait froid sur les terrasses entre les tasses de café
c’est plutôt série B
j’aimerais voler tous les sucres
pour les jeter sur les murs de ces immeubles anciens
encore une fois la ville
devient l’humidité d’un papier peint
il y a les bandes blanches sur le goudron noir clair
les voitures les vélos la chaussure d’un enfant
qui n’attend plus sa mère pour traverser
pour traverser la vie le plus vite possible
en courant d’air et que ça dure longtemps
dans la fin de saison
il y a du temps
du temps sous les feux rouges
comme dans cette ville en Italie
je me suis perdue dans une allée unique
d’un marché trop petit
je voulais acheter les dernières mandarines
sucrées sans les jeter
sur les gens de l’arrondissement
encore une fois la vitre
vient nous stopper de tout
je regarde les vitrines
je ne suis plus cette fille-là qui n’osait pas
rentrer dans les magasins pour dévoiler les choses qui me plaisent
comme les mandarines et les vestes en velours
ce n’est plus la saison 

il y a encore du vent
il y a encore du temps
il y a la vie et puis
merci de patienter quelques instants sur le trottoir gris bétonné
le monsieur de la rue voudrait chanter le blues du blues.

 

 

 

J’ai peur la nuit de nos photographies

J’ai peur la nuit de nos photographies
Contre le mur du fond
Tout tremblant
D’une lenteur imprécise

J’ai peur la nuit de nos photographies
Dans le cadre en bois
Fissuré côté droit
Où je me suis coupée

J’ai peur que les photos
Se réveillent soudain
Pour s’en aller
Demain
Je veux garder ton visage
au-dessus de mon lit
Ton visage qui crie
Demain

J’ai peur la nuit de nos photographies
Qui racontent un peu trop
Les formes floues
De nos deux ombres
Quand nous étions hier
Des films noirs
Sur les pellicules en couleur

J’ai peur la nuit de nos photographies
Blotties côté billets
De mon porte-monnaie
Minuscule et sali

J’ai peur que les photos
Disparaissent
Demain
Pour s’en aller
Demain
Contre la porte ouverte
De la salle de bain

J’ai peur la nuit de déchirer
Cette photo de toi qui traîne
Sur le zinc d’un buffet.

 

 

Présentation de l’auteur




Charles Akopian, poèmes extraits de L’Aube a cassé son ongle

 

C'est comme battre un cœur
En neige,

Il reste toujours la main

À rendre humaine,

Cette main à prendre

Ou tendre contre le malheur
Pour capter les coups de feu,
Détruire la fourmilière.

C'est comme un cœur qui bat
En guerre contre l'inacceptable.

 

*

 

Comment parler du regard,
De ce qui dure en lui,

De ce qui s’éternise en nous,
Lorsque ce regard,

Entre promesse et refuge,
Se fait l’écho d’un oasis

Que nous n’atteindrons pas,
Les yeux brûlés par le désert ?

Nous conjuguons l’intraduisible
Et la maîtrise du vertige

En regardant les fleurs s’ouvrir,
En dévoilant leur dictée.

L’oiseau en cage
Épuise les métaphores,

Comment dire d’un regard

Qu’il sauvegarde la coïncidence ?

 

*

 

Derrière une goutte,
Combien de profondeurs,
Combien de troupeaux,
De vols d'oiseaux blancs
Brisant la coquille ?

Flambée, dirait-on,
De forts tremblements
Ou bien de banquises
Livrés au regard

Privé de paupières.

Au cœur de la goutte,

Les nuées s'éveillent,

Des grains de mémoire

- Témoins ou doublures -,
Hissent le rideau.

 

*

 

Allées et venues sur scène,
Danses en cercles ou en rangs,

Quelque chose comme une mer
Regarde et lance la percussion,

Une fugue jouée dans le noir,
L'envie de tréteaux et de marches,

Est-ce le magma qu'un créateur piétine,
Ou simplement

La mécanique du vivre ?

 

*

 

Où commence la mise à flot,
Dans la tête ou sur la page ?

