Marie-Hélène Prouteau, Masque kanaga et autres poèmes

Trois poèmes de Marie-Hélène Prouteau, publiés en mars 2017.

Masque kanaga

Quiétude au jardin sur la table le livre Poèmes du poète ivoirien Bernard Dadié
à côté la petite fille d’une amie
ses yeux glissent sur le logo de l’éditeur Présence africaine
figure en double croix qui l’emmène crayon en main
sur un chemin visible d’elle seule
qu’est-ce que tu dessines ?
toi avec les béquilles.
Ce masque Kanaga d’un homme debout
découvert il y a longtemps dans un livre de Marcel Griaule  
je me souviens de l’étrange Renard pâle.
On sourit de ce double de soi
qui relie aux esprits de la parole claire des grands sages
sublimation des béquilles dans le monde analogique d’une petite fille.
Temps venu de raconter une histoire de ce pays où les hommes
sont les parents des animaux des rochers et des arbres
c’était au temps où le ciel était très proche de la terre
les femmes dogons décrochaient les étoiles pour les donner aux enfants
quand ils n’avaient plus envie de jouer les mères reprenaient les étoiles et les replaçaient dans le ciel.
Elle rit comme si son ancêtre était une antilope ou un guépard
au fond de lui chaque enfant est animiste l’âme à hauteur des légendes
et doucement elle va et vient rêveuse vers la glycine.
Le silence au jardin promesse de voyage en poésie
c’était la belle année 1971
 dans la librairie Présence africaine
l’affiche de Picasso 1956 visage nègre
pour le congrès des écrivains africains 
on lisait les poètes Senghor Césaire Depestre Glissant et les livres d’ethnologie
des heures à accueillir l’enchantement
sur le chemin du lycée étudiante à Fénelon
au quartier latin il y avait quatre choses que l’on aimait
la librairie la Seine la statue de Montaigne la devanture du Vieux Campeur
et une musique « Mon pays » de Gilles Vigneault
entendue au Théâtre de la Ville.
Lectures nomades pour cœur empli de tout
« Mon pays c’est l’hiver » emmenait au Canada
avec The Immigrant l’ancêtre breton parti jadis
et le masque Kanaga vers d’autres lointains
 les hautes falaises du pays dogon.
Petites pensées amusées d’aujourd’hui
par la simple magie d’une parole enfantine comment dire ?
On se fait totem vivant
corps-kanaga
le défaut physique soudain nimbé de la grâce d’une légende.
Merveille cette force vitale le nyama
 de la terre et celui de la jambe
qui circulent s’échangent dans l’empreinte au sol
merveille la transaction du « Grand Masque »
qui donne force au grand tout
la vie revient 
plus forte encore
et je crois bien que je danse.

Poème inédit

Madame Keravec

C’est un peu après l’exposition « En guerres », au Château des Ducs de Bretagne.

Si violent, le choc qui s’impose à la lecture de cette légende : « Madame Keravec, quatre fils tués à la guerre de 1914-1918 ». Un couperet qui glace subitement toute pensée. Cette terrible histoire ne lâchait plus. Il fallait en savoir plus. Rechercher et rencontrer sa petite-fille. Il y a des destins qui ensorcellent par le feu noir qui brûle en eux.

Démence de l’Histoire qui a permis ça : le meurtre accompli d’une mère.

On se prend à imaginer l’année 1914, cet avis qu’elle reçoit par trois fois, qui fait entrer le malheur à la maison. Insupportablement. Le souffle coupé, le corps tout entier foudroyé devant le courrier bref, froid, porteur de catastrophe. Noire Annonciation. Ne plus jamais les tenir dans ses bras ? Le mari malade, atteint de tuberculose, se mure dans son silence.

Elle, il lui faut bien se remettre à vivre. Malgré la mort. Tellement là, la mort. Madame Keravec habite le quartier Chantenay et travaille aux bateaux-lavoirs. Alors on devine. L’attente. L’espoir pour le dernier fils. Peut-être y aura-t-il une lettre de lui ? Quatre ans que ça dure. Et voilà qu’un nouvel avis vient dire qu’il est mort des suites de ses blessures. La même année, le mari de Madame Keravec meurt.

Cette mère des douleurs, Marie-Anne Keravec, a perdu André, en 1914, à Fère-Champenoise. Jacques, en 1914, à Zonnebeke. Pierre, en 1914, à Erbéviller-sur-Amezule. Boniface blessé, meurt à Quimper en 1918.

Saisons à vie des douleurs.

Tués pour des raisons qui échappent à Madame Keravec ; les appétits féroces des empires, le mécanisme des alliances, l’implacable géopolitique, elle ne sait pas ce que c’est. C’est loin la Fère-Champenoise et Zonnebeke ? Ça fait une longue route vers Erbéviller ?

Tout ce qu’elle sait, c’est que ses quatre garçons, on les lui a arrachés. Et que sa vie, on l’a détricotée à l’envers. On lui a défait son ventre rond, on lui a défait ses accouchements. Comme si ces quatre corps de nouveau-nés n’étaient jamais passés entre ses jambes.

Là-bas, quelque part vers les frontières belges, allemandes, il n’y a plus ni buissons ni bois, ni forêts.

Et l’âme humaine, peut-on la reboiser ? Celle de Madame Keravec est dévastée.

Quatre obus pour une vie chavirée de peine et de silence.

Extrait de « La ville aux maisons qui penchent »
La Chambre d’échos,
Paris, octobre 2017.

Le rire de la mer

 

Dans ma poche, le carnet où je prends des notes. Ces lignes de Matisse : « À force de voir les choses, nous ne les regardons plus. Nous ne leur apportons que des sens émoussés […] Turner vivait dans une cave. Tous les huit jours, il faisait ouvrir brusquement les volets et alors quelles incandescences ! Quels éblouissements ! Quelle joaillerie ! »

 

Nous avons tous un lieu familier dont il faut par moments ouvrir les volets. Juste un instant alors, le regard invente le monde. Juste un instant alors, le cheminement du désir irrigue nos vies.

 

Ce lieu familier, pour moi, c’est la petite plage. J’y ai vécu selon les déplacements des vacances, par intermittence. L’éclipse d’une présence. À la fois et indistinctement, toujours réelle, toujours rêvée. L’imagination jouait à cloche-pied dans cet entre-deux. Une chance pour voir les choses autrement qu’à travers le regard de la vie ordinaire. Ce qui attise le manque est un aiguillon.

 

La distance a du bon, elle préserve le sacré.

 

Mystérieuse tension où l’absence séduit la présence. L’empreinte de la petite plage en est cent fois plus tenace. Comment dire ce qu’elle a transmis ? Elle donne, généreusement, à sa manière rugueuse et tendre. Ses leçons d’énergie continuent d’opérer sans réserve, continûment. Une manière de code intérieur imprimé dans l’esprit, dans les sens. Une tournure de l’âme.

