Guillaume Boppe, Le Coude

« L’avenue
qui mène
à l’autre pays »

La lectrice que je suis est touchée une fois encore par la finesse de l’écriture de Guillaume Boppe et sa justesse. Son élégance aussi. Le coude est le troisième recueil d’une série publiée chez le même éditeur. Trois recueils qui témoignent de la même exigence de précision et d’exactitude. Vague en 2012, Toi en 2014.

Le dernier, porte un titre énigmatique. Le coude. Le corps, la route. Deux sens comme deux indices possibles. Il est composé de deux parties Le Coude, sous-titrée "récit" et Rue des ambassades, sous-titrée "souvenirs". Ce qui est assez inhabituel en poésie.

Guillaume BOPPE, Le Coude, Propos2éditions, 2017, 74 pages, 13 euros.

Guillaume BOPPE, Le Coude, Propos2éditions, 2017, 74 pages, 13 euros.
Photo de couverture de Marjory Salles et graphisme de Michel Foissier

La rue, le trottoir, la sirène, la voiture, ces éléments se mêlent en une atmosphère urbaine onirique qui devient rapidement familière dans son étrangeté même. Peut-être une ville du sud à cause des platanes de l’avenue, en tout cas une ville de « l’autre pays », celui de la mémoire et des souvenirs.
On pense à des paysages urbains de Chirico. Cette ville qui ne sera jamais nommée semble déserte. Seuls les souvenirs du narrateur-poète lui donnent une épaisseur et ses mots nous la rendent visible dans son effacement. Comme ces gens qui s’extraient d’une voiture et que Guillaume Boppe nomme « les prévenants ».
Il y a là un univers singulier marqué par le silence et qui nous donne à voir un monde resserré dans l’espace d’une ville qui ne sera jamais nommée. L’enfance ? Un espace étouffant et pourtant traversé par le poème, qui devient promenade entre la vie et la mémoire. Le regard du narrateur-poète rappelle celui d’un enfant. Une innocence du regard qui montre juste ce qu’il voit :

« le bras se rapproche 
des hanches »

Et nous, lecteurs, nous rapprochons, comme le poète de ses souvenirs.  Puisque nous marchons rue des ambassades, sous les platanes d’une ville inconnue. Chaque lecteur l’arpente à son tour et la reconnaît, parce que Guillaume Boppe nous y entraîne dans la retenue. Lecture devient ici cheminement.
Les poèmes constituent une suite marquée de jalons dont ceux de la dernière partie constituent une étape importante dans la progression vers le souvenir retrouvé. Leur étrange atmosphère se révèle parfois douloureuse et, en même temps, telle l’eau souterraine dont se nourrissent les morts (et les mots), essentielle.

« une ville dont on voudrait se faire un voile

un dimanche sans but
sauf sa dernière lumière venue »

Est-il écrit à la dernière page. On y retrouve la pudeur et la délicatesse du poète pour dire ce qui, du passé et du présent a permis le surgissement du poème.
La couverture de Michel Foissier rend justice au texte, bleue et traversée d’un arc lumineux. Le coude.




Pierre Tanguy, Silence hôpital

Vivre la maladie, en poète

Petit recueil mais, on le sait, le nombre de pages n’a rien à voir avec la densité. Dans l’univers de l’hôpital, tout compte de son poids de souffrance. Pour en parler, il serait indécent de tomber dans le mélo, d’en rajouter. L’amenuisement, la faiblesse physique exigent l’économie des mots et cela ne saurait déplaire à Pierre Tanguy, familier de l’art du haïku.

Hospitalisé le temps d’un cycle entier de saisons, le malade dont l’identité demeure incertaine (est-ce Pierre Tanguy ou l’un de ses proches ?) passe de longs moments couché sur le dos tel un hanneton épuisé. Il en profite pour observer quand ses forces le lui permettent ce monde clos où le temps s’écoule comme le goutte à goutte ou s’évalue aux minutes passées dans l’ascenseur avant de rejoindre la salle d’opération. Attentif à repérer ce qui échappe aux biens portants, comme les tâches de couleur qui tranchent avec le blanc des lits et des mains sortant des blouses blanches.

Pierre TANGUY, Silence hôpital, éditions La part commune, février 2017, 83 pages, 13 €.

Pierre TANGUY, Silence hôpital, éditions La part commune, février 2017, 83 pages, 13 €.

Près du lit
le soleil couchant
dans les poches de perfusion
L’aiguille dans la veine-
 le sang bleu
Soudain rouge

Rouge encore, la pointe de la cigarette d’une femme en peignoir…
Et c’est avec la même sensibilité, la même discrétion qu’est évoquée la douleur de l’épreuve, de la séparation

Une tête penchée
au creux d’une épaule
deux cœurs navrés
Des sanglots
au fond du couloir
– quelqu’un vient de mourir

Circulant dans l’hôpital, le poète radiographie les paysages bretons accrochés aux murs et nous fait partager le quotidien dans lequel l’extérieur s’immisce par petites touches, notamment par le biais des saisons.

Après l’automne, ses châtaignes, ses marrons et ses feuilles mortes, vient l’hiver sur lequel il ne s’attarde pas. Puis, c’est enfin le temps des nids, des iris, de l’élagage du camélia
Le recueil s’achève sur cette renaissance et cette interrogation :

Fera-t-il beau cet été ?

Présentation de l’auteur




Philippe Mathy, Veilleur d’instants

Nous oscillons entre joie et peine, songe et réalité, vie et mort aussi quelquefois. Ce recueil est un appel au partage dans le réel du monde extérieur parfois tendu vers l’enfance comme un dernier rempart, une dernière manière de supporter le présent. Cependant, très peu de choses suffisent pour nous rendre à notre plaisir d’exister et à nous relancer toujours plus loin que nous. Toute lumière est si proche de nous à qui sait regarder. Au travers de l’inventaire du pour et du contre, Philippe Mathy tisse une condition de vie :

Le sentier sur lequel je m’avance va, tortueux, indifférent, comme si son seul souci était d’arriver à sa fin.
le quitter, au risque de me déchirer aux ronces.

Philippe MATHY, Veilleur d’instants, Peintures de Pascale Nectoux,
Editions L’herbe qui tremble, 144 pages, 16 € ;
ce recueil a été couronné par le prix Mallarmé 2017

Analyse de toutes les réponses possibles à la vie, la poésie de Philippe Mathy est sans fin, elle nous échappe toujours comme la vie. Je la comparerai à un éclat bref de lumière qui ne cesse même disparu de continuer à nous éclairer et que nous recherchons en vain dans sa matérialité. Poésie déroutante car son excès de « simplicité » fait exister nos sens et nos réflexions à une telle dimension que nous nous y perdons. Nous tombons dans l’éternité. Surprenant les dédicaces ainsi que le nombre d’auteurs mis en exergue comme si Philippe Mathy voulait rassembler un nombre de personnes, d’autres Veilleurs d’instants. Beau titre qui nous livre des échappées comme un oubli de soi bref et répétitif. La Loire y est prise comme maître d’œuvre, tous nos sens concentrés s’ordonnent au rythme et au mouvement de cette nature quelquefois personnalisée. Ne soyons pas dupes, ce ne sont que les points de départ d’une réflexion ou d’une approche métaphysique qui nous revoient à un au-delà et à la présence des autres. Cette volonté de faire cohabiter les contraires donnent de très belles images qui sont le reflet du réel propre à chacun d’entre nous. Ce sont des signes qui donnent à interprétation parmi les éléments de la nature qui se répondent même dans leur éloignement : Un oiseau a lancé son chant // petite pierre pour les ricochets. Cet appel vers la beauté de la vie sans concession éclaire le sol un instant puis nous y replonge : Sur le tapis de l’herbe, // Je demeure assis, // ne sachant comment // survivre à mes rêves. Les mots restent aussi impuissants lorsque sortis de nous ils abordent le monde et nous déçoivent, fanés. L’auteur s’aperçoit que si cette nature donne, elle n’est rien sans notre volonté de collaborer : Au fond de nous des chemins. Il faut les prendre par la main, là où le vent rêve encore d’horizons ramifiés.                                                                                                                                                          

 Les peintures de Pascale Nectoux nous laissent des lignes comme celles de la main qui nous parlent et se taisent à la fois par leurs ramifications. Couleurs parfois vives qui deviennent éclats ou au contraire se libèrent dans la sobriété et le repos. Tout un paysage se dévoile vu de loin dans la fraîcheur de ses interrogations.

