Eric Poindron, Comme un bal de fantômes

Éric Poindron, qui a dirigé les éditions Le Coq à l'âne avant de créer la collection "Curiosa &caetera" au Castor Astral est journaliste littéraire et auteur de nombreux écrits comme L'étrange questionnaire, De l'égarement dans les livres, Ricardo Frera, un pirate à caméra.

Ce texte intitulé Comme un bal de fantômes se présente comme une ballade littéraire ou une sorte d'inventaire à la Prévert qui recense à la fois les choses aimées, traversées, rencontrées. Par certains côtés, il évoque un peu les "Notes de chevet" de la poétesse japonaise Sei Shônagon où il s'agit de fixer le vertige de l'instant. Le texte file et se déroule aussi comme un voyage en transsibérien où l'on prend le temps de rêver ou de s'égarer à travers des villes réelles ou imaginaires, comme un remède à la mélancolie peut-être : "Un jour et toutes les nuits, habiter dans les trains qui filent comme des comètes". Il se présente aussi comme une sorte de canevas entremêlé de multiples citations où références bibliophiliques et de sensations vécues, comme si l'existence jamais ne pouvait se départir du littéraire, car pour le poète "les mots ont bien toujours le dernier mot".

Eric POINDRON, Comme un bal de fantômes, Castor Astral, collection "Curiosa & Caetera" , 2017 , 256 pages, 17€.

Tous ces fantômes que l'auteur ne cesse de d'invoquer représentent peut-être à la fois les disparus rencontrés et aimés mais aussi ces compagnons littéraires qui ont su guider ses pas qu'ils soient illustres ou pas. Il se réfère en premier lieu à Reverdy pour qui " Rien ne vaut d'être dit en poésie que l'indicible". Au Japon, cet indicible se nomme le Yügen, presque le mystère ineffable. Pour Eric Poindron, à l'instar de l'enfance, l'écriture toute entière est Yügen :

Souvenez vous de cet instant Yügen, qui ne se raconte pas, que vous n'avez jamais su décrire, qui ne peut être en capture, le rayon de soleil, l'amour qui musarde, la glace qui fond, le frisson sans raison un frémissement dans un arbre comme une chanson ancienne, l'extase devant la paysage. Et pourtant il fallait en conserver le souvenir, la justesse l'incandescence, le magnifique l'unicité, oui, ce moment ainsi juste et inouï, Le vivre et s'en souvenir, et se "promettre de ne jamais l'oublier."

La poésie est ici toute entière Yügen et ceci nous paraît être un des passages les plus réussis du livre car parfois la multiplicité des citations qui reviennent hanter le texte comme de furtives présences viennent parasiter ou disons évincer un peu la parole singulière de l'auteur.Toutefois ce recueil aussi frémissant, délicat et sensible que les ailes de papillons qui en ornent la couverture, propose un style original qui mélange tous les genres en un savant dosage. En ce sens il reste inclassable et donc novateur à la façon d'un palimpseste. Il y a différentes strates ou niveaux de lecture proposés : à la fois ballade nostalgique, promenade dans les souvenirs, voyages, notes de lecture.

Ainsi ce "bal de fantômes "apparaît plus, en définitive, comme une vibrante ode à la vie et à la littérature qu'il ne cesse de célébrer, en une étrange danse à la fois nostalgique et joyeuse d'où ne sont pas exclus un peu de dérision, d'humour et beaucoup de tendresse pour "tous les gens qui se perdent, les inspirés que l'on ne connaitra jamais". Car il s'agit bien ici de cheminer dans l'inconnu avec beaucoup d'érudition mais aussi de tendresse. Un beau recueil qui, en son envol frémissant, ne peut laisser indifférent, et nous propose un voyage à la fois littéraire et sensoriel.




Jean Onimus, Qu’est-ce que le poétique ?