 

Au large, le surfeur encore. À chaque vague, tel une boule élastique, on le voit surgir, décollé des appuis et assises de ses membres, délivré de la pesanteur. Oublieux de l’Homo erectus, il se transforme en un ludion empli de virtualités. Corps solidaire de la vague dans un mouvement de lutte et de séduction à la fois.      

 

Depuis la première adolescence quand la maison du bord de mer a été vendue, je suis sans résidence ici. Mais pas sans demeure.

 

Après toutes ces années, toujours le même appétit de vagues, d’iode et de rochers. Appétit plutôt que faim. C’est l’acte de se porter vers quelque chose de vital, d’essentiel et cela s’est tramé il y a longtemps. La petite plage est l’épicentre naturel indéfiniment revisité.

 

Ce sentiment de la demeure est ancré si profondément que j’ai l’impression que je pourrais habiter la petite maison du douanier dans les rochers et que rien, ni personne, ne pourrait venir m’en déloger.

 

Demeurer, c’est habiter un lieu et habiter un temps. Un temps qui n’est pas uniquement le présent. Un lieu qui n’est pas uniquement un espace.

 

François Cheng parle de « sentiment-paysage » pour dire la connivence entre l’esprit humain et l’esprit du monde. Oui, s’il y a une joie à communier ici dans la beauté des choses, elle a un goût de force sauvage et douce à la fois. C’est un champ d’attentes et de tensions que ce lieu a ouvert en moi. Des poussées de vie ininterrompue travaillent de même façon l’affolement des oyats, les gesticulations des tamaris, les passes d’armes du vent. L’énergie catapultée par les vagues gonflées d’écume, je la sens passer au plus profond.

 

 

Extrait de La Petite plage, Editions La Part Commune, 2015.
Le titre « Le rire de la mer » est emprunté à Mario Luizi

 

Présentation de l’auteur

Marie-Hélène Prouteau

Marie-Hélène Prouteau est née à Brest et vit à Nantes. Agrégée de lettres. DEA de littérature contemporaine.
Elle a enseigné vingt ans les lettres-philosophie en classes préparatoires scientifiques. Elle recherche l’échange avec des créateurs venus d’ailleurs (D.Baranov, Les Allumées de Pétersbourg) ou de sensibilités artistiques différentes (plasticiens Olga Boldyreff, Michel Remaud…).
Seule ou avec d’autres, elle a organisé plusieurs conférences, (autour de Jean-Pierre Vernant, Michel Chaillou, Josyane Savigneau…). Et animé des Rencontres « Hauts lieux de l’imaginaire entre Bretagne et Loire » chez Gracq, participé aux Rencontres de Sophie sur l’art et les autres.
 
Marie-Hélène Prouteau
Ses premiers textes portent sur la situation des femmes puis sur Marguerite Yourcenar. Elle a publié des études littéraires, trois romans, des poèmes et des ouvrages de prose poétique.
Elle écrit dans Terres de femmes, Terre à ciel, Recours au poème, La pierre et le sel et Ce qui reste (Lettre ouverte à Asli Erdogan).
Son livre La Petite plage (La Part Commune) est chroniqué sur Recours au poème par Pierre Tanguy. Elle a participé à des livres pauvres avec la poète et collagiste Ghislaine Lejard. Et réalisé Nostalgie blanche, un livre d’artiste avec le peintre Michel Remaud.
 

Autres lectures

Marie-Hélène Prouteau enchante Nantes

Née à « Brest même » mais profondément Nantaise, la bretonne Marie-Hélène Prouteau quitte « la petite plage » nord-finistérienne décrite amoureusement dans un précédent livre (éditions La Part Commune) pour nous parler de sa ville d’adoption, cette « ville aux maisons qui penchent » [...]

Par |2018-01-26T21:35:35+01:00 26 janvier 2018|

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Olivier Rolin, Tigre en papier

Comment présenter Tigre en papier d’Olivier Rolin,  sinon comme le récit d’une conscience se mirant dans le rétroviseur d’une époque ? L’expression qui lui donne son titre est l’une de ces métaphores dont Mao Zedong avait le secret. Par là il désignait les ennemis de la révolution, ces nations capitalistes dont il mesurait toute la fragilité. C’est cette passion révolutionnaire qui est le moteur de ce roman assez exceptionnel. Véritable religion pour une partie de la « génération 68 », elle devait assez vite, braise peu à peu  devenue cendre, entrainer des lendemains qui déchantent : échecs, désillusions, suicide ou embourgeoisement. Ses adeptes l’avaient pourtant épousée avec la ferveur des nouveaux convertis. C’étaient, pour la plupart, des jeunes gens qui se sentaient à l’étroit dans leur milieu d’origine. Certains étaient riches, la plupart étaient pauvres et prêts à toutes les aventures.  La cause du peuple, le journal créé par Roland Castro puis dirigé par Jean-Paul Sartrefédérait leurs aspirations au grand chamboulement. Tous avaient en commun la critique impitoyable de la société occidentale et, peut-être plus encore, la volonté secrète de se façonner un destin :

« On voulait trop avoir des destins. Eh bien, on a eu des destins de Pieds Nickelés. La tragédie se répète en comédie, et à trop vouloir du drame on écope d’une farce. C’est l’ironie du sort. ». (page 173).

Olivier ROLIN, Tigre en papier

Olivier ROLIN, Tigre en papier, éditions du Seuil, 2002, 272 P., 18,30 €.

Voilà pour le contexte. Mais un roman n’est pas qu’une dissertation, c’est aussi une construction stylistique avec des personnages qui lui donnent son épaisseur. Ceux-là s’appellent Gédéon, Judith, Chloé, d’Angelo, Fichaoui- dit Julot, Jean d’Audincourt, Juju, Amédée, Roger le Belge, Momo Mange-serrures, Reureu l’Hirsute, la Chiasse, Pompabière, Klammer…Des durs, des fragiles, des idéalistes, des débrouillards, des indécis. Avec eux et leurs histoires singulières, nous remontons le temps, nous revisitons cette France un peu terne des années 70, ses bistrots, ses banlieues et ses usines bouillonnantes. Et c’est avec amusement que nous suivons les tribulations de ces pèlerins maoïstes qui se rendaient à Pékin dans l’espoir d’y apercevoir le Grand Timonier de la Révolution.