Le ruisseau chante
sur les pierres
qui pourraient
le blesser

Où va la vie qui va
si vite
si belle
si cruelle ?

 

Ici aussi, la fraîcheur d’une évidence raisonnée parcourt chaque poème. Tout est signe et nous fait signe dans la sobriété de l’instant et l’absence de naïveté. La profondeur y a une légèreté et une souplesse qui font de chaque poème une acceptation. Ce monde extrêmement sensible y est rond de sa présence, des échos qui se répercutent et assurent l’unité d’un vécu simple et prenant. L’heure est à une harmonie diffuse. Chemin initiatique, Philippe Mathy nous conduit vers une beauté de plus en plus réservée écoutant le plein de la vie. Le mot s’efface devant la chose, tous deux se libèrent pour laisser leur présence seule briller. Le monde vrai se superpose à un monde de rêve éveillé où le corps trouve encore l’espace pour s’épanouir et vibrer au milieu d’un monde immédiat. Recueil d’une profonde sensibilité, l’auteur ne verse jamais dans le lyrisme, tout y est mesuré avec maîtrise et une grande justesse de ton, la même tout au long du recueil. Veilleur d’instants, un de nos plus beaux métiers d’être humain.

Présentation de l’auteur




NIMROD, J’aurais un royaume en bois flotté

À tout lecteur de poésie, je conseille cette anthologie de Nimrod, un des rares poètes dont il me soit arrivé en le lisant d’être jaloux, tant il est doué pour rénover poétiquement notre regard sur ce qui nous était habituel et évident au point d’en devenir banal et inaperçu.

Nimrod est né le 7 décembre 1959 à Koyom, au sud du Tchad. Son père est pasteur luthérien. Le milieu est polyglotte par nécessité, plusieurs langues locales et l’anglais sont pratiquées dans la famille. En 1966, l’enfant entre à l’école élémentaire, qui est en français. Et l’enfant s’éprend du français à travers les récitations de poésie. Désormais ce sera « sa langue ». Il lit avec une passion dévorante. En 1987, alors qu’il enseigne en Côte d’Ivoire, il obtient sa maîtrise en philosophie. En 1991, il reçoit une bourse pour venir à Paris, y soutient une thèse, puis en 1998 avec Passage de l’infini, publie sont premier recueil, qui reçoit le prix Louise Labé…

 

Ce qui est la caractéristique intéressante de la poésie de Nimrod, outre son émotion constante et palpable, c’est qu’elle ne joue pas spécialement sur le registre des autres poètes dont la « négritude » a été le thème majeur. Nimrod est un poète, parfaitement français, avec ses problèmes et ses joies à lui, ses difficultés existentielles et ses satisfactions, une personnalité qui ne se renie nullement en tant qu’africain d’origine, mais n’en fait en rien un étendard.

NIMROD, J’aurais un royaume en bois flotté, (Anthologie personnelle 1989-2017 – NRF Coll. Poésie/Gallimard), 256 pages, 7, 30 €.

NIMROD, J’aurais un royaume en bois flotté, (Anthologie personnelle 1989-2017 – NRF Coll. Poésie/Gallimard), 256 pages, 7, 30 €.

 La poésie de Nimrod est un témoignage poétique saisi sous l’angle à la fois personnel et universel, qu’aucun « kitsch » spécifiquement politique ne trouble, sans pour autant que rien ne soit gommé de ce qui l’indigne et lui semble injuste : mais ce n’est pas du point de vue spécifique qui fit la gloire de ses prédécesseurs Senghor, Césaire notamment, du « noir » et de « l’africain » voire du « descendant d’esclave victime de la barbarie de la traite », mais de l’être humain dans sa plus grande dignité. On peut dire en quelque sorte, que la poésie de langue française issue de plumes venues d’Afrique a atteint, avec Nimrod, à une maturité et un recul intellectuel qui l’égale sans besoin de folklore et d’exostime spéciaux, avec n’importe quelle autre grande poésie en langue française.  Dans son éclairante préface, Bruno Doucey cite ce passage d’un texte du poète (et romancier) : « Et que dire de l’écrivain africain ? Tout se passe comme s’il devait produire une littérature exotique destinée aux Européens et à lui-même, ce qui revient à vouer à la nostalgie une Afrique qui a disparu depuis longtemps. » Cette situation théorique, le poète la refuse. Il déploie ses qualités à une perception plus haute de son univers. Non que Nimrod veuille gommer son exil et les maux dont souffre son continent d’origine, mais c’est une réflexion dépourvue, j’y insiste, des ingrédients spécifiques de ce que l’Europe a voulu considérer comme « signes de l’authentiquement africain ». Nimrod parle de son destin, homme parmi les hommes. Et ses poèmes sont simplement un emploi, - magnifique d’expressivité, de justesse, d’élégance, de pudeur, - de la langue qu’il a adoptée : et l’on sait que la filiation élective peut facilement avoir davantage de force dans l’amour que la filiation biologique. D’où cette poésie, à laquelle on s’attache vite, et qui inspire à la fois empathie et respect. Nimrod fait un don merveilleux à la langue française, qu’ici je salue avec bonheur. Il faut vraiment lire cette anthologie dont chaque page est une réussite, avec la gravité, l’humour, le tragique, etc... bref, l’épaisseur la vie regardée par le « donner à voir » d’un poète fraternel, intensément poète et simplement profond.




Claude Luezior, Une Dernière brassée de lettres

Aujourd’hui, hélas, on n’écrit plus guère, on envoie des courriels souvent porteurs de banalités ou des sms à l'écriture glauque. Que chacun se demande : à quand remonte la dernière lettre reçue, hormis papiers d’affaire et publicité ?

L’art de la correspondance aurait-il complétement disparu ?

Heureuse surprise, dans ce recueil, Une Dernière brassée de lettres, Claude Luezior, que nous connaissions comme essayiste, romancier, poète, nous fait redécouvrir, en Voltaire moderne, les plaisirs d’un courrier sensible, drôle, tendre, voire piquant. Il déploie les mots de l’envers quand les ourlets sont décousus. S’étalent alors devant le lecteur bon nombre des travers de notre société.

 

Claude Luezior, Une Dernière brassée de lettres, Éditions tituli, Paris

Claude Luezior, Une Dernière brassée de lettres, Éditions tituli, Paris

Chacune de ses missives a un ton particulier. Nous pensons à Rilke qui écrivait : si tu veux réussir à faire vivre un arbre, projette autour de lui l'espace intérieur qui réside en toi. Il nous semble que ces lignes s'appliquent parfaitement à Luezior qui, depuis des années et sous plusieurs formes littéraires, fait vivre sa pensée grâce à une forêt de mots et d'images aux essences diverses.

Lettres-réverbères tissées dans les murs du silence, lettres-miroirs où s’abaissent  les masques. Lettres-foudre où passe l’orage, lettres-visages où luit le visage de L’Homme, nu dans ses déchirures. Lettres qui tirent l’eau du puits pour mieux nous abreuver.

Dans ses trente-deux textes aux tonalités différentes, l’auteur s’adresse à des correspondants multiples et inattendus.

Avec humour, le voici qui cite sa correspondante : avez-vous pensé à la santé pulmonaire des contractuelles ? C’est certain leurs alvéoles ne sont pas moins précieuses que les vôtres. Avec réalisme, l'écrivain-soignant interpelle un assureur sans âme : tu me parles client, je te dis patients qui souffrent... Avec sa plume acerbe, il écorche le Politicien : tu étais sur ces estrades où bivouaquent le pouvoir, ensorcelant la plèbe de tes verbiages et de tes promesses. Dans ta nasse frémissante, la soif des uns, la concupiscence des autres.