Dans l'eau puisée du désert
Ou dans ce temps où survivre
Défie les parages du vivre ?

Inhabitables sont les désirs

Qui veulent ressusciter les veilles.
À la frontière, la requête est veine.

La marge roule son tapis
Dès lors que le mot de passe
Se perd dans l'ombre.

Mais au-delà de l'incubation,
Comment dire la capture

D'un coup de vent entre les côtes ?

 

*

 

Inutile de laver les fresques,
L’amnésie chérit les voyages
En apnée.

Des pans de sève sommeillent,
Une fanfare cherche à fouler
Les planches,

Inutile de nier son moi,
Le papier absorbe le bois
De la charpente.

Pour un été de note claire,
Choisir la bergerie

Dont les pierres supportent
L’oubli.

 

*

 

La nuit,

Sur la terrasse,

Les distances s'égouttent,
Accrochent le regard

À l'éveil des étoiles,

L'absence de bruit ajoute

Au jeu de pistes

Une inquiétude comme un râle,

Les yeux déminent l'invisible,
Sans limites

Dansent les pensées,

Dans la nuit,

Repriser le temps maille la vie
Et n'a rien d'esthétique.

 

*

 

Pas d'écriture,

Juste un foyer de braise
Entre les lignes,

Place au corps, au drapeau
D'herbes et de lettres
Farcies de nuit.

Les feux de joie sautent
Les lignes et s'éparpillent
En énigmes,

Pour une voix

Qui lance ses anneaux,
Combien de galaxies
Livrant leurs secrets ?

 

Textes inédits extraits de « L'aube a cassé son ongle ».

 

 

 




Thierry Roquet, les jours d’enfance, confusément, etc.

 

1- les jours d’enfance, confusément
des êtres chers nous ont quittés
d’autres sont arrivés c’est ainsi
ils sont de plus en
plus lointains
ces jours d’enfance
il n’est nullement question de les lier
à un bonheur perdu - ce serait un mensonge
on les a longtemps
ignorés mis
de côté
cadenassés sûrement
croyant n’avoir strictement
rien à tirer
de ces jours-là
mon passé, ma mélasse
ma chambre à l’étage
haut cerisier du jardin
chemin poussiéreux
nos vélos sur les gravillons
deudeuche bleue de ma mère
regard froid de mon père
bouille cabossée de mon frère
les longs dimanches d’ennui
et tout le reste qui ne fait pas une vie
mais
le temps file à une allure
on a déjà vécu pas mal d’années
on sent confusément qu’il est peut-être temps
que quelque chose
des images parfois des sons ou des odeurs
peut-être aussi un peu de nostalgie
ce d’où je viens
contre l’inexorable
contre l’image en négatif
contre moi-même
ce n’est qu’une porte légèrement poussée
entrouverte
qu’une oublieuse mémoire peine
à retrouver
on se dit oui il le faut
pourtant
oui on peut y remettre
un peu d’ordre
à présent
avant qu’un cycle ne
s’achève
avant qu’il ne soit trop tard
tout simplement
mais ce n’est pas si simple
vraiment pas si simple
que ça

 

 

2- le sommeil est une solution comme une autre
elle aimerait dormir
ne rien faire d’autre
que dormir
me dit-elle
dormir toute la journée
et ne penser à rien
et disparaître sans faire de vagues
c’est une autre façon de dormir me dit-elle
car ces vagues ont
trop de nus vertiges
trop d’insistances
et trop de tentatives
me dit-elle
c’est comme ça que
son corps que
ses pensées se font douleurs
intimes
et c'est comme ça
depuis l’adolescence
vomir
depuis toujours
vomir
j’en ai marre me dit-elle
mais
elle nous aime
elle ne nous oublie pas
elle me raconte même parfois
un rêve érotique
dans lequel je la désire
encore
&
puis tous ces cauchemars
contre lesquels
je ne peux décidément
rien contre lesquels
elle n’y peut rien contre lesquels
la vie se contente trop souvent
du strict minimum
il faudra vous y préparer me dit-elle

 