Le choix du lieu n’est pas moins significatif. Cette confession générationnelle, le narrateur la fait au volant d’une automobile -  là où, précisément, l’immobilité et le mouvement se rejoignent. Il a, à son bord, une très jeune fille, Marie, qui recueille avec plus ou moins d’attention ses propos désabusés. Elle n’est autre que la fille de « Treize », l’un de ses anciens frères d’armes (depuis décédé), l’auteur de l’unique photo qui rassemble les membres du groupe, le seul à ne pas y figurer, aussi… Marie a pour elle la jeunesse et la beauté et son vieil ami, tout en se contenant pour des raisons vaguement éthiques, n’y est pas insensible. Mais priorité à la transmission. Ensemble, ils traversent nuitamment des périphériques et des agglomérations colonisés par la signalétique industrielle et routière. Comme, page 15 : « 300 M, CRETEIL MARNE-LA VALLEE METZ NANCY QUAI D’IVRY PORTE D’IVRY ». Car cette errance dans la mémoire de ces années  obsédantes est aussi une plongée dans l’inconscient structurel de  notre urbanité.

On se laisse vite porter par la prose faussement parlée d’Olivier Rolin, ses tournures populaires, son humour et ses très nombreuses références, tant littéraires qu’historiques. Si L’invention du monde se voulait l’impossible compte-rendu d’une journée dans la vie de la planète (le 21 mars 1989), Tigre en papier, plus modestement, s’attache aux itinéraires chaotiques d’une poignée d’individus, surgeons d’une génération particulièrement turbulente. Un pari largement gagné, même si sa beauté formelle n’a d’égale que l’amertume qui s’en dégage.

 




Jacques Goorma, Tentatives

Jacques Goorma n’a cessé de parcourir les espaces ouverts par une expérience océanique de son enfance, relatée dans Le Vol du loriot : « Un gigantesque tourbillon me fait basculer et tomber dans le ciel. Dans le même mouvement, son immensité s’engouffre en moi.  »  Elle est évoquée çà et là dans ce nouveau recueil, dont le sous-titre indique que le poète tente des regards sur l’inconnaissable – quatre-vingt-dix poèmes intensément condensés.

« Connaître : Avoir dans l’esprit un certain objet de pensée bien saisi dans sa nature et ses propriétés ((Henri Bénac, Dictionnaire des synonymes.)) ».

L’inconnaissable est donc ce qui ne peut pas être un objet dans un esprit. Autrement dit, l’effacement de la distinction esprit-objet en une pure « perception » globale :  

ce geste intérieur
infime et foudroyant

retourne la conscience
vers sa source

doit-on nier
ce qu’on ne peut saisir ?

Jacques GOORMA, Tentatives, Les lieux dits éditions, 2017

Jacques GOORMA, Tentatives, Les lieux dits éditions, 2017

Il importe de comprendre que le ravissement de l’enfant n’est qu’une manifestation impressionnante de ce retournement de conscience. Car sa forme « ordinaire » est en fait la base permanente de notre être, « notre véritable nature », que sa simplicité même nous dérobe : « Quand vous êtes absorbé dans une activité, quelle qu’elle soit, sentez-vous un ego quelconque ? », demande Swami Prajnanpad ((Daniel Roumanoff, Swami Prajnanpad, un maître contemporain.)).

Ce qui est souvent nommé  « notre véritable nature » est pour Jacques Goorma le séjour : « On ne peut sortir du séjour, mais on peut l'oublier, l'ignorer, être dans la confusion. Personne ne peut l'obtenir, car il réside où il n'y a personne, mais on peut disparaître et naître dans sa lumière.  On ne peut qu'être le séjour. ((Le Séjour. José Le Roy (eveilphilosophie.canalblog.com/) consacre plusieurs billets à l’auteur, qu’il rapproche de Douglas Harding et de sa « vision sans tête ».)) »

Pas question de le décrire – « autant demander aux nuages / de parler du ciel ». Seule voie, peut-être : « décrasser / la parole // racler / le silence » pour le laisser vibrer. Cette  « folle tentative » - parfois nommée « tentation » - ne semble donner que de « pâles reflets », et le dernier poème exprime une aspiration presque douloureuse. Comment en serait-il autrement ?  Toucher l’espace ne se peut et « l’immensité que nous sommes » s’est déjà évaporée - laissant la trace qui ensorcèle notre réceptivité :

un mot
me cloue

sur le mur impalpable
de ma nuit

quelque part
dans l’inétendu

Présentation de l’auteur

Jacques Goorma

Jacques Goorma a publié une quinzaine de recueils aux Éditions Fagne, Rougerie, Lieux-Dits, Le Drapier et Arfuyen, ainsi que de nombreux textes en revue. Il a également réalisé des livres d’artistes, des lectures, présenté des conférences et des émissions de radio. Responsable de l'édition de l'œuvre de Saint-Pol-Roux chez Rougerie et Gallimard, directeur de collection aux Éditions Lieux-Dits, initiateur des poétiques de Strasbourg, il a animé des ateliers de poésie dans les prisons durant plusieurs années. Actuellement, il se consacre à la promotion de la poésie francophone et européenne, en tant que Secrétaire Général de l’Association Capitale Européenne des Littératures. Il figure notamment dans :

  • Histoire de la littérature européenne d'Alsace, (Presse Universitaire de Strasbourg, 2004),
  • Anthologie poétique 2005, (Seghers, Paris 2006),
  • Poètes aujourd'hui : un panorama de la poésie francophone de Belgique, Anthologie de Yves Namur et Liliane Wouters, (Le Taillis Pré et Le Noroit, 2007),
  • La poésie c’est autre chose, 1001 définitions de la poésie, de Gérard Pfister, (Arfuyen, 2008),
  • Poésie de langue française, 144 poètes d’aujourd’hui autour du monde,
  • Anthologie, (Seghers, 2008), L’Arbre du veilleur, de Jean Royer, Le Noroit, 2013
Jacques Goorma

On trouvera sur ce site plusieurs poèmes, ainsi qu’une belle analyse de Muriel Stuckel  : « Jacques Goorma : une po-éthique du dépouillement lumineux ».

Recueils de poésie

  • Peau-pierre, Henry Fagne, 1975
  • Réveil, Henry Fagne, 1978
  • Lucine, Rougerie, 1984
  • Nue, Rougerie, 1987 
  • Signes de vie, Eaux-fortes de Germain Roesz, Les Lieux Dits, 1994
  • Lux Claustri, Gravures de Sylvie Villaume, 400e anniversaire de Jacques Callot, Nancy 1994
  • Orage, Rougerie, 1994 (Prix de L'Académie des Marches de l'Est)
  • Papier à fleurs, Livre d'artiste avec Sylvie Villaume, 1997
  • La chambre aux nuages, Les Lieux-Dits, 1997 
  • À, Le Drapier, 1999 (nouvelle édition chez Arfuyen en 2017, sous le titre À, Hommages, adresses, dédicaces
  • Lucide silence, Les Lieux-Dits, 2000
  • Parfois, livre CD, Le Drapier, 2002
  • Le vol du loriot, Éditions Arfuyen, 2005
  • Carnet d'éclairs, dessins de Germain Roesz, Lieux-Dits, 2006
  • Le Séjour, Éditions Arfuyen, 2009
  • Irrésistible, Les Lieux-Dits, 2015
  • Tentatives, Les Lieux-Dits, 2017.