Le médecin Luezior apparaît souvent de façon poignante. On sent l’homme à l’écoute d'un être qui attend tout de lui. Pour exemple, sa Lettre à la Mère d’un enfant handicapé : quand on est dans le faire et que l’on ne peut pas. Dans sa Lettre à Maison de Retraite, on ne peut également que partager le regard sans concession mais tellement sensible du neurologue sur les résidents qui résident sans résister, alignés comme noix sur un bâton... Claude Luezior sait aussi, sabre au bout de sa plume, souligner les travers d’un système qui coule (ou s'écroule ?) de plus en plus en vite. Ainsi, dans sa Lettre à Tambour battant : on t’a donné des buts que seul un compte en banque reconnaîtra. On t’a légué l’arythmie d’un temps social que tu as perdu, une progéniture que tu n’as vue grandir, une femme qui ne te reconnaît plus. Une complicité s’établit instantanément entre le créateur et le lecteur. Lequel, devant la pâte de Luezior, se fait levain.

L’auteur dénonce avec humour les idoles de cette même société : qu’un adolescent ait vu, tous médias confondus, dix ou quarante mille meurtres jusqu’à sa maturité ne suffit pas... Encore Monsieur le Programmateur, encore ! Vous trouverez bien un psychologue pour clamer que cela n’est d’aucune importance, (Lettre à ma Chaîne de Télévision). Par ailleurs, la tendresse est souvent présente: dans une Lettre à ma Cousine, le poète se souvient de ses premiers émois d’adolescent devant cette superbe jeune fille : tes doigts d’ange déposent sur le gramophone un disque de Barbara : l’Aigle noir tournoie. Ton buste se fait souple, tes lèvres brillent. Je ne sais si je suis envoûté par les transes du vinyle ou par ta présence. Pudeur et parfums se tressent avec délicatesse.

Ces lettres sont des tourbillons, des valses lentes. Ce sont des pensées qui se donnent, se prennent et que l’on retient. Fusion, effusion, îles secrètes où s’ouvrent les tabernacles et se cassent les éperons. Le lecteur vit pleinement cette correspondance où l'on observe un quotidien qui nous échappe, où irradie un Essentiel que l’on occulte si souvent.

Comme l’écrit Claude Luezior : avec dix grammes d’écriture, mettons le feu au désert que l’on nous propose. La poésie n’est pas langue morte. Elle ne cesse de vivre au pays de Canaan. Mais pour cela, Poète, quitte ta tour d’ivoire : ensemble, il faut marcher !

En refermant ce recueil, nous n'émettons qu'un regret : mais pourquoi donc Une dernière brassée de lettres ? Non, encore une gerbe ! Encore ! Et que flambe la joie de lire ces lettres-portes pour vivre au-delà des lignes qui ensemencent la lumière !

Présentation de l’auteur




Claude Luezior, Ces Douleurs mises à Feu

Lorsque CLAUDE LUEZIOR, l’un des premiers stylistes contemporains, comme le souligne le poète Jean-Louis Bernard, laboure les broussailles  de l’aube aux reflets de lignite, les mots/ tels des loups se lancent à sa poursuite. Somptueux hallali où résonnent en gonds vibratoires des images qui s’encastrent dans les armatures de l’ossature du destin.

Passant de l’ivresse à l’ascétisme, l’angoisse en bandoulière, complice des dieux,  il dérègle l’heure du malin ; et lorsqu’il met ses douleurs à feu, l’aube devient alors plus lumineuse. Claude Luezior n’est pas pour autant pyromane : en Vulcain moderne, il actionne sa forge matinale pour faire jaillir la lumière sur le rivage de cormorans, là où volètent des arpèges parfumés. Même si , parfois, le feu a des avant-goûts de cendre, ce sont des cendres de rosée. La germination pousse sous la braise. Se constitue alors un livre d’heures, une caverne où stalagmites et stalactites se tutoient, se tressent. À chacun d’y pénétrer pour entrer en résonnance avec le poète.

 Claude Luezior est torturé de doutes, de promesses/qui délivrent, de croyances qui empoisonnent, il  prie entre l’angoisse du devenir et la trace du souvenir. Il est un navire qui voit souvent l’horizon se noyer dans des ombres au sourire  de bruine. Alors se rapproche le seuil dans les caprices d’un crépuscule qui rôde. Même si aller au-delà du seuil est toujours angoissant, dans la texture/ de mes insomnies/ errent sans cesse/ des loques impies : celles de la camarde, la peur ne taraude pas le poète à condition de mourir / pour quelque chose d’utile / pour quelqu’un. Dans ses textes qui bourgeonnent, se concentrent/ les saveurs du désir / où se réfugient / les velours/ d’une tendresse. Chez  Luezior, le désir brûle toujours jusqu’aux bornages de la souffrance.

Claude Luezior, Ces Douleurs mises à Feu, Éd. Les Presses littéraires, 2015, Prix de poésie 2015 Yolaine et Stéphane Blanchard, Couverture : tableau de Gil Pottier

Claude Luezior, Ces Douleurs mises à Feu, Éd. Les Presses littéraires, 2015,
Prix de poésie 2015 Yolaine et Stéphane Blanchard,
Couverture : tableau de Gil Pottier

Ce recueil de poèmes est un labyrinthe où la glace donne des coups de poings, où les flammes dansent avec les douleurs du grand Feu. C’est un miroir pour mettre à plat les cicatrices de la vie, c’est une porte  pour fuir des enclos de haine, pour assécher les vertiges assassins.

À la lisière de l’imperceptible, Claude Luezior est un allumeur de réverbères, toujours en marche pour recommencer cet exercice obscur et indispensable qui vaut surtout comme une aventure ou  ainsi que le disait Yves Bonnefoy une incitation à se risquer dans l’inconnu.

Cet opuscule est un grand livre à conserver à portée d’âme car ses hymnes tactiles conduisent à l’intangible pour goûter ensemble /aux miels subtils délivrés en un nectar d’éternité.

Avec le poète Claude Luezior il y a toujours une voie : celle de la Lumière dont le monde a tant besoin.

Présentation de l’auteur




De l’étrangeté : à propos de “Ce que dit le Centaure” de Gérard Pfister

L’étrangeté occupe une place importante dans l’esthétique, au moins depuis Freud et son unheimlich, jusqu’à la distanciation de Brecht pour le registre du théâtre (qui mettait en valeur ce qui était caché à la narration sur la scène pour éveiller, dans le cas de Brecht, la conscience politique qui en découle). C’est un concept qui permet à l’esthète d’explorer des continents improbables de la connaissance, qui autorise des aventures littéraires qui dépassent le connu, le déjà-connu, le déjà-écrit. Et c’est là, à notre sens, un point d’appui possible pour se livrer à la lecture du dernier recueil de poésie de Gérard Pfister. Oui, un intérêt principal pour reconnaître l’excentricité salvatrice du livre, qui va loin au-delà des idées reçues sur ce qu’est la poésie.

Ce que dit le Centaure, Gérard Pfister, éd. Arfuyen, 2017, 16€

Ce que dit le Centaure, Gérard Pfister, éd. Arfuyen, 2017, 16€

 Étrangeté donc, de l’incertain, de l’inconnu qui gagne le connu, de l’étrange qui défait le su, n’est-ce pas la fonction essentielle de ce que nous attendons de la littérature  ? Il y a dans la poésie une grande pente vers l’intriguant, qui à notre sens pourrait être une des définitions du mystère que reste le poème. Car cette saisie de deux choses bizarres entre elles - la mise en relation des éléments du poème (qui pour Walter Benjamin est le principe poétique) - réunit la totalité, et la poésie cherche la totalité.

Cette poésie serrée, corsetée, s’appuie sur des principes ternaires  : 3 actes – qui sont des repères pour cette pièce mi poétique/mi baroque -, 3 scènes – qui permettent au lecteur de respirer dans le continuum de l’écriture -, 3 personnages – qui nous séparent du «  réalisme  » de la réalité – et 3 vers – mesure qui n’est pas sans faire appel à la musique postmoderne. Poésie élégante et sobre, distinguée en un sens, et qui cependant n’hésite pas à descendre dans l’arène des batailles, dans le cœur sanglant des combats. Mais n’en disons pas plus pour que le lecteur se fasse sa propre idée lors de la découverte du recueil. On peut dire quand même que cette poésie tend vers le principe dada, dans le sens où elle détruit le raisonnement poétique pour faire place à la poésie.

l’empereur
impassible
chevauche la licorne

la bataille fait rage
mais
il ne la voit pas

l’empereur
ne dort jamais
l’empereur

est un fou
qui se prend
pour un enfant

Trois grands thèmes (encore une idée ternaire)  : la guerre, le théâtre, le vide. Ainsi, pour aller l’amble du poète sur le théâtre imaginaire de ces batailles où le langage fait le vide, on devine une réalité à cette représentation illusionniste du monde. On y voit autant des influences de Shakespeare ou de Calderon, ou encore de l’Arioste, enfin une forme épique (qui n’aurait pas déplut à Brecht), et une littérature qui s’approcherait peut-être de la Paroi de Guillevic.