 Jean Onimus, dans son dernier essai posthume et inédit, interroge la fonction du poétique. Il oppose la poésie à la prose, pour lui par définition essentiellement prosaïque et fonctionnelle :

 Le poétique semble donc procurer une sorte de plénitude dans l'intensité de notre présence au monde, tandis que le prosaïque impose une frustration, une réduction, nécessaires sans doute, pour l'action, mais blessantes pour nos consciences.  (p.53) 

A la différence de la prose conceptuelle conçue comme la recherche d'un savoir, la poésie est essentiellement ouverte au questionnement et surtout à l'expérience sensible, à l'instant présent qui par définition est unique. Selon lui la poésie vise le réel, c'est à dire, "ce qui ne se répète pas" : 

Jean ONIMUS, Qu'est-ce que le poétique ?, éditions Poésie, 2017

Jean ONIMUS, Qu'est-ce que le poétique ?, éditions Poésie, 2017

Le poétique est l'existence même, lorsque, dans un spasme d'identité, elle se met à frémir, à trembler d'angoisse, à danser de joie, à chanter. (p.15 )

 C'est donc, selon lui, une façon de s'ouvrir au monde et à soi-même. Seul le poétique serait dès lors, capable de nous donner cet espace spirituel dont nous avons besoin pour échapper à l'aliénation technicienne que nous impose notre civilisation. Il se réfère ici à René Char  qui définit la poésie comme "la partie de l'homme réfractaire aux projets calculés". (p.38)  dans ce qu'il a de plus infime ou de quotidien :"Il n'y a pas, il n'y a sans doute jamais eu de grand poète (...), de poète si sombre, si désespéré qu'il soit, sans qu'on trouve au fond de lui (...) le sentiment de la merveille unique que c'est d'avoir vécu dans ce monde et dans nul autre." ((J. Gracq, Préférences, Corti, 1961)) Il situe d'ailleurs l'origine du poétique dans cet capacité d'étonnement et de célébration. A ce titre le haïku lui paraît emblématique de cette capacité à "incarner l'infini dans l'infime, le mystère dans le banal, l'illimité dans le borné et de se rendre capable de donner à voir". (p.130)

La poésie est donc pour lui la quintessence de cette transcendance qu'il définit comme ce qui, en tout domaine, "s'ouvre sur de l'illimité et attire vers quelque horizon qui s'eloigne toujours." (p.97) Il passe donc en revue quelques unes de ces formes de transcendance comme le besoin d'évasion, la recherche de l'essence ou du sacré pour finir par comparer le poétique dans sa spécificité aux autre formes d'art comme le roman, le cinéma, la photographie  la musique. L'ouvrage se termine sur une analyse du lien entre la poésie et les mythes, tel celui d'Orphée et  son rapport à la religion. On pourrait toutefois objecter que le roman peut également occuper parfois cette fonction de transcendance ou la fiction de façon plus générale. Mais pour Jean Onimus, ce travail lapidaire et si particulier de la langue est ce qui rapproche le plus la poésie de la création  ou de la cosmogonie dans son sens le plus large dont elle ne serait que le reflet. Il oppose ainsi l'espérience sensible toujours singulière et unique à l'universalité réductrice de l'abstration ou de la technique.

 Si les idées avancées ne sont pas toujours des découvertes ou peuvent sembler parfois utopistes selon le parti pris que l'on adopte,  le style est élégant et de très belles citations émaillent le texte comme celle de Jacottet par exemple :

Il m'a semblé parfois (...) que ma plus vraie vie, ma seule vraie vie n'était que des moments pour lesquels j'avais su trouver une expression un peu plus juste, comme si devenir poésie, si peu que ce fût me conférait plus de réalité ou plus précisément encore les révélait, les fixait, les accomplissait (...) La parole juste donne à qui l'entend comme à qui la trouve le préssentiment d'une plénitude si grave qu'il n'est pas superflu d'y penser. En ce sens la poésie fait reculer nos horizons. ((P. Jacottet paru dans la revue Pour l'art en 1952, cité par J. Onimus, p. 166))