Il a aussi écrit des pièces de théâtre, et des études sur Saint-Pol-Roux.




Roselyne Sibille, Lisières des saisons

Une écologie poétique de l’instant

Le nouveau recueil de Roselyne Sibille invite à un parcours en cinq étapes – d’une vie humaine, d’une vie de femme, d’une méditation poétique et spirituelle –, chacune commençant par un poème-liste consacré à un élément de la nature : le poème-liste des papillons inaugure le temps de l’enfance ; celui des herbes folles préfigure le temps de la jeunesse ; la liste des oiseaux annonce le temps du ventre qui s’arrondit ; le poème des fleurs sauvages instaure la période de la perte ; et le poème-liste des arbres ouvre le temps de la maturité.

Assurément, la matière de ce recueil, c’est bien la vie de l’auteur. Mais Roselyne Sibille présente moins les événements eux-mêmes que l’expérience de ces événements, moins les faits que la méditation qu’ils induisent au creux de la poésie, moins une écriture autobiographique que la pesée exacte du retentissement intérieur des choses.

Lisières des saisons rejoint le lyrisme tempéré et critique dont Jean-Michel Maulpoix s’est fait le héraut. S’il s’agit de saisir au plus près ce qu’éprouve le sujet, émerge alors une certaine circonspection à l’encontre du langage poétique. Le langage permet de donner une forme à l’expérience, les mots saisissent la fluence de la vie ; mais cette saisie est aussi figement et pétrification, ainsi que le rappelle le poème « Dans le néant ou le tonnerre » (pp. 60-61) :

Nous leur demandons de bâtir nos vies
Comme si les matins n’effaçaient rien

Nous les figeons            fragiles
Perdus dans l’abstraction

 

Roselyne SIBILLE, Lisières des saisons

Roselyne SIBILLE, Lisières des saisons, Bordeaux, Les Éditions Moires, collection « Clotho », mars 2017, 125 pages.

Quand joyeuse est la vie, une manière de saisir le mouvement de la joie consiste à mobiliser un langage poétique varié, ludique, chantonnant parfois. Dans les premières sections du recueil, s’entremêlent des poèmes brefs et des formes longues ; et s’y donnent à entendre des jeux sonores et des sortes de refrain, ainsi que des rythmes anaphoriques et des créations de mots. Contre le langage qui pétrifie, le poème est une solution. Parfois aussi, s’élève discrètement la musique de l’alexandrin. On en trouve çà et là, dans la forme du tétramètre le plus régulier qui soit, pour ouvrir ou clore le poème :

Ton regard tourbillonne et s’oppose au ressac (p. 17)

Sur le bord d’un canal où s’écoulent les algues (p. 24)

Je porte mon enfant et des boucles d’oreille (p. 51)

Le langage est aussi inexorablement inadéquat pour dire la douleur de la perte, la dilacération de la souffrance :

On porte un collier           un cœur en pendentif
On se méfie des mots

[…]

On aurait tant à dire s’il nous fallait parler (p. 67)

L’expérience de vivre comporte ici son pendant, son penchant à la réflexion sur le temps qui fuit, et même une meditatio mortis, qui évoque les vanités baroques et les crânes qu’elles mettent en scène : « ton crâne est ouvert » (p. 92), « les appuis sur mon crâne » (p. 99). Le poème dit alors le « rien nu » (p. 59)

Comment écrire des poèmes quand la vie est ainsi rongée, ainsi vrillée ?

On cherche où est le chant à travers le ciel froid  (p. 80)

Et pourtant, le poème de la page 90 vient réaffirmer le pouvoir du poète ; car s’il porte « les tourments qui n’ont pas été chantés », il « invente l’unique mot dérobé aux brindilles ». Le lyrisme est ici humble. Ce n’est pas le chant du rossignol qui en est le symbole, mais le tireli de l’alouette. Une autre image pour dire la voix du poète est la flûte grêle (p. 38).

Alouette ou flûte, que reste-t-il au poète, ainsi parvenu au bout du dénuement ?  - À « goûter le temps », ou plutôt, à se poser la question :

Aurons-nous su goûter le temps ? (p. 55)

Et le poète de continuer, dans le même poème :

Aurai-je regardé la couleur des poivrons
les boutons de rose par la fenêtre
les pétales safran
et les branchages entrecroisés en toiture inutile ?

L’extrême dénuement intérieur et le carpe diem sont deux éléments d’une même méditation. Le carpe diem est ici à prendre à la lettre. Le recueil de Roselyne Sibille propose une poétique de l’humilité, qui permet de faire une place en soi au goût de la nature. Le langage poétique permet de dire l’accord profond de l’être nu avec la nature. Sous la plume de Roselyne Sibille, le poème tend, de manière ludique, à l’enregistrement sonore des voix de la nature. Par exemple, le poème « les nuages gris glissent » retranscrit joyeusement le chant d’un oiseau. Plus largement, le poème tend à la saisie de l’expérience humaine de la nature. À cet égard, Lisières des saisons comporte une dimension profondément écologique. S’y donne à entendre que l’esprit de l’homme, non seulement son corps - ses poumons et son estomac -, a besoin de la nature. Les retrouvailles avec la nature sont en réalité des retrouvailles avec soi.

La poésie de Roselyne Sibille mobilise discrètement tout un héritage poétique occidental et le fond dans son recueil. Il est curieux d’observer qu’elle rejoint aussi par certains aspects, et de manière précise, la poésie persane. Omar Khayyâm écrivait jadis :

Les roses et les prés réjouissent la terre.
Profite de l’instant : le temps n’est que poussière,

leçon qu’a méditée Abbas Kiarostami, comme il a eu l’occasion de le souligner lui-même et comme on peut le voir dans son film Le Goût de la cerise. L’instant présent, savouré avec intensité, a la profondeur de l’infini. À la fin de Lisières des saisons, le poème :

Dans mon bol de thé vert
mimosa            peuplier        platane
se mirent

Je les bois
avec le ciel,

énonce concrètement cette leçon. La coupe ou le bol qui recueille une image de l’infini, c’est là un motif cher à la poésie persane, repris par Abbas Kiarostami dans ses propres poèmes. Parfois, les mystiques issues de traditions différentes se rejoignent. Il semble bien que cela vaille aussi pour la poésie.