LE TEMPS

c’est une scène
de théâtre
et tout

est réel
au centre se dresse
un arc de triomphe

derrière lequel
une autre arche
se voit

et au-delà encore
des points
de fuite

Et cela n’est pas une question de pure forme, mais interroge, oblige à chercher, permet de se guider, d’aller vers la sagesse gréco-latine, le monde gréco-latin ici pour défendre l’Être (ce qui en 1500, aux abords du Concile de Trente, aurait défendu Dieu).

juste
un corps
parmi les corps

parmi
la mort
qui les pousse

et les retient
sans cesse
au bord de rien

Il n’est plus temps, maintenant qu’il nous faut conclure, de disserter sur l’incipit en prose de l’ouvrage, sinon à dire brutalement ce qui fait que le langage est une illusion (alors que pour Walter Benjamin, il est mimétique)  ; ce qui veut dire qu’il y a des débats de grande importance qui sous-tendent ces textes.

ma parole
te scrute
te sculpte

trait pour trait
mes mots
te donnent l’être

 




Christian Monginot, L’Avaleur d’échanges et d’usages — extrait inédit

Quatre poèmes extraits d’un recueil en chantier intitulé : L’avaleur d’échanges et d’usages

1. L’arrachement

Il faut,
Ici,
La plus grande précision,
Choisir
Chaque mot, chaque virgule, chaque silence
Comme si
Ton souffle, ton équilibre, ta vie-même
En dépendaient ;
Tu te tiens légèrement en retrait du lieu
Où pourrait se dessiner
La rencontre
Ou plutôt
L’icône intérieure de chaque détail

De cette rue étroite avec
La trace et l’émotion qui lui sont attachées ;
Tu ne dois en aucun cas céder
Sur le principe de naissance que chaque phrase
Est faite pour trahir, nier, renvoyer aux calendes :
Regarde l’espace s’ouvrir devant toi,
Il est aussitôt porteur de murs, de tuiles,
Porteur de grilles, de balcons,
Et là tu reconnais le minuscule jardin
Dont les arbres
Aujourd’hui
Dépassent les maisons ;
La vérité et la richesse de l’instant
Tiennent
À ces jeux,
D’opacités et transparences,
D’accrétions et poudroiements,
De persistances et dérobades,
Par lesquels
Chaque chose s’offre à toi dans un arrachement ;
Bien des années avant,
Dans le petit jardin,
Une enfant de ton âge
Jouait, chantait, riait,
Tu la regardais faire depuis
Ton balcon,
Elle, ne te voyait pas mais te faisait partager
Le plaisir de courir, sauter, danser,
À l’ombre de ces arbres ;
Il y a là,
Devant toi,
Une immense accumulation
De surprises,
Un dehors très dense et pourtant
Vaporeux
Que des besoins ou des désirs de toute espèce
Segmentent et font scintiller
Dans une nuit infiniment criblée
De soleils plus vivants
Que nature ;
Serait-ce
Une nouvelle façon d’être parmi les mots et au-delà
Que tu cherches,
Une façon de courir et tenir à la fois,
Une façon tout autre et inédite de « demeurer » lorsque le vent
Disperse et efface les vies, les choses, les visions,
Serait-ce là ce que tu cherches
Dans les fissures de ce rêve et les reflets charnels qui en font
Plus qu’une vérité ?
De ce côté du miroir s’alignent
Les chiffres et les noms qui permettent,
D’une porte à l’autre,
De s’ancrer dans le partage et la séparation
Des matières, des formes, des corps, des histoires,
Mais le sable
Ne cesse de couler sous les signes
Si bien
Que tu ne peux
Voir à travers eux qu’un nuage, une vapeur,
Un essaim vibrant d’actes orphelins et trop vifs
Pour devenir
Ceux de quelqu’un ou de quelqu’une ;
L’enfant de ton balcon,
Voyageur clandestin des états présents de ton rêve,
Voyait parfaitement,
Quant à lui,
Depuis l’autre côté du miroir,
L’épanchement gazeux de sa fable et les volutes du plaisir
Qui lui donnaient la clef magique
Du bonheur, des jeux, des rires d’une autre vie,
Ondoyante,
Tournoyante,
Dans son minuscule jardin et parmi
Les secrets affolants
De son corps rose et blanc ;
Parfois,
Dans un nouvel arrachement,
La chair et l’esprit délogés de leurs bornes
Et de leurs croyances grammaticales,
Tu t’assures que cette clef est toujours là,
Dans ta main,
Qu’elle tourne bien dans les serrures mouvantes
Du nouveau jour et te permet
De sortir de toi-même pour te reconnaître
Dans l’inconnu qui passe sur le trottoir d’en face ;
Oui, il faut,
Ici,
La plus grande précision
Et surtout
Éviter
Toute redite, toute omission, toute tiédeur,
Qui pourrait compromettre
Ton évasion,
Ton inversion,
Ta naissance hors de toi ;
Ta course par les venelles du hasard
N’a rien de vague ni d’indécis,
Mais
L’inéluctable retournement des corps, de la terre, du ciel,
Qui préside à chacune
De ses rencontres,
Te jette
Dans la plus vive fluidité du sens et le plus clair aveu
De l’extraordinaire ruissellement d’échos
Dont tu viens
Et qui fait de ta vie
Ce simple influx poétique têtu propulsé parmi
Les mille noms de l’impossible…

2. Chute

Rien ne tombe jamais,
Ni la pluie, ni les corps, ni les mondes,
Sans que ta chair soit prise
Du même vertige,
De la même fièvre de transparence, d’émiettement, d’échos,
De la même émotion liée
À ces fluides labyrinthes de bruits
Aussi divers
Qu’indiscernables ;
Non,
Rien ne tombe sans que vibre en ton corps
Ce nœud de silence où convergent
Tous les pans d’un roman que le vent a taillé
Dans la soie du vivant et de ses
Nébuleux confins ;
Il y a, ainsi, ce ciel qui se perd dans le ciel,
Ces nuages qui n’ont
Plus de contours et saupoudrent les rues
D’une monotonie opaque,
Dont
Le corps ne sait comment faire saillir
La moindre pointe de désir,
La moindre arête de pensée ;
On dirait que le temps se charge,
Pour les abolir,
De toutes les scènes passées et de toutes
Les nuances présentes, afin
Que le fond de tout remonte à la surface et offre
À chacun une page
Infiniment blanche ou s’écrive en lettres d’eau
Le secret mouvement de marée
De sa vie, de sa chair, de sa fable ;
Transcription musicale,
Langage chiffré,
Tu cherches de nouveaux moyens d’expression
Pour noter cet idiome fluide, neutre, inéluctable,
Si proche du rêve et si éloigné
D’un usage tempéré des images, des bruits, des saveurs ;
Ici,
Ton visage subit son invisible force,
Et la torsion des traits lui fait quitter
Les symétries trompeuses,
Les régularités dociles d’un monde livré aux lois
Du quotidien effacement
De ce qui bouge et veut bouger hors de toute
Redite ;
Là,
Ce sont,
De part et d’autre d’un étroit couloir bleu,
Les pans nuageux d’une seule nappe de ciel
Offrant au regard l’étrange aventure
De ses nuances et de ses actes tournés
Vers une tache aveugle dont la nuit appartient
À quiconque veut bien
Donner corps à ses mots ;
Il y a,
Dans les allures très diverses,
De cette seule et même chute d’un univers vaporeux,
Tantôt en fins rideaux discontinus,
Tantôt en draperies opaques,
Tantôt en longues tresses agitées par on ne sait quel vent,
La cruauté indécise d’une incomplète liaison avec
La réalité du jour, la réalité sinueuse,
La réalité qui ruisselle et s’écoule entre les mots,
Entre les impatiences, les regrets, les désirs ;
Il s’agit toujours,
À chaque pas,
De changer le point de départ et les lois
De cette affirmation chancelante et nécessairement
Fautive
Que rien ne saurait contenir, accepter, racheter,
Sans que brûlent
Les tréteaux sur lesquels elle exerce
Son pouvoir en demi-teinte et perpétuelle
Gestation
Qui te retient au bord,
Tout au bord,
D’une négation sèche et sans espoir ;
Face à l’incalculable vélocité de l’évidence,
S’expérimente à travers corps
La calculable incertitude
De la marche et de la parole,
Car les mots ni les pas ne veulent
Toucher réellement
Le but qu’ils se sont fixé, mais toujours et seulement
Délivrer l’écho des stases du silence
Et des longs figements mystiques de l’horizon…