Jean Onimus en définitive parvient à nous faire partager les lectures de toute une vie et cette passion pour  cet art si particulier. Nous terminerons par cette belle phase que l'on peut lire comme son testament littéraire et qui célèbre justement ce pouvoir d'émerveillement du regard poétique comme notre dernière chance peut être d'échapper à la barbarie d'un univers totalement fonctionnel et robotisé où le pouvoir de créer, semble, à ses yeux, être seul en mesure de redonner un sens humain au progrès technique ou tout au moins un peu d'espoir :

Contemplez, interrogez du regard, déchiffrez et ne vous lassez pas d'admirer. Pour moi, c'est cette beauté du monde qui fonde toute mon espérance; elle m'aide à vivre, inépuisable trésor de toute espèce de joie. Le sentiment de l'absurde n'a plus prise en présence d'un tronc de chêne ou de châtaignier plein de force et de sève. Le monde, dit Bonnefoy, est une demeure de signes. (p.189)




Christian Saint-Paul, Toiles bretagnes

Christian Saint-Paul, toulousain d’origine, nous propose ici un voyage en terre bretonne. Chaque ville traversée fait l’objet d’un texte qui entrelace à la fois  des descriptions de lieux, des rencontres, des sensations ou images fugitives avec des citations empruntées à tous ces poètes bretons qui accompagnent ses pas : G. Perros, Arman Robin,  Max Jacob, Yvon Le Men par exemple. Ainsi le cheminement réel se double d’une pérégrination littéraire. L’imaginaire accompagne cette réalité  rugueuse et âpre en sa sauvage beauté où il s’agit de se laisser guider et enseigner par le ressac de la mer quelques vérités parfois amères :

Il nous fallut encore apprendre la mer
Cette mer qui va et vient et repart
Vers des énigmes d’îles et de tempêtes
Et s’endort faussement paisible du sommeil
De l’après-désespoir. (p.13)

 

Christian SAINT-PAUL, Toiles bretagnes, Préface Alem SURRE GARCIA, Monde en poésie éditions, 2017, 12 €

Christian SAINT-PAUL, Toiles bretagnes, Préface Alem SURRE GARCIA, Monde en poésie éditions, 2017, 12 €

Ce recueil se présente également comme une sorte d’hymne ou d’ode à la mémoire de tous les disparus dont certains monuments portent encore la trace : naufragés, morts à la guerre, écrivains disparus dont on suit les traces. Tous ces absents accompagnent et guident le poète dans son apprentissage de cette terre bretonne qui « veille dans sa parole » :

Dans l’épaisseur du temps
Les goélettes coulent au fond
Leurs cargaisons d’hommes et de morues
Par milliers leurs noms se gravent
Sur les « Mémoires ». (p.35)

Ainsi escorté par quelques présences spectrales, la houle du vent et des vagues fait écho également à l’onde des souvenirs  et l’on devine que ce voyage s’accompagne d’une quête intérieure presque initiatique à l’image de cette citation empruntée à Perros lors du passage à Douarnenez :

C’est l’avenir qui m’intéresse
Ecrire que nous allons vivre
Est vraiment très aventureux.
La menace sévit toujours (p.29)

Le titre du recueil, Toiles bretagnes, renvoie à la fois à sa structure puisque chaque poème est conçu comme un tableau mais aussi fait l’écho à l’enfance. En effet, cette Bretagne fascinante et aimée lui fut révélée  à travers une peinture accrochée aux murs de l’école primaire :

Un nuage monte et colore
Ces ciels de Bretagne
Qui font accourir les peintres
Et les poètes
Plein de mots qui brûlent (p.66)

Il y a donc plusieurs bretagnes à découvrir comme nous l’indique cet intitulé. Elle se révèle aussi changeante que ces ciels et ces marées, aussi diverse et incertaine que la vie elle-même sans doute et cette enfance « liquide » qu’il évoque au détour d’une phrase. Parfois la marche prend des allures de pèlerinage et de nombreux lieux consacrés sont évoqués :