Présentation de l’auteur

Roselyne Sibille

Roselyne Sibille est née en 1953 en provence  elle vit. Géographe de formation, bibliothécaire. Elle est écrivain de voyages et poète

Elle co-crée avec de nombreux artistes, fait des lectures musicales et participe à des expositions.
Ses poèmes ont été traduits en anglais, allemand, espagnol, italien, tchèque, écossais, et en quatre langues de l'Inde (hindi, bengali, tamil, manipuri).

Bibliographie

  • Au chant des transparences - Lavis de BANG Hai Ja  - Éd. Voix d’encre - 2001
  • Éclats de Corée  in Anthologie Triages - Éd. Tarabuste - 2002
  • Versants – Préface Jamel Eddine BENCHEIKH  - Éd. Théétète - 2005
  • Préludes, fugues et symphonie - Ed. Rapport d’étape - 2006
  • Tournoiements - Éd. Champ social - 2007
  • Un sourire de soleil - Photos Hélène SIMMEN - Trad. Masami UMEDA - Edition japonaise bilingue - 2007
  • Par la porte du silence - Peintures BANG Hai Ja - Trad. Michael FINEBERG / MOON Young-Houn - Edition coréenne trilingue - 2009
  • Lumière froissée - Encres Liliane-Ève BRENDEL - Éd. Voix d’encre - 2010
  • Implore la lumière, peintures de Sylvie Deparis, Éditions SD - 2011
  • L'appel muet, Éditions La Porte - 2012
Roselyne Sibille

Publications en revue

  • 1998 - Éclats de Corée - Revue Culture coréenne49 et 50
  • 2003 - Trois jours d’avant-printemps au temple des sept Bouddhas - Revue Culture coréenne n°64
  • 2010 - in Anthologie poétique « Terres de femmes »
  • 2010 - Calmes aventures au Pays du Matin Calme - Revue Culture coréenne n°80
  • 2011 - Les points cardinaux du temps - Revue Terre à ciel
  • 2011 - L'Ombre-monde - extraits (traductions en anglais) - Revue Pratilipi
  • 2011 - Les marchés de Corée : un présent multiple - Revue Culture coréenne n°84
  • 2012 - L'Ombre-monde - extraits (traductions en anglais) - Revue Asymptote
  • 2012 - Entre sable et ciel - Revue Qantara n°85 (Institut du monde arabe - Paris)




Claude Albarède, Le Dehors Intime

C'est au plus près du silence de la réflexion qu'écrit Claude Albarède. Non parce qu'il se réfère au silence et ce, dès le début de Dehors Intime ("Marcher à pas lents / pour prononcer / la solitude et le silence"), mais bien parce qu'il sait que "…la poésie / si confuse de loin / et de près si troublante" se laisse toujours saisir. Le poème parfois n'a pas de fin grammaticale (p 21) ou bien le lecteur se demande-t-il s'il s'agit d'un long poème ou de poèmes qui se côtoient… À moins que ce ne soit la question posée de pure forme qui n'appelle pas de réponse (p 22)… La poésie est un flux ininterrompu, comme la marche dans la campagne ou alors il s'agit d'une "invention de mémoire". Le ton est élégiaque à souhait, l'approche du réel circonstanciée. Seul semble compter le paysage naturel ou bâti par les hommes ; même un poème dédié "à la mémoire des copains disparus" glorifie-t-il sans ambages le paysage. Peut-être la raison est-elle à chercher dans la volonté d'Albarède à traquer l'absence dans ses poèmes ; n'écrit-il pas (p 31) "Si le poème nous échappe / Présent d'absence est un beau titre". C'est que le poète avance "vers des formes sans corps" (p 37). Les mots trajet, marche, passage, arpenter sont fréquents tout comme l'obsession de "l'échec de dire" qui transparaît, mine de rien, dans chaque poème du recueil.

Claude Albarède, Le dehors intime,
L'Herbe qui tremble éditeur, 128 pages, 16 €
Peintures de Marie Alloy.

Albarède est un mystique sans dieu qui se laisse envahir par le paysage campagnard dans lequel il vit. Il note au début d'un poème : "On ne sera emporté / que par le paysage / vers des confins vertigineux". Le vertige naît du paysage (et de sa contemplation), non d'une quelconque transcendance. Et pour faire bonne mesure, quelques pages avant (p 58), il dit son goût de la chair dans un texte dédié à Christiane à mots retenus, un poème qui désigne les rondeurs du corps dans la chambre haute. Mais le plus captivant est de constater combien l'écriture poétique est "contaminée" ( ? ) par le paysage : le poème attend "que retombe l'essor / […] // pour pierrer son silence / et serrer l'écriture / d'un caillou dans la main" (p 76). Albarède est l'homme d'un lieu, d'un paysage ; il s'identifie au pays natal à tel point que, parfois, le lecteur hésite à mettre un nom sur le JE qui prend la parole dans le poème : le poète ou le Causse (p 81) ? C'est là qu'on se souvient du déraciné que fut Albarède qui dut quitter son Causse pour exercer dans la grande ville. Comme on connaît son amour pour ses ancêtres vignerons ; comment s'étonner alors de ces paysans qui montent à la vigne "avec le rêve à gagner // pour en faire / au goulot / cet automne / le contre-poids / du sang d'encre" (p 83) ? Faut-il le rappeler, le sang d'encre, c'est le souci, l'inquiétude, voire l'angoisse…

Albarède n'oublie pas ses racines, il ne condamne pour autant la modernité. Et il continue à peupler ses poèmes de villageois(e)s qui les traversent et qui sont atypiques par les temps qui courent. Ces êtres ont trouvé leur juste place entre les pierres et les sources, entre les ronces et les orfraies "et murmure(nt) trois mots / sans rompre le silence". Belle contradiction : Albarède n'en finit pas pas d'explorer l'intime au moyen de vers comptés (le plus souvent) et non rimés (tout aussi souvent), de regroupements strophiques menés irrégulièrement. L'ancien et la modernité réconciliés ?




Dominique Hecq : Archive Fever / Mal d’archive et autres poèmes

Archive Fever Making Tracks

the arkhē appears in the nude Jacques Derrida

You are I am a tracker bent crouched close to the page ground looking
for traces and signs that sense you has have passed this way

You sniff sniffing for the scent of absence you
but above all feeling
for the gap in your my life
that wants to fill this page
alone


The air is incandescent


The white page track glows

Emptiness talks back talks back talks back
to the heat that cracks open the world ground


This is a land of surfeit and lack
of hardness and clarity of image
of absence that opens out
or closes up the world
and sometimes the heart

Derrida, J 1998 Archive Fever: A Freudian Impression.
Chicago: University of Chicago Press. Trans Eric Prenowitz, p. 92.