 

3. L’avaleur d’échanges et d’usages

La nuit se fait,
Ta nuit,
Celle des corps, des saveurs,
Des échanges, des usages,
La nuit comme une ingestion continue
D’astres, de chair, de signes,
Comme une façon de disparaître sous l’âpre trésor
Des fluidités, des formes brèves,
Des échos lointains,
Des chants indéfinis ;
Dans ces visages si proches de l’os,
Ces sourires grignotés par le noir,
Tu cherches les traces
De cette force stupéfiante avec laquelle
La lumière débusque l’innocence et lui impose
L’étrange idée d’une loi qui lui fera pourtant
Toujours défaut,
C’est bien en vain qu’elle rêvera
De s’y soumettre ou brûlera
De la défier ;
Du ciel au ciel,
De la violence à la violence,
Du désir au désir,
Ta nuit est celle des labyrinthes,
Des chemins électriques empruntés par les morts,
Des forêts légendaires où le simple et le vif
Se donnent l’un à l’autre
Pour enfanter le monde
À la façon
D’un salubre et vigoureux blasphème ;
Ici,
Au fond de toi,
Tombé du noir,
Tel dieu d’avant les dieux,
Torturé,
Insomniaque,
Épuisé par l’effort proprement titanesque
De démêler le ciel de la terre, et
Rendu fou par sa trop longue privation de mort,
N’entreverra d’autre remède à son tourment
Que d’avaler l’un après l’autre
Ses propres fils ;
Si tu fais silence en toi, tu peux encore
Entendre l’écho
De la vieille manducation divine,
Cela ressemble à s’y méprendre au bruit que fait
La pensée sous les mots
Lorsqu’elle
Voit
Ou entrevoit
La démesure de son parcours et la puissance contenue
Dans sa propre fragilité, ses défaites,
Son irrépressible et polyphonique innocence ;
Mais,
Qui donc a voulu cette histoire,
Ce basculement de tout dans le trou de l’esprit,
Cette chute affolante des choses
Vers leur lumière propre,
Vers leurs dix-mille morts musicales dédiées
À cette simple corde qui les relie et vibre
De façon obsédante ?
Pour la chanter mieux,
Plus sereinement,
Faudra-t-il vendre ta voix à cette part muette
Qui flotte autour de toi comme un habit trop grand ?
Pour en prolonger la puissance et le choc
Faudra-t-il t’envoler, te disperser,
Te dissiper avec
La poussière des soleils éteints et voyager ainsi
Vers de nouveaux buissons ardents ?
En attendant,
Au gré des collines brunes, sous un ciel métallique,
Tu suis l’interminable procession des aveuglés :
Ils n’ont
Pas d’yeux,
Mais un regard aimanté par ce point de l’espace où s’écoule
Goutte à goutte
Le trop plein de leur vie,
Pas de bouche,
Mais des mots qui brûlent leur chair et des chants
Hérissés de silence ;
Pigiste de l’infime et du négligeable,
Rêveur interstitiel,
Tu notes dans tes carnets
Tout ce que taisent ces longues théories,
Tout ce qu’elles n’inventent pas,
Tout ce qui rend, sur ces chemins,
Leur marche incertaine ;
Avec leurs cris, leurs plaintes, leurs larmes,
Avec leurs rires, leurs joies, leurs indécences,
Avec leurs voix embarrassées,
Tu tisses,
Entre leurs ciels et le tien,
Une échelle de Jacob inédite et tout aussi
Improbable
Que le modèle original…

 

4. Alien

On vit au bord
De quelque chose,
Tu le pressens quand tu te lèves,
Quatre, cinq heures,
Rarement six,
La ville est toujours endormie,
Aux intervalles du roulage, tu peux savoir,
Exactement,
L’heure qu’il est et les étoiles disponibles
Dans le carré de ta fenêtre ;
Entre deux bruits de moteur,
Il y a
Une respiration,
Un souffle exhalé par la pierre, le bitume,
Les rêves où chacun s’en est allé
Réparer, colmater, lisser,
Les fissures,
Les fentes,
Les brèches,
Occasionnées dans l’opacité quotidienne
Par l’insidieuse limpidité
De l’écho ;
La croyance du vivant à la vie,
À ce qu’elle incarne d’elle-même
Pour elle-même,
Ce trop bref,
Ce trop précaire,
Ce réel creux,
Ce trou maudit,
Tache aveugle entre les reflets,
Indisponibilité secrète et coupable des corps
À quoi que ce soit d’autre que
Leur tout,
Cette croyance ne s’est pas
Usée,
Vendue,
Perdue,
Elle s’est juste vaporisée parmi
Le luxe inouï des accrétions, métamorphoses, mirages,
Dont le roman d’après les jours
Se nourrit au jour le jour et relève
Les saveurs contingentes ;
Entre l’instant où tu t’éveilles
Et celui où tu reprends
Ta place parmi
Les objets qui t’entourent,
Il y a
Ce flottement dans lequel
Rien n’a vraiment
Un nom,
Une importance,
Un sens,
Et dans lequel, toi-même, tu ne peux
Dire qui est
Le passager qui circule à ta place
Dans les couloirs de ce vaisseau spatial
Que tu prenais pour ta maison ;
Tout te revient au compte-goutte,
Tu te souviens,
C’était…
En 2122,
Un printemps lâché dans les étoiles
À 39 années-lumière de la terre ;
La jeune femme mal réveillée
Que tu croises dans le vestiaire et qui enfile
Son scaphandre,
Se nomme
Lieutenant Ripley,
Ellen
De son prénom,
Comme toi, elle a la gueule de bois et sort
Lentement
De sa longue biostase ;
À l’heure qu’il est,
S’il y en a une,
Votre vaisseau s’est enfoncé comme une aiguille
Dans sa gigantesque meule
D’ondes,
De particules,
D’espace-temps,
De sans pourquoi ;
Tu reconnais
L’une après l’autre
Ces petites douleurs qui te font,
Pas à pas,
Réintégrer ton corps :
Carpes, métacarpes, phalanges,
Scaphoïdes,
Trapèzes,
Tes os craquent, grincent, gémissent,
Tes mains émergent du brouillard,
Tarses, métatarses, astragales,
Cuboïdes,
Sésamoïdes,
Ton squelette s’ébroue,
Tes pieds reviennent mal en point de leur nuit ;
Quoi qu’il en soit,
Te voici de nouveau prêt à laisser
À travers corps
Danser les gouffres, les paillettes
De cette fête sans personne que le hasard
Se donne à lui-même en attendant
De devenir, s’il plait à Dieu,
Quelqu’un, quelque chose,
Peut-être même,
Ce serait inattendu et pour tout dire
Ébouriffant,
Toi,
Cet impensable, invivable, indécidable
Toi ;
On vit au bord de quelque chose,
Tu le pressens quand tu hésites
Entre deux mots,
Entre deux actes,
C’est un imperceptible glissement qui fait de toi
Ce passager
Imprévu, incongru, mal venu,
En équilibre sur le bord
De son propre langage et de sa propre
Volonté,
Ce passager
Toujours un peu monstrueux
Pour les autres voyageurs
Et jamais très rassurant, au bout du compte,
Pour lui-même ;
Au bord de quelque chose,
Oui,
D’une vie, peut-être, qui serait un trou,
Ou d’un trou qui serait une vie,
Tu ne sais
Comment le dire ni
Quoi en faire,
Mais
Le voyage, depuis toujours, s’est inventé
Ce visage inverse, avec
Ce semblant de persistance alimenté par la lumière,
Il s’est inventé lui-même et s’est fiché comme une flèche
Au point de convergence de tous
Les échos possibles,
Et
Pour la commodité du roman
Il s’est fait
Homme, voyageur,
Toujours plus ou moins clandestin,
Alien,
Usant pour cela des ressources
De multiples sortes de bords et de trous ;
Tu avances
À tâtons,
Les yeux mal décollés du dernier rêve,
Tu te brosses les dents sans penser à tes dents,
Flottes dans l’espace sans penser à ton corps,
Allumes ton écran sans penser à rien :
L’ordinateur te souhaite
La bienvenue,
Les icônes s’affichent avec
Une lenteur et des soubresauts inquiétants ;
Les images, les mots tournent dans ta tête,
Rongeant leur frein,
Te jetant très vite et sans ménagement vers
La page d’accueil et vers
Tous ces tours, détours, retours pour dire
Cela
Sans le dire
Tout en le disant,
C’est énervant, excitant, fatigant ;
Plus jeune,
C’étaient des cahiers,
Des piles entières,
Couverts de petites lettres noires,
Enfant,
C’étaient des jeux,
Des forêts de sensations,
Des labyrinthes d’images,
Alors
Dans le silence qui se défait
Tu ne peux
Que
Continuer,
Persister,
Signer,
Mais de quel nom ?
Ta planète est si loin,
Si proche,
Si douce et âpre dans l’innocente fluidité de la chair…