 

3- le wagon de tête (décembre 2011)
Nous aurions un chien
ça n’irait pas plus mal
moi je me chargerais de le caresser
et tu pourras le faire aussi
lui se chargerait d’aboyer
on lui montrera comment faire
s’il ne sait pas
s’y prendre avec douceur
il viendrait se blottir près du lit
ah oui ce chien je l’imaginerais bien
au pied du lit
de ton côté ou du mien
c’est comme tu veux
bon ok plutôt du mien alors
pendant que je lirais quelques pages
d’un poète qui finirait
de me remplir d'amour
un truc qui y ressemble et rassasie
et tu t’endormirais
shootée comme à l’accoutumée
sans sexe ni tendresse
en rêvant dieu sait quoi
d’en finir
d’un ailleurs
de ton père
d’hommes plus virils que moi
d’une autre vie
en somme
depuis le wagon de tête de
l’Orient-Express
sans me dire si
j’y suis à bord

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Estelle Fenzy, Norwegian Wood

La forêt en son sommeil se rassemble après toi. Son œil fugitif mord les cimes. Superpose les rayons.
Ce sont de muettes effusions. Dans une lumière en sourdine.
Et tout à coup – la nuit.
La forêt pleine à nouveau. Unie, mousse et rideau. Espace éperdu, écheveau de légendes.
Comme, au fond de soi, l’entière origine du cœur animal. Délesté de ses peurs.

 

*  *  *

 

Automne indien.
Comme elles sont hautes les fougères. Vagues rousses, mille doigts. Danse du sang.
Comme tu es petite mon enfant. Naufragée docile dans ton châle de laine. Tu n’es pas perdue – ou c’est sans un cri.
Tu as la forêt à vivre. Qui doucement te mange.

 

*  *  *

 

Tu te caches les yeux avec les mains. Existe-t-il un mot pour ce geste ?
Tu gardes le monde à l’intérieur. Bleus, les yeux le monde, sous les mèches de cheveux qui bougent.
Tu sais déjà les défauts de présence. Le vent qui court à sa perte. La lumière arrêtée dans les choses. Les longs abîmes où le corps tombe en s’endormant.
Tu dis c’est dans le noir les plus belles rencontres. Puisque tout est fragile à présent.

 

*  *  *

 

Après la neige – à peine.
A vingt centimètres du sol, des champs de lunes consumées. Crépuscule accroché aux aigrettes.
Déjà les prés bruissent. Les petites bêtes de la nuit s’ébrouent.
Patrie du souffle au bout des doigts, tu fais des vœux d’étoiles filantes. De boutons d’or.
L’asile, la fête. Une explosion de lucioles, de fleurs traversées.

 

*  *  *

 

Ma douce ma joliette, pourquoi couds-tu ta robe sur ta peau transparente ? Tu te tiens close. Ton visage se tait.
Il y a pourtant comme un bruit de porcelaine. De tasse ébréchée dans l’évier. Est-ce ta collection de coquillages, remuée sur le couvre-pieds de laine ?
Ou tes plumes d’argile blanche, tombées une à une sur le carrelage et tes pieds nus.

 

*  *  *

 

Présentation de l’auteur




Marc Dugardin, Lettre en abyme

Quelle est l'origine d'un livre ? Pourquoi écrit-on ? Qu'est-ce qui pousse un poète à écrire ce qu'il écrit ? Sans doute les raisons sont-elle multiples, sans doute les réponses à ces questions varient-elles d'un écrivain à l'autre. Mais Marc Dugardin, avec cette Lettre en abyme, donne un témoignage original et de première main qui ne vaut que pour lui et pour ce recueil précis…

Le lecteur attentif remarquera immédiatement l'orthographe du mot abyme qui se distingue de la graphie ordinaire ou courante abîme… Abyme est une variante désuète qu'on ne trouve plus guère que dans l'expression mise en abyme comme si Dugardin avait voulu attirer l'attention du lecteur sur le titre de son recueil. Ou, si l'on se souvient de la variante picturale, la mise en abyme désigne la représentation d'une œuvre dans une œuvre similaire, l'exemple le plus connu étant le travail de Benjamin Rabier pour la boîte du fromage La vache qui rit où l'on voit une vache portant des boucles d'oreilles où l'on voit etc… Tout a une fin car il arrive toujours un moment où l'artiste cesse de représenter le même motif par impossibilité liée à la taille mais le principe est là.