Ne pas regarder négligemment vers Dieu
Est-ce vie soumise celle d’une seule espérance ? (p.32)

Dans une conférence publiée à la fin du texte, l’auteur développe sa conception de la poésie comme une forme de résistance  et de révolte face à notre fragile destin dont sans doute il aura su trouver un écho métaphorique à travers ses landes ou ses îles bretonnes où affleure sans cesse l’image de quelque naufrage ou danger imminent accoudé à la splendeur des paysages. On peut donc supposer que pour lui Bretagne et poésie se confondent ou se rejoignent. Cette terre étrange du bout du monde est elle-même déjà un poème :

La poésie est une réponse à la détresse de la condition humaine. Elle signe la révolte face à notre finitude. L’acte même d’écrire est une forme de liberté. « …même au creux du fond du noir, écrire ou lire un poème est encore un geste de vivant », affirme Antoine Emaz. Ce geste est un geste de résistance. La poésie niche dans la résistance. (p.123)

C’est à cette affirmation que font écho les vers suivants qui donnent peut être la clé de cette ferveur bretonne auquel C. Saint-Paul rend un riche et vibrant hommage, malgré parfois, peut-être, un petit effet de surabondance dû à la multiplicité des sites dont il veut nous rendre compte. Toutefois la qualité du style et des images compensent cet effet et c’est bien vers un véritable voyage poétique que l’auteur nous embarque contre « vents et marées » :

Des voiles frivoles ce jour
Ne tuent plus que l’ennui
Et détournent l’horreur
De tout ce qui est mort (p.39)




Bernard Fournier, Lire les rivières, précédé de La rivière des parfums

 ll faut apprivoiser le poème, le lire, le relire, faire une pause, le reprendre, le relire peut-être à voix haute, s’arrêter. Le même poème n’est jamais le même, comme le lecteur emporté.e par son propre cheminement. Un livre de poèmes ne se livre pas, mais attend patiemment d’être délivré de sa gangue, telle une pépite enfouie au cœur des pages. Ainsi en est-il de ces « rivières » qui coulent et s’écoulent dans la pensée de Bernard Fournier. Que sont-elles ? Qui sont-elles ? Selon le titre de l’opuscule, elles sont à « lire » (sentiment global découpé en parcelles : « en barque, traversée inaugurale, galets, rivières »),  après avoir capté ou généré des « parfums » (expérience plus spécifique). Le double  titre mentionne qu’un de ces ensembles « précède » l’autre, laissant le lecteur dubitatif. Y a-t-il un ordre/désordre de lecture ou de création? De la rivière à la mer, commence-t-on à lire l’onde ou l’écume ?

Notre regard libre se promène sur les mots, puis se laisse envahir au gré de ses rêveries. Il glisse sur de douces allitérations tout en fluidité : « effluves du fleuve (p.10), fleurs de fleuve » (p., 26), sur mes rêves, sur mes rives » (p.78) qui s’immergent dans ce flux de mots. Elles s’entrechoquent  parfois en « eaux tumultueuses,/têtues,tueuses » ou jouent en toute discrétion du « lot et lit » ou du « sable des saisons ». Le lecteur s’abandonne aux « friselis », heurte les galets,  porté par une gabare jusqu’à se découvrir un « corps qui se fait barque » (36).

Bernard FOURNIER, Lire les rivières, précédé de La rivière des parfums, Editions Aspect*, Collection Folium, 2017, 14€.

Bernard FOURNIER, Lire les rivières, précédé de La rivière des parfums, Editions Aspect*, Collection Folium, 2017, 14€.