Présentation de l’auteur




Christian Monginot : extraits inédits de “L’avaleur d’échanges et d’usages”

Christian Monginot nous offre de larges extraits d'un nouveau texte - et ce qui nous semble la "marche à suivre" pour les lire, avec la patience qu'il a employé à traquer mots et émotions, ainsi qu'on le devine à ce passage que nous mettons en exergue, et les faire résonner en nous  :

Il faut,

Ici,
La plus grande précision,
Choisir
Chaque mot, chaque virgule, chaque silence
Comme si
Ton souffle, ton équilibre, ta vie-même
En dépendaient ;

Tu te tiens légèrement en retrait du lieu
Où pourrait se dessiner
La rencontre
Ou plutôt
L’icône intérieure de chaque détail
De cette rue étroite avec
La trace et l’émotion qui lui sont attachées ;

 




Entretien avec Mathieu Hilfiger — 1ère partie : La voix intérieure

 Propos recueillis par Anne-Sophie Le Bian

Anne-Sophie Le Bian – Mathieu Hilfiger, quand êtes-vous né et d’où venez-vous ?
Mathieu Hilfiger – Eh bien, je suis né en 1979, et, comme tout un chacun, je viens du ventre de ma mère.
A.-S. L. B. – Bien entendu. Mais où êtes-vous né ? Et quel est votre parcours intellectuel ?
M. H. – Je suis né à Strasbourg. Concernant mon « parcours intellectuel », c’est une question complexe. Celui-ci a justement commencé avec les rêveries aquatiques dans le ventre de ma mère, où j’ai appris en refluant dans la pénombre les rudiments de l’écriture. J’ai fait des études de lettres, de langues anciennes et de philosophie (aujourd’hui, je prépare un doctorat sur la poésie, en parallèle à mes autres terrains d’étude), mais cela n’a pas été essentiel par rapport aux efforts menés depuis toujours pour affûter mon regard. Sur autrui, sur moi-même, et sur les choses. 
A.-S. L. B. – Peut-on apprendre à regarder ? 
M. H. – Bien sûr. Apprendre à regarder, c’est développer son empathie. Et l’empathie, c’est permettre à un immense savoir intuitif d’affluer en vous – un savoir nécessaire pour un écrivain, à mon avis. Ce faisant, je suis devenu avant tout un regard, un peintre qui écrit, ou à peine, une toile blanche sur laquelle s’écrit un long texte. Et puis, très tôt je me suis affranchi des règles académiques, je me suis méfié des écoles, j’ai choisi mes propres sentiers d’édification. Ainsi, après l’avoir longtemps étudiée, je me suis détourné de la philosophie – et ce, malgré toute la science et la méthode qu’elle m’avait apportée, car elle m’a semblé toujours trop sectaire et inhumaine – trop éloignée des sentiers sauvages de la langue et des préoccupations humaines. Bref, si j’ai bénéficié d’une bonne éducation, finalement je me suis largement construit moi-même mon propre fond culturel. Ce qui me fait dire, en fin de compte, que je suis d’abord un autodidacte.
A.-S. L. B. – Vous vous défiez des écoles, mais le regard des autres compte-t-il tout de même pour vous ?
M. H. – Certainement. J’apprécie beaucoup les compliments, du moins ceux qui viennent des connaisseurs, c’est-à-dire des gens sensibles ; assez bien les critiques ; moins les reproches. Néanmoins, je ne cours pas après les retours de lecture. De toute manière, ils sont rares. Je travaille d’abord pour moi, l’écriture étant l’un de mes besoins essentiels, vitaux. Ensuite, il va de soi que toute mon œuvre s’identifie à une sorte de vaste hommage à l’humanité. Ce serait un euphémisme de dire qu’autrui y a sa place. Je brasse large, vous savez : les quelques échos que donnent des lecteurs à mon travail, je le prends en compte comme de l’information, que je stocke, comme tout le reste. J’ai toujours besoin d’informations, quelle qu’elle soit. J’accumule les données, en quelques sortes. Mais des données sensibles : des émotions, des comportements, etc. Ensuite, j’effectue un tri. Ce tri s’effectue naturellement en moi, c’est très pratique. Je garde les morceaux qui me plaisent – parfois, ce sont les bas morceaux. Tout peut être utile, un jour ou l’autre, pour ma création.
A.-S. L. B. – Cela explique-t-il votre étonnante facilité d’écriture ? Votre rythme de création est élevé, et ce, dans différents domaines.
M. H. – Oui, certainement. L’écriture ne se réduit pas au temps passé à mon bureau (quel que soit le nom que prenne ce bureau). Elle est sans cesse en mouvement à l’intérieur de moi. Mon corps sait qu’il s’agit d’une priorité pour lui, si bien qu’il y a toujours une partie de son énergie en activité pour l’écriture. (Je suis à moitié présent dans la réalité, et à moitié dans l’imagination). Là encore, je rassemble tout un tas d’informations, de sensations – c’est donc une même chose. Ces incessantes synthèses intérieures peuvent être fatigantes, mais elles font partie du prix à payer pour progresser dans mon art – je veux dire : dans le chemin de ma vocation. Ainsi, lorsqu’il s’agit, techniquement parlant, d’écrire, eh bien je suis presque toujours prêt, ce qui a à se dire se dit, avec une certaine fluidité. Vous pouvez me donner un crayon et une feuille, là, maintenant, je me mettrais sans hésitation à rédiger un récit, un poème ou une scène, ou autre chose. J’ai fait le gros du travail en amont, si vous voulez. L’écriture vient en bout de course, chez moi. Je dois dire que c’est assez exaltant. Constater le bon fonctionnement de cette capacité représente une abondante source de joie. A contrario, bien sûr, ses disfonctionnements sont très déstabilisants. 
A.-S. L. B. – En quoi consiste cette activité intérieure ?
M. H. – Je vous l’ai dit : c’est une activité inconsciente ininterrompue, aussi énergivore que fructueuse. Il m’a fallu des années de discipline, de persévérance et de patience pour installer solidement ce processus en moi. Je fais feu de tout bois. Les plus humbles scènes de la vie quotidiennes me sont utiles. Un oiseau qui vole. Une parole de comptoir. La couleur d’une pierre. Ce feu brûle sans fin en moi, il me suffit de veiller à l’alimenter suffisamment. C’est un culte voué à Vesta. Pour le dire plus simplement encore : je cultive ma sensibilité comme mon bien le plus précieux. Maintenant, cette mécanique subjective constitue la part la plus propre de moi-même, la plus personnelle. Or, l’écrivain que je suis, mais l’humain, aussi, ne peut se constituer qu’en œuvrant à devenir toujours plus personnel, original. En ce sens, cette mécanique est mon « chef-d’œuvre » qui se perfectionne tranquillement, que j’écrive ou non.
A.-S. L. B. – Vous n’avez presque exclusivement écrit que de la poésie pendant quinze ans, avant de vous lancer à corps perdu dans le théâtre. Comprenez-vous que cela puisse être déstabilisant pour les autres écrivains ?
M. H. – D’abord, je tiens à préciser que votre propos n’est pas tout à fait exact : j’ai commencé à écrire de la poésie en 1999, certes. Mais mon recours à la prose s’est rapidement développé : par l’écriture fragmentaire, d’abord – qui a été une grande histoire dans ma vie –, par le biais, aussi, de la poésie en prose, également, et ensuite par des proses inclassables, avant de courts récits. Sans compter les articles, entretiens, notes de lectures, etc. En d’autres termes, mon cas est encore plus grave que vous ne le présentez ! Mon rapport au style peut être considéré, en ce sens, comme l’histoire de mon rapport croissant à la prose. Et depuis quelques années, donc, en effet, le cher théâtre, l’éloge des voix passant dans les corps. Et des récits de moins en moins courts.