Marc Dugardin, Lettre en abyme, éditions Rougerie, préface de Jacques Ancet, 80 p. 13€.

Marc Dugardin, Lettre en abyme, éditions Rougerie, préface de Jacques Ancet, 80 p. 13€.

Jacques Ancet dans sa préface (très éclairante) situe parfaitement l'origine de ce poème (car il s'agit plutôt d'un long poème en six parties) : Marc Dugardin écrit cette Lettre en abyme après avoir lu le poème de Juan Gelman, Lettre à ma mère et en même temps il s'adresse à sa mère "marquée par la difficulté d'être (maladie, absence de tendresse, crainte du père, guerre, bombardements, blessure à la jambe)" comme l'écrit le préfacier (p 9). Dans la première partie, Marc Dugardin se souvient de sa lecture de Juan Gelman et mêle ses souvenirs aux considérations qui le font s'adresser à la mère du poète argentin. La deuxième partie est consacrée aux souvenirs qu'a le poète de son enfance :

On entend le bruit des bottes
on entend hurler le père tout puissant
(p 36)

Et ces deux vers qui sonnent comme un aveu : "Je te cherche / au revers de la haine" (p 41). Les troisième et quatrième parties voient se mêler poèmes anciens  (de Juan Gelman ?) aux notes manuscrites de Marc Dugardin ( ? ) et bribes de carnets qui retracent une vie et ce poème  qui avoue :

Je t'ai écrit 
comme si l'on avait inversé les rôles 

pour dévider un peu de tendresse
sur l'écheveau de ta propre histoire
(p 55)

La cinquième partie fait une large place à la musique et c'est là que l'on se rappelle avoir lu à la page 36 des deux vers :

Le piano enfonce une note obsédante
à coups de marteau

Il y a dans le rapprochement entre ce distique et les notes de la page 58 (toutes consacrées à Schumann et à Glenn Gould), quelque chose de déchirant. La sixième et dernière partie fait penser à cette remarque de Jacques Ancet (p 8) : … écrire aurait toujours affaire avec l'origine". Et que le lecteur ne peut s'empêcher de rapprocher de ces vers : "Mères / ce corps que nous sommes / vous écrivant" (p 60) ou de ces autres  "On sort de la nuit / de son silence transpercé d'épines" (p 66).

L'amour filial (ou ce qui en tient lieu) n'a jamais été exprimé aussi justement. Tout en s'interrogeant :

Là où vivre
pourtant a commencé 

Et aimer.

Présentation de l’auteur




Christian Viguié, Limites

La seule limite à la vie, c'est la mort. Et après avoir rappelé la mort de son cousin et de son père "à deux semaines d'intervalle dans le même hôpital", Christian Viguié va s'employer à identifier tout ce qui limite la vie et ce qu'est l'écriture poétique.

La langue dont se sert le poète est "même et autre" et vivre est sans limite (on pense au mot de Paul Éluard : "Grandir est sans limites"). Dès lors, il est normal que l'écriture et la mort se mêlent : "Drôle que pour la durée / j'ai davantage besoin du myosotis / et du papillon  / que du rocher" écrit, page 19, Christian Viguié. Ce qui expliquerait la forme d'inspiration décrite à la page suivante : cela ne va pas sans une certaine proximité (puis-je employer le mot panthéisme ?) avec le réel. Une attitude qui coïncide avec une volonté têtue de non-anthropomorphisme  :  Christian Viguié se refuse à être "le centre / où rien ne se  passe" (p 26). Mais rien n'est simple : "Nous avons besoin d'une réponse / suspendue à rien / sinon à elle-même" écrit-il un peu plus loin (p 30). Cela ne va pas sans une conscience  aiguë des pouvoirs (limités ? toujours à repenser ?) du langage.