Mal d’archive

l’arkhē apparaît à l’état nu — Jacques Derrida

Traqueur, tête penchée sur la page, yeux avides
de traces et de signes témoins de sens

Tu recherches l’odeur de l’absence
mais par-dessus tout
c’est le vide dans ta vie que tu désires sentir

L’air est incandescent

La page blanche s’embrase

Et le vide se fait l’écho écho écho
de la chaleur qui fracasse le monde

Cette terre d’excès et de manque
d’images à la fois dure et claires
d’absence agrandissant
ou refermant ce monde
et parfois aussi le cœur

Derrida, J 1995 Mal d’archive: Une impression freudienne. Paris: Galilée, p. 98

Hushed

Light pours down
the unrelenting sky
to earth ribbed and ridged
with the tough stroke
of Drysdale’s brush

I track down words
for hues and shades in books
envy the skill of artist-explorers
who forged new ways of seeing

The cries of crows fall

Through blues onto rusty ochres
pulsing with raven dust

This place stills my tongue

Stupeur

La lumière coule à flots
d’un ciel implacable
sur la terre ridée et striée
d’un coup de pinceau
dru à la Drysdale

Je traque des mots voisins
D’ombres et de teintes dans mes lectures
enviant l’adresse des artistes-explorateurs
qui forgèrent de nouvelles façons de voir

Les cris des corbeaux tombent

Au travers de bleus sur des ochres rouillés
palpitant de poussière de jais

Ce pays me coupe la langue

Fire relies on the leaves of gum trees

No sound fits this spectacle No sound
but the hiss of fire bark grass
searing your world into sheer whorls
of alliterations Hallucinations
of words resounding with nothing

Following faultlines a gorge aflame
furrows erased in granite and sandstone
lines of scribble gums forever
receding The gorge
               barring you

Now how could I speak again
when syllables shatter on my page
turning words inside out
when letters hover in the air
like the smell of your burning skin?

We were discussing poetics
on our mobiles How we didn’t need
manuals for wordsmiths
preferred to work words as an end
in itself make a poem fulfilled

in its enaction look inwards
to the materiality of language
on the page and in the mouth
stress the event not the effect
                 You said good bye

And now I dream that you flit
out of my skin your voice
lettering me Poetic enjoyment
perhaps as if to resist
the etiolation of language

Don’t put individual utterances on show
you say Perform their moves
of repetition re-use reiteration
             show your reader the absurd
desire to contain ( )

For here is the gum and its inferno remains
the grave among blistered roots
the mouthless earth lulling one to leave

                  If it could speak it would say
here is the silence here is the question

Le feu s’élève des feuilles d’eucalyptus

Aucun son ne rend compte de ce spectacle Aucun son
hormis ce sifflement feu écorce herbe
donnent de ce monde la brûlure le tourbillonnement pur
des allitérations Hallucination
des mots qui résonnent de rien

Suivant les fissures une gorge enflammée
creuse secrète le granit le grès
avale des lignes d’eucalyptus
à jamais Cette gorge
qui te nie

Comment réapprendre à parler
quand les syllabes se fracassent sur ma page
mettent les mots sens dessus dessous
quand les lettres flottent dans l’air
comme l’odeur de ta peau qui brûle ?

Nous parlions poésie
sur nos portables Comme nous n’avions nul besoin
de manuels pour faiseurs de phrases
et préférions le travail des mots comme fin
en soi accomplir le poème

son passage à l’acte pénétrer
la matérialité de la langue
sur la page dans la bouche
privilégier l’événement non l’effet
                 Tu m’as dit au revoir

Et maintenant je rêve que tu m’échappes
que tu quittes ma peau ta voix
gravée en moi Jouissance poétique
peut-être comme pour résister
à ce qui s’étiole dans la langue

Ne te mets pas en scène
dis-tu Joue de ce qui se déplace
dans la répétition le réemploi la réitération
                  montre à ton lecteur l’absurde
désir de maîtriser ( )

Car voici l’eucalyptus et sa dépouille infernale :
tombeau parmi les racines boursouflées
terre sans bouche qui nous invite à la quitter

                  Si elle pouvait parler elle dirait
voici le silence voici la question

Catch

Smell the rain on the breeze
down at the river mouth
where fishermen stand
in the swirl of incoming waters
Feel the first drops on your skin
where the mystery of the ocean
draws away from salt spray
and the chill of the west wind
Ribbons of kelp sway in the deep
Refracted light dapples your face
as the child comes up for air
Your hands, useless
against the sky
Arms, broken wings
skeleton dust
Osprey kestrel tern skua shearwater sandpiper swift

Pêche

Hume la pluie dans la brise
à l’embouchure du fleuve
là où les pêcheurs se tiennent
dans le remous de la marée montante
sens comme les premières gouttes sont douces
là où le mystère de l’océan
se retire des embruns salins
comme le vent d’ouest est frais
Des rubans de varech s’enroulent dans l’eau profonde
Des taches de lumière miroitent sur ton visage
quand l’enfant fait surface
Tes mains, inutiles
contre le ciel
Bras, ailes cassées
poudre d’épave

Paul Klee on the beach

Yellow major swells and heaves
beneath abstracted skies where
angels float across the horizon
casting shadows in the foreground
between you and the sea afire
Textures ebb and flow, ebb and flow
exposing scoured and scarred surfaces
as if time had scraped the body
of the world clean, leaving
filaments of salt in the cracks
You can feel the white hot thing
moulding itself into shape, thrusting
its arms and legs into the corners
of the dissolving canvas, glazing
your eyes and the sand in your soul

Paul Klee à la plage

Crescendo de jaune majeur
sous des cieux abstraits là où
des angles flottent ver l’horizon
insérant leurs ombres au premier plan
entre ta silhouette et la mer embrasée
Le flux et le reflux des textures
expose des surfaces raclées et mutilées
comme si le temps avait récuré le corps
du monde à mort, abandonnant
des filaments de sel dans les cicatrices
On sent la chose chauffée à blanc
se mouler en une figure, fourrant
ses bras et ses jambes dans les coins
de la toile qui fond, vitrifiant
tes yeux et ton âme ensablée

Les poèmes ci-dessus sont extraits de Tracks (inédit).

Excepté "Le feu s’élève des feuilles d’eucalyptus", dont la version française est de Claude Held, les traductions des textes rédigés en anglais sont de l’auteure.