A.-S. L. B. – Vous ne répondez pas à ma question : certains de vos amis poètes ont été déconcertés par votre soudaine passion du théâtre.
M. H. – Oui, semble-t-il. Un collègue m’a même demandé si je ne craignais pas que mon travail poétique soit déconsidéré, vu mon engagement massif dans l’écriture dramaturgique ! Mais on ne choisit pas ! On suit la voix qui nous intime d’être mieux nous-mêmes, de jouer les instruments avec lesquels nous sommes les meilleurs, les moins malhabiles ! Je ne crois pas que ça retire quoi que ce soit à ma poésie. Je ne renie rien. D’ailleurs, il n’y a pas de cloisons : le théâtre n’est-il pas aussi poésie ? C’est ce que dit Olivier Py. C’est ce que disent aussi les grands maîtres. Les poètes doivent comprendre que ce n’est qu’un chapitre d’une même histoire. Un aspect d’une même passion dévorante. La notion de genre, voilà qui me déstabilise, moi ! Mes récits ressemblent à des contes, mon théâtre est souvent plus riche de poésie que certains recueils de poésie, etc. Il est vrai cependant que les poètes, plus que d’autres types d’écrivains, sont assez rétifs aux autres expériences littéraires. Pour une bonne raison – une raison bonne : ils sont manifestement les plus engagés dans la question du sens de la parole, dans l’exigence (actuellement si urgente) de régénération de la langue. La poésie, en effet, est proprement le fer de lance de la littérature, cette informe œuvre mondiale. Ceci dit, je ne vois pas trop pourquoi il faudrait accorder tant de crédit aux frontières génétiques. Les genres sont d’abord des catégories critiques, voire scolaires. Des grilles utiles d’un point de vue didactique ; mais ici inutiles et même dangereuses. Rien ne devrait se dresser devant la passion créative, le désir de dire, de la manière qu’on souhaite, de la manière qui souhaite être dite. Et chez moi, ces dernières années, c’est en particulier, c’est vrai, une voix dans la gorge des corps chancelant sur la scène théâtrale. J’ai trouvé là mon « instrument » propre, comme dit mon ami Jean Marc Sourdillon à mon endroit. J’ai choisi de persévérer dans l’exercice de cet instrument, l’écriture dramaturgique, qui m’a choisi. Il y a des poètes qui ne sont pas sectaires pour un sou, c’est heureux ! La plupart ne le sont pas, en fait. Par ailleurs, je ne néglige pas la poésie ou la prose. Et peut-être qu’un jour, je me détournerai du théâtre, et de la prose, et de la poésie, et de l’écriture toute entière, alors pour moi il sera trop tard pour rédiger mes mémoires.
A.-S. L. B. – La notion de « genre » ne vous parle pas.
M. H. – Non, la notion de genre encore moins que les genres eux-mêmes ! Radicalement, je crois qu’ils n’ont aucune espèce d’importance pour la création. Pour l’édition, peut-être. À peine pour l’école, n’en déplaise aux professeurs. Même à l’intérieur d’un « genre », il y aurait mille nuances à faire, des milliers de petits murs mesquins, coupants comme des rasoirs, à renverser. C’est aisé : ils sont de papier. En poésie, vous pouvez faire des vers, libres ou non, de la prose, du dessin, du théâtre, même, tout ce que vous voulez ! Croyez-le bien ! J’ai longuement travaillé dernièrement sur le recueil Raturer outre d’Yves Bonnefoy (étrangement négligé, alors qu’il est déterminant dans sa pensée poétique et un point culminant de son art), qui était un ami et un aîné des plus bienveillants. Eh bien, dans ce texte, il a ressenti le besoin impérieux de composer des sonnets (plus ou moins libres, par ailleurs), d’une grande pureté. La forme contrainte peut être la meilleure, dans certains cas, la plus propice à exprimer une vérité qui vous taraude, vous appelle de là où elle demeure, à distance. Une voix vous met au défi de relever le gant, de vous jeter dans l’enquête la plus incertaine. Cet incertain, ce non-déterminé, devenu si rare dans nos vies, est la source d’un grand bonheur.
A.-S. L. B. – encore cette fameuse voix intérieure.
M. H. – Oui, elle est mon principal interlocuteur. Elle doit le demeurer. C’est un alter ego qui me connaît mieux que moi-même. En vérité, il n’y a d’autre règle véritable, authentique, que celle de cette voix étrangère et familière qui vous appelle de là-bas pour susciter en vous le désir de dire. Cette voix réclame une forme expressive plutôt qu’une autre, voilà tout. Ou plutôt : elle vous met au défi de répondre à une question, suscite en vous le désir d’y répondre, et à vous de choisir le biais le plus propice pour y parvenir. Il suffit d’être assez libre pour accepter l’invitation, pour faire le pas de la danse attendu. Oublions tous ces petits murs, il y en a déjà bien assez ! Pensez que même au sein du théâtre, il y a mille possibilités expressives ! Le mot « théâtre », comme celui de « poésie », et de tout autre genre, et comme tout autre mot tout court, est un leurre, une apparence qui capte mal son objet, une simple allusion aux contours flous. Il y a des drames poétiques, des poèmes dramatiques.
A.-S. L. B. – Vous dites qu’il y a mille possibilités au sein même du théâtre, pourtant, le théâtre actuel semble presque tenir d’un seul tenant, il présente une certaine homogénéité. 
M. H. – Je ne vais pas vous mentir : je ne passe pas mes journées à lire la production théâtrale actuelle. Je suis fainéant et je manque cruellement de temps, de sorte que je privilégie ma propre production – ce qui ne m’empêche pas de réduire un peu ma naïveté par quelques lectures. J’ignore donc si le « théâtre actuel » (qu’est-ce au juste ? Je l’ignore) est homogène ou non. Cela m’étonnerait fort, d’ailleurs. Par contre, je peux témoigner de la vaste possibilité de cette voix magnifique qu’est le théâtre. Mon travail dramaturgique en donne, je crois, un petit aperçu – je veux dire : un échantillon montrant au moins que la diversité théâtrale se fiche des limites. 
A.-S. L. B. – Oui. Pouvez-vous nous dire en quoi ?
M. H. – Eh bien, nous sommes en avril 2017. À ce jour, j’ai écrit dix pièces, la plupart très différentes les unes des autres, sur les plans stylistique et formel.
A.-S. L. B. – J’ai lu récemment votre pièce Aux archives, parue en début d’année chez Édilivre. Elle me semble plutôt parente de la pièce Les Résidents, parue aux éditions Thot l’année dernière.
M. H. – Vous n’avez pas tort, je suppose. Ces deux pièces sont certainement les plus proches de toutes, à tout point de vue. Elles sont à lire en parallèle, éventuellement. Pourtant, elles ne se suivent pas dans l’ordre de ma création. Samson sur la colline, qui est une sorte de tragi-comédie de sensibilité « shakespearienne », les sépare (la pièce va paraître en fin d’année chez Thot). Vient ensuite (je veux dire, dans l’ordre de ma production), Patrocle, un poème épique en vers libres. Ensuite, La Glanée, un long drame romantique. Puis Voyage depuis l’inconnu, une causerie un peu absurde et aux accents ashkénazes, me dit-on. Puis L’Obscène, une véritable comédie burlesque. Ensuite encore, le très court Monologue Polyphème, en vers, avec lequel je reviens sur ma passion homérienne. Enfin, Des Hespérides, une pièce plus expérimentale, plus sombre, mais néanmoins burlesque. Viennent ensuite des piécettes très libres. D’autres projets sont en cours, Le Percepteur, typiquement contemporain, Polème, un grand poème épique, et Hors sang, un huis clos sombre. Et de nombreux autres patientent dans ma tête… Je construis un monde, je l’enrichis chaque jour.
A.-S. L. B. – J’ai retrouvé cet aspect comique dans toutes les pièces que j’ai lues. Est-ce important pour vous, le comique ?