Christian Viguié, Limites, Editions Rougerie

Christian Viguié, Limites, Editions Rougerie

L'obscurité est présente dans ces poèmes car Christian Viguié affirme "Le premier mystère du monde / est de se contredire" (p 39), malgré tous ses efforts pour aller vers plus de clarté.  Finalement, le poète file la poésie comme d'autres filent la métaphore tant la succession de poèmes brefs ressemble à un long poème : la reprise du thème de la main (pp 41, 42, 44 et 52) qui fait penser à Kijno dessinant ou peignant son "automain" est l'image de l'insistance de Viguié à reprendre les mêmes mots (casser, branche, arbre, pierres…)  tout au long du livre… Quelque chose donc qui symboliserait l'identité profonde de l'artiste (peintre ou poète). "Comment s'équilibrent la présence et l'absence / le nom de ceux qui entrent / et de ceux qui sortent / le nom de tous les morts" : écrire serait alors donner sens à l'absence, ce qui expliquerait le poème liminaire (imprimé en italiques comme pour attirer l'œil du lecteur). Leçon de modestie qui s'adresse au poète, il faudrait reproduire le poème de la page 65,  mais ce serait risquer de lasser le lecteur !

Christian Viguié se refuse à voir le monde tel que lui-même est, le coquelicot lui dit "qu'il n'y a pas à le comparer / à un homme / et que son tremblement /  n'est pas le tremblement d'une âme" mais qu'il est surtout et durablement  "un tremblement" (p 67). Leçon de modestie où le vécu est roi : "Il n'y avait pas […] à expliquer le bleu du ciel  / et de la mésange  […]   / J'étais dans un poème /  et dans l'œil d'une mésange"

Belle leçon d'adhésion au monde, de coïncidence avec le monde, belle leçon donnée par une conscience qui sait qu'elle n'est qu'une infime partie de ce monde. En même temps qu'une magistrale leçon d'écriture poétique, comme on disait jadis leçon de choses




Geneviève Raphanel, Temps d’ici et de là-bas

Le mot temps, par sa polysémie, n'explique pas, à la lecture du titre de ce recueil, les intentions de Geneviève Raphanel. Mais très vite, on se rend compte qu'il ne s'agit pas de la succession des saisons, du temps qu'il fait qui l'intéresse, mais bien le temps qui passe : elle explore le souvenir sans que les choses soient claires. De quel(s) souvenir(s) s'agit-il ? De quelle enfance ? Ça se passe quand, précisément ? Autant de questions qui restent dans réponses… L'enfant n'est jamais clairement identifié et ce n'est pas le pferd (mot allemand qui désigne un cheval) qui est d'une grande aide. C'est peut-être le mystère entourant le souvenir qui fait le charme prenant de ce long poème divisé en quatre chants. Geneviève Raphanel brouille volontairement les pistes (à moins que ce ne soit à son corps défendant) ; d'ailleurs n'écrit-elle pas (ce qui est plus proche d'une certaine vérité) :

Aller trouver quoi
dans des souvenirs non souvenirs
toutes brisées les âmes
(p.12)

 

Temps d'ici et de là-bas, Geneviève Raphanel, Editions Rougerie, 12€

Temps d'ici et de là-bas, Geneviève Raphanel, Editions Rougerie, 12€

Tout ne serait donc qu'une fiction ( ? ) : l'écriture est obsessionnelle tant Geneviève Raphanel entend traquer le souvenir :

Derrière le rideau de son lit
l'enfant épie le rituel
se fait encore plus petit

Fiction donc mais qui sait mimer la vraisemblance, mieux même qui cherche à retrouver la vérité (p 14). Une  vraisemblance qui n'ignore pas le doute comme elle l'écrit si bien à la page suivante : les pas s'arrêtent peut-être  "au bord du gouffre". Métaphore de l'écriture qui se mêle à la recherche du passé ? Et les soldats qui apparaissent ensuite donnent peut-être un indice quant à l'époque sans qu'on n'en sache plus : de quelle guerre s'agit-il ? De même qu'on n'en apprend guère sur "les flocons de l'enfance" à moins que tout cela ne soit qu'un rêve ("tu rêves / ton enfance" écrit Geneviève Raphanel, page 19). Au lecteur alors d'imaginer, d'inventer une cohérence en mettant bout à bout ces bribes. C'est que la mémoire est oublieuse, elle fait son tri, son choix :