Les poèmes suivants ont été publiés auparavant :

  • 2016 — Archive Fever, In S. Holland-Batt, The Best Australian Poems. Melbourne: Black Inc., p. 88.
  • 2015 — Archive Fever, Axon.
  • 2015 — Mal d’archive, La Traductière, Revue internationale de poésie et art visuel, 33, 121.
  • 2008 — Fire relies on the leaves of gum trees / Le feu s' élève des feuilles d'eucalyptus. La Traductière: Revue Franco-Anglaise de poésie et art visuel, 26(June), 96 - 97.

Présentation de l’auteur

Dominique Hecq

© photo Isabelle Poinloup




Les Hommes sans épaules

Les Hommes sans épaules, cahiers littéraires semestriels dirigés par Christophe Dauphin, ne s’appréhendent pas comme une revue. A mi-chemin entre le livre et  le périodique, cette magnifique publication propose certes des articles. Mais le paratexte et le format proposés apparentent cette belle réalisation au volume d’un livre, souvent conséquent (336 pages pour ce numéro 44) plutôt qu’à une revue.

Le propos varie aussi de celui d’une revue classique. Suivant un groupement thématique, Les Hommes sans épaules recensent au sommaire du dossier proposé à chaque numéro des auteurs et leurs œuvres, connus et moins connus, qui s’y apparentent. Suivant à chaque fois la même mise en œuvre, les extraits sont précédés par un discours critique qui fait office d’introduction. Ce dispositif permet d’envisager le texte et son auteur dans une globalité signifiante, car sont évoqués les contextes historiques et culturels qui ont sous-tendu leurs productions. Ces introductions sont d’une rare qualité, car le comité de rédaction laisse la parole à des spécialistes du thème choisi. Le lecteur a donc le plaisir de pouvoir découvrir à la fois une époque, un contexte, des auteurs et des productions savamment choisies.

Les Hommes sans Épaules N°44, dossier « Nikolaï Prorokov & les poètes russes du Dégel », deuxième trimestre 2017, 336 pages, 17€.

Les Hommes sans Épaules N°44, dossier « Nikolaï Prorokov & les poètes russes du Dégel », deuxième trimestre 2017, 336 pages, 17€.

 En manière d’avant propos, Christophe Dauphin propose, pour chaque numéro, un éditorial. Ce numéro 44, consacré à Nikolaï PROROKOV et aux « Poètes russes du Dégel », est précédé d’une introduction chapeautée par deux épigraphes. L’une est une citation tirée de Littérature et révolution, de Léon Trotsky, l’autre convoque Karl Marx, avec des lignes tirées du Débat sur la liberté de la presse. Le ton du propos, intitulé La Poésie n’est pas au service d’une classe, est donné.  Ces deux références soutiennent les lignes de Christophe Dauphin qui nous rappelle que la poésie est universelle, qu’elle transcendance les contingences historiques et politiques. Noms et parcours de vie de poètes pour exemples, il nous montre que nombre d’entre eux ont péri à cause de leurs écrits. Ces références, des hommes héroïques, nous rappellent que la liberté est avant tout celle de créer, celle de pouvoir s’exprimer. Le directeur des Hommes sans Epaules nous rappelle que cette période du « Dégel » est le terreau d’une production poétique abondante, mais majoritairement étouffée et passée sous silence. Autant de noms auxquels la revue rend hommage, d’œuvres mises en lumière, de parcours de vie bien souvent écourtés par le fait d’avoir osé être poète. Replacées dans le contexte historique et politique de l’époque, brillamment évoqué par l’auteur de cet éditorial, ces figures marquantes de la poésie russe sont convoquées dans une perspective marxiste et littéraire. Ainsi s’expliquent les mouvements et les écoles qui ont pris racine dans ce contexte particulier, ainsi que la posture de chacun. Et le point commun, qui est celui de ne jamais cesser de vouloir résister, sert de fil directeur à cette belle recension. 

A ce titre, le dossier central, consacré à Nikolaï Prorokov, est représentatif de cette posture de résistance et de sacrifice pour la liberté. La présence de ce poète ainsi que le caractère inédit des textes proposés est mis en exergue dans l’introduction. Cette présentation ainsi que le choix des extraits sont l’œuvre d’Olga MEDVEDKOVA et de Karel HADEK.  Ce dossier est accompagné d’articles et de citations d’œuvres d’autres poètes de cette époque, tels qu’Evgueni EVTOUCHENKO, Andreï VOZNESSENSKI, Anatoli NAÏMAN, Viktor SOSNORA, Bella AKHMADOULINA, Boris PASTERNAK et Iossof BRODSKI. Le paratexte qui présente chaque auteur et les productions publiées est toujours riche et guide le lecteur dans son appréhension globale de l’œuvre.

A ces groupements thématiques se joignent des rubriques : « Le Document des HSE » que ce numéro consacre à Maïakovski dans un article intitulé « Maïakovski inconnu » signé par Iouri Annenkov ; « Le portrait des HSE » dédié cette fois-ci à Iouri Annenkov et signé Christophe Dauphin ; « Le peintre des HSE », Oksana Shachko ; « Les pages des HSE » qui proposent une série de productions de poètes de tous horizons. Ces index et les auteurs et artistes qui y sont mis à l’honneur sont toujours accompagnés d’une introduction qui présente et situe les éléments proposés.

Peut-on alors parler encore de revue. Oui, certainement, car il s’agit bien d’une publication périodique spécialisée dans un domaine précis. Mais la qualité des éléments paratextuels, la diversité des références proposées et leur mise en perspective font des Hommes sans Épaules un document d’une grande richesse. La thématique abordée fait l’objet d’un travail explicatif conséquent, tout comme chaque rubrique. Le lecteur peut alors situer ce qu’il découvre. Sans jamais orienter sa lecture, Les Hommes sans Épaules lui offre la possibilité d’appréhender une époque, une œuvre, un auteur, une problématique, en lui permettant de se forger une opinion, et en lui offrant les outils nécessaires à une compréhension approfondie et autonome des domaines abordés.

Enfin, les pages liminaires de ce numéro 44 mettent à l’honneur deux « Femmes sans épaules », Jocelyne Curtil et Marie-Christine Brière, disparues cette année. Hommage émouvant auquel se joint l’équipe de Recours au Poème qui salue, tout comme le rappelle le comité de rédaction des HSE, l’importance de l’œuvre de chacune d’entre elles.