M. H. – Oui, beaucoup. Ça fait partie de mon tempérament. J’ai toujours aimé imiter, jouer, mettre en scène, etc., aussi loin que je m’en souvienne. La mise en scène du comique pour contre la tristesse fabrique ce comique. Chez moi la tristesse est une anomalie, bien qu’elle ait couverte une grande partie de ma vie. On dirait que le comique est le fil conducteur de mon théâtre. Le comique constitue également un recours, un recours pour supporter l’horreur du monde humain, et pour transmettre ce sentiment de manière supportable. Par exemple, il est plus agréable et recevable (pour moi comme pour le lecteur-spectateur) de voir se débattre l’un de mes personnages avec les pensées qui le torturent sur un mode comique que sur un mode pathétique. Le comique, c’est aussi une arme rose pour attirer le lecteur, le provoquer à visage masqué. C’est que la confrontation de notre imaginaire avec la réalité est douloureuse… Je crois que les personnes sensibles au comique accèderont ainsi, dans mes pièces, à des niveaux de sens plus élevés. 
A.-S. L. B. – Vous parlez de la « réalité », mais les scènes que vous décrivez semblent le plus souvent imaginaires, voire fantastiques. En tout cas, assez improbables.
M. H. – Vous vous trompez, à mon avis. Mon esprit ne fait que retranscrire – non, représenter – la pénible réalité humaine. De manière encore assez douce, d’ailleurs – je suis moins cruel que d’autres, que des Thomas Berhnard ou des Heiner Müller, par exemple, sans me comparer à eux. J’ai l’âme sympathique. Néanmoins, j’espère que cela ne rend pas mon théâtre moins véridique (c’est une possibilité que l’on ne peut pas exclure). Nous sommes peut-être trop habitués à la violence, à la haine. Mon théâtre représente cette violence et cette haine, mais avec douceur, et de manière concentrée, comme l’exige la littérature. La violence s’en trouve déjà atténuée grâce à l’ordre du récit, l’enchaînement rapide de l’action. Les gens sont davantage choqués par les élucubrations animales d’un personnage sur scène que par le massacre de leurs semblables à mille kilomètres de chez eux, c’est ainsi.
A.-S. L. B. – Vous exagérez !
M. H. – Exceptés quelques anges égarés parmi nous, la meute humaine, eh bien, à mon avis, quand on regarde de près ce qu’il y a dans la tête des gens, ce n’est pas très beau à voir. Et c’est un philanthrope qui vous le dit ! Ou si : c’est grand et minable, beau et terrible à la fois. Et ça fait le bonheur des dramaturges. Je crois que les gens qui vont découvrir mon théâtre vont se reconnaître. Comme moi je me reconnais dans mes personnages. N’est-ce pas le but du théâtre ?
A.-S. L. B. – Pour en revenir au catalogue de vos pièces écrites ou en cours d’écriture, on dirait une sorte de lecture ou de relecture de l’histoire du théâtre !
M. H. – Ah ! Je n’y avais pas pensé ! C’est intéressant. Je ne sais pas. J’y faisais allusion : le caractère cathartique du théâtre traverse le temps ; assister à l’emprise des liens qui enserrent, ça libère. De toute manière, dès que je lis, j’ai envie d’écrire, ça n’aide pas. Et je relis beaucoup, toujours les mêmes œuvres.
A.-S. L. B. – Lesquelles ?
M. H. – Celles de Homère, Platon, Virgile, Chrétien, Shakespeare, Grimm, Kafka, Perse, entre autres.
A.-S. L. B. – Parlons un peu de votre manière d’écrire. Dans nos échanges préalables, vous me disiez que votre méthode est originale, que vous ne passez pas par l’étape des brouillons.
M. H. – Que ma manière d’écrire soit originale, oui, je l’espère, mais elle l’est au sens où elle m’est propre. C’est celle qui me convient. De toute manière, je ne l’ai pas choisie. Elle s’est imposée à moi, à force de faire confiance à ce que je suis ; j’ai juste eu l’intelligence (ou la modestie) de l’accepter.
A.-S. L. B. – Eh bien, en quoi consiste-t-elle ?
M. H. – C’est difficile à dire. Voilà comment cela se produit – car c’est comme si cela venait d’ailleurs ; en fait, cela vient d’un autre moi-même qui me connaît mieux que moi-même, comme je le disais, et que j’écoute avec l’humilité que j’évoquais. C’est mon moi intérieur que j’écoute et honore de cette écoute. Cela se produit ainsi : je poursuis la culture du champ de ma sensibilité, confiant dans ce lent travail anarchique, sans direction, qui est à mon sens la clé du statut d’artiste. Des intuitions remontent vers la conscience : sensations plus ou moins opaques, indicibles, d’un monde à dire, d’un aspect de mon monde intérieur à exprimer. Cela peut être une phrase, un vers, une situation, un titre, etc. Et je sais que derrière ce morceau de sens, sous cette partie immergée d’iceberg, demeure un vaste territoire à explorer, à dire. Cette opacité m’attire, un impérieux désir de dire me travaille. Je classe ce morceau de sens dans ma tête, parfois sur un carnet. Et un jour, j’y reviens : je m’assois à mon bureau et j’écris. C’est tout. 
A.-S. L. B. – Que voulez-vous dire par « j’écris, c’est tout » ?
M. H. – Eh bien, je m’assois, et j’écris : ça vient tout seul, je me fais seulement le scribe de cet autre moi qui sait. Je n’ai presque pas besoin de réfléchir. Moins je réfléchis, plus facilement ça s’écrit à l’intérieur de moi – plus ce qui est déjà confusément écrit accepte de prendre forme dans des mots. Je laisse remonter à la surface ce qui le désire naturellement. La joie vient de là : j’écris, ça vient tout seul, j’ai à peine à ordonner les choses et à les rendre lisibles selon les règles communes de la langue. C’est très spontané. L’impression d’une source qui coule, c’est tout à fait merveilleux, malgré les années ça ne cesse pas de me fasciner. Aucun souci stylistique ne me freine, ou si peu. À mon avis, cette méthode naturelle est la meilleure, c’est celle qui a le plus de sens, sans compter que c’est la plus productive. C’est ainsi. Ça ne s’apprend pas. On est seulement plus ou moins disposés à le comprendre et à le laisser advenir.
A.-S. L. B. – Mais les histoires, l’action que vous racontez dans un récit, une pièce, ou même un poème, vous devez bien l’anticiper, en prévoir le déroulement ?
M. H. – Non. Vous devez bien entendre ce que j’écris au sens strict : j’écris, ça s’écrit, je ne décide pas, tout vient naturellement, de manière extrêmement fluide, page après page, scène après scène, rapidement, sans que moi-même je ne sache ce qui va s’écrire, ce qui va se passer ! De sorte que je suis mon premier lecteur ; je découvre comme un lecteur lambda ce que j’ai écrit. Là réside certainement la véritable originalité de mon fonctionnement : fondée sur cette culture confiante de mon intériorité, et bien sûr soutenue par un minimum de savoir-faire technique, une parole d’une grande cohérence nait dès que j’écris, quel que soit le contexte ou mon état.
A.-S. L. B. – Ça paraît extraordinaire, surtout lorsqu’on commence à pénétrer la trame de vos textes, qui paraissent tellement structurés !
M. H. – C’est ainsi, pourtant. Le savoir-faire et la structure sont là d’emblée, la création se développe dessus. Tout est orienté en moi pour permettre la réalisation la plus libre possible de la création. Ce point est crucial. Ne pas entraver cette liberté, qui est déjà contrainte par le manque de temps et la langue, ce moyen nécessaire qui est aussi un « leurre », comme dit Bonnefoy, telle est la priorité absolue. Vous imaginez bien que dès lors, les questions formelles paraissent ridicules !

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