Par-delà l'oubli
dure cet autre jour
(p.30)

Souvenirs de l'exode ou fantasmes explorés (p 38) ? Je ne sais...

Qu'avoue, mine de rien, Geneviève Raphanel dans ces poèmes équivoques ? Qui est cet enfant qui ne dit pas son nom, n'avoue pas ses rapports avec celle-ci ? On ne trouve nulle réponse dans ce recueil. Et ce ne sont pas ces vers "dans la pierre bleuâtre / bouche ouverte l'enfant / suit du doigt les signes" (p 49) qui aident à répondre à ces questions. Sauf, peut-être, ce tercet (p 52) "Tu es bien ici / ta tombe contre / la muraille"… Mais j'interprète et je me trompe sans doute… Quel est alors le sens de ce "cantique désinvolte" (p 54) ? Geneviève Raphanel s'affronte à l'horreur du temps qu'elle essaie de reconstituer. Reviennent, une fois le livre refermé, le temps comme personnage principal et "les enfants (qui) laissent l'ombre se rapprocher" (p 57). Sans doute est-il vain de vouloir chercher (et trouver) des indices autobiographiques dans ces poèmes ? Car Geneviève Raphanel écrit de merveilleux poèmes qui laissent le lecteur pantois ; elle n'en finit pas de chercher "le plus vieux souvenir".




Eric Brogniet, Sahariennes suivi de Célébration de la lumière

Deux suites, qui se répondent ou se font écho, composent ce recueil. La première se termine par ce vers "A la lumière du monde" qui annonce la seconde intitulée "Célébration de la lumière". Les deux suites ont pour caractéristique de se situer dans le désert.

Je ne ferai pas au lecteur l'injure de citer le bas de la page 49 qui fait état des lieux où a été écrite la première suite ou l'ont inspirée. Je remarquerai seulement qu'elle est composée de quasi-haïkus, des tercets qui ne respectent pas la règle des 17 mores. Ces brefs poèmes sont tantôt descriptifs ("Empreinte des caravanes / Le pied du chameau / L'ornière des pneus"), tantôt interrogatifs ("Quelle présence / De spasme en spasme / Entre la stase et l'extase ?"), tantôt métaphysiques ("L'énonciation / Pas l'énoncé : / Transe thérapeutique")… Évocation d'un univers où l'humain est réduit à l'état de traces…

Eric Brogniet, Sahariennes suivi de Célébration de la lumière, Al Manar

Eric Brogniet, Sahariennes suivi de Célébration de la lumière, Al Manar

La seconde suite, "Célébration de la lumière", est rédigée en poèmes brefs qui ne dépassent pas les dix vers (en deux quintils) ; deux, trois ou quatre distiques ou deux tercets pour les autres poèmes. Ces poèmes disent une vie intérieure qui débouche sur l'amour, une relation marquée par la plénitude alors que la précédente suite disait un paysage aride où le vide et le rien régnaient en maîtres. Mais de la première à dernière page, Eric Brogniet évite la mièvrerie.  Peut-on pour autant parler d'expérience mystique ? Je ne sais pas trop ! La couleur réduite à l'air brûlé, le noir de la lumière sont le cadre de cet amour qui prend différentes formes : l'oasis, les nourritures terrestres (le lait de chamelle, les vins de palme, les raisins…) et l'on pense à ce vers de Paul Éluard ("Grandir est sans limites", extrait de Le Visage de la Paix de 1951, avec vingt-neuf illustrations de Picasso) : les pierres parlent de l'aimée "croissante" et "qui grandit" avec le sang…