Horia Badescu, Le poème va pieds nus

Le poème va pieds nus est sans doute le recueil le plus émouvant d'Horia Badescu car c'est une leçon de modestie, d'acceptation du monde sans révoltes inutiles et de la fin inéluctable. Un poème dont voici les premiers vers résume admirablement la position de l'auteur : "D'un autrefois / qui avant de devenir / ce qu'il n'est plus / avait été un présent". Mais ce n'est pas pure passivité ; un poème intitulé "Art poétique" exprime parfaitement sa philosophie : "Écrire sur une feuille / Le doigt trempé dans la rosée, / comme tu embrasserais / le ventre de ta femme / avant qu'elle enfante". Car la vie -si on en connaît la fin- est avant tout transmission. Ce qui passe par une vive conscience de la petitesse de l'homme dans l'univers : "trop froids / pour brûler, / trop petits / pour éclairer." (in "La leçon d'astronomie"). La poésie dès lors devient "bougie au tréfonds du noir" qui emporte le poète… J'ignore si les mots savent qui ou quoi ils sont (p. 30) mais les poèmes de Badescu me parlent qui vont à la recherche de la mémoire du silence.

Horia Badescu, Le Poème va pieds nus,
L'Arbre à paroles éditeur, 80 pages, 10 €. 

Au-delà du religieux dont je n'ai que faire, qui m'indiffère (faut-il le rappeler ?), ce qui retient mon attention, c'est "le poème / qui commence à parler" (p 35). Poèmes plutôt répétitifs : est-ce la résidence qui veut ça ? On a l'impression d'un exercice imposé surtout que Horia Badescu dit dans un poème, en termes élogieux, tout le bien qu'il pense de la Wallonie (p 70) …




Jeanpyer Poëls, Aïeul

S'agit-il d'un recueil ou d'un poème ? C'est que Jeanpyer Poëls est avare de ses mots. Un vers ou deux (rarement) brefs, la plupart du temps, par page. C'est suffisant pour tracer le portrait d'un aïeul tout en noblesse et peu causant. Les indices sont égrenés parcimonieusement de page en page : Witloof, chicorée, Orchies… Le lecteur peut alors se souvenir que Jeanpyer Poëls est né dans le Nord de la France ; le Nord, terre du chicon, Orchies berceau de la société Leroux… C'est donc la région qui est ainsi décrite, par un bout de la lorgnette (witloof est le nom flamand de la chicorée…) : portrait d'un aïeul enraciné ! Deux citations closent ce livret : l'une de Jean Rostand, tirée des "Pensées d'un biologiste", l'autre de La Rochefoucauld, tirées de ses "Maximes", toutes deux qui remettent la vieillesse à sa juste place… Tout est à découvrir. Mais qu'on ne s'y trompe pas : cette concision est gage de qualité. Jeanpyer Poëls édite aussi des "estampes pauvres" avec les moyens du bord tirées à petit nombre d'exemplaires et qu'il envoie à ses amis et assimilés. C'est réjouissant même si l'on remarque la même parcimonie à l'égard de la langue, ce qui explique que ses vers ressemblent à des aphorismes…

Jeanpyer POËLS, Aïeul, La Porte éditeur

Jeanpyer POËLS, Aïeul, La Porte éditeur,
non paginé (28 pages),

Ce livret : 4 €.
Abonnement 6 n° : 22 € (port compris pour la France)
Yves Perrine
215 rue Moïse Bodhuin
02000 LAON.




Alain Dantinne, Précis d’incertitude

Avec ce nouveau recueil composé de cinq suites de poèmes, Alain Dantinne commence par tenter de cerner ce qu'est la poésie. Cette "Parole abrupte" brouille les pistes, à moins qu'elle ne donne tout son sens au titre du livre. Alain Dantinne se place très rapidement sous l'aile tutélaire d'Achille Chavée. Si l'allusion au poète, ancien des Brigades Internationales, est claire (un poème est dédié à sa mémoire), le reste de la suite désoriente le lecteur, le place dans une certaine incertitude… En effet, un autre poème est écrit à la mémoire d'Alain Bertrand (que je n'ai jamais lu : une vie entière ne suffirait pas à lire tous les poèmes qui se publient !), un autre est dédié à Christophe Mahy (que j'ai lu). Donc, l'allusion à Chavée est claire (on se souvient de l'affiche de la vitrine de la librairie "La Jeune Parque" de Bruxelles en 1968 : l'aphorisme de Chavée, "Je suis un vieux peau-rouge qui ne marchera jamais dans une file indienne", permet de comprendre le poème de Dantinne (la flèche, l'archer, le carquois, le bassin minier dans lequel Chavée passa une partie de sa jeunesse) ((Voir le volume de la collection "Poètes d'aujourd'hui", n° 190, Seghers, Paris, 1969, page 153)). Mais l'incertitude est établie, même si Alain Dantinne avoue se méfier de la métaphore.

Alain DANTINNE, Précis d'incertitude
L'Herbe qui tremble éditeur, 144 pages, 17 €.
Peintures d'Alain Dulac. 

Commande chez l'éditeur.

La deuxième suite, "Errance", se caractérise par un vif contraste entre les destinations touristiques (comment dire autrement ?) et les poètes de prédilection emportés lors de ces voyages. Alain Dantinne semble avoir beaucoup parcouru le monde et il a le sens de la protestation et de la révolte à fleur de peau. S'il écrit un long poème lors de son voyage dans le désert d'Atacama, le hasard veut que j'aie lu, peu avant, le recueil que Guénane a consacré au même désert. Je retrouve le même sentiment d'étrangeté mais les aspects historiques et politiques sont bizarrement absents…

La Laponie est une région septentrionale à cheval sur plusieurs pays européens, Dantinne y consacre la troisième partie de son recueil. Il connaît bien cette terre et procède par petites touches. On y trouve des aphorismes (?), des haïkus (?) mais souvent le texte se réduit à un empilement de vers brefs ou de simples mots : cela ne fait pas poème.

Le quatrième ensemble, "La Frise de la vie", est consacré à l'œuvre d'Edvard Munch. On sait que "Le Cri", (sans doute l'une des peintures les plus célèbres de Munch, dont il existe plusieurs versions) n'est qu'une pièce de "La Frise de la vie" que le peintre a assemblée à la fin du XIXème siècle/au début du XXème… Alain Dantinne connaît bien cet ensemble de toiles, ça donne de brefs poèmes bien sentis mais qui laissent le lecteur interrogatif s'il n'est pas familier du travail de Munch (en dehors du "Cri"). C'est l'une des limites de ce livre.

Enfin, il faut aborder la cinquième et dernière suite; "Tumulte invisible", qui est traversée par l'émotion et qui est sans doute la plus attachante du recueil : il suffit de lire des poèmes comme Entre parenthèses ou Crémation… Alain Dantinne relit soigneusement Georges Perec ou Zéno Bianu, ce qui vaut au lecteur de beaux poèmes…

Au total, ce "Précis d'incertitude" donne l'impression d'un livre manquant d'unité de ton, par la multiplicité des musiques abordées. Peut-être Dantinne aurait-il intérêt à resserrer son écriture ou ses choix ; mais je ne veux pas paraître incertain !