 La beauté déployée d’une rivière révèle-t-elle autre chose qu’elle-même? Ici la rivière est une femme avec un « sourire » dont les rives sont « des lèvres ». Son corps s’allonge, ses jambes sont luisantes, son ventre resplendit. Elle bruit, respire, se gonfle ou « parle à la mer ». Cette femme s’incarne à trois reprises en une discrète Ophélie ou en celle « qui dépose » ou « lâche une fleur de papier ». Elle devient même « sage comme un enfant ». Or cette eau métamorphique se transforme  aussi en écho, en souhait, en mémoire enfin selon l’errance d’un imaginaire aquatique. Cependant la rivière ne saurait exister sans la mer qu’elle va rejoindre. Une mer « ogre et vorace qui engloutit tous les fleuves » ou un océan qui avale les rivières « sans les connaître ». Il advient néanmoins qu’un dialogue insolite s’instaure entre ces puissances liquides : ainsi la rivière «dit tout à la mer » ou les fleuves « croient à la mer ».

Le Je du poète s’offre volontiers une place symbolique privilégiée : « je suis le nautonier des monstres », mais il se définit plutôt comme réaliste : « j’ai vu cette main, je maintiens le cap, je regarde et j’ai peur, j’entends le passeur,  je rêve d’une barque ». Il hale en quelque sorte le lecteur vers le « je » éblouissant du « je tremble, moi aussi de la beauté du monde ». Le poète, celui qui a « soif de tous les mots du monde » se découvre alors face à ce monde-là : «  j’ai appris l’univers », émergeant d’une barque du soleil. Rivières, eaux et fleuve lui sont des eaux de jouvence, une façon d’oublier l’eau létale du Léthé. Au terme de l’ouvrage, Bernard Fournier invite, avec la même sensuelle douceur, à oublier « les frontières » et à retrouver la vallée dont la pierre et le soleil sont protégés des vents et des haines.

 Certes ma lecture poétique reste aussi inachevée et incertaine que l’est – par essence – le moindre poème. Elle s’autorise même un avenir de lecture où d’autres tendances transparaîtront. Au demeurant, le recueil le suggère sans en avoir l’air : la fleur est « un espoir ».




Robert Desnos, Nouvelles Hébrides suivi de Dada-surréalisme 1927

Recevoir cet ouvrage de Desnos dans un paquet scotché avec rigueur ((Par le service expédition de Recours au poème, alias Marilyne Bertoncini !)) n’est finalement pas un hasard. Ce  livre bigame (Nouvelles Hébrides et Dada surréaliste), empaqueté dans un article sur l’histoire des émotions (Vigarello, Corbin, Courtine) du numéro 1168 du NQL, suscite une interrogation imprévue. Comment vivre « un état de privation de la conscience» (émotion, esmaier)  lorsque toute lecture impose d’être éveillé ?

Pourquoi ne pas choisir un des deux textes ? Écartons d’emblée le premier produit des délires imaginés par l’écriture automatique (Nouvelles Hébrides, 1922), pour  retenir égoïstement  le second à option réaliste (Dada-surréalisme, 1927). Ce dernier est écrit à la demande du couturier-mécène Jacques Doucet, avide de saisir les tenants et les aboutissants du surréalisme. Croustillant et parfois rageur, il étale avec naturel les pinailleries et les rivalités dadaïsto-surréalistes.

Robert DESNOS, Nouvelles Hébrides suivi de Dada-surréalisme 1927, L’imaginaire, Gallimard, 2016, 10,50€

 Robert DESNOS, Nouvelles Hébrides suivi de Dada-surréalisme 1927, L’imaginaire, Gallimard, 2016, 10,50€

Il classe d’emblée  les surréalistes selon leur obsession (Dieu ou la révolution), laquelle se décompose selon  la dialectique sectariste du pour ceci et du contre cela et se décline en catégories (liberté, amour, histoire, poésie). Avec de telles luttes littéraires, le « sort de l’occident est en jeu » – du moins l’auteur le croit-il. Après un listing des stars (Tzara, Aragon, Breton, etc.) et de leur « rencontre » capitale (Breton-Aragon à l’hôpital, etc.), suit un panorama historique : d’abord « dada 1,2 et 3 (1919 à 22) », puis « après dada », et  enfin « surréalisme (1924-1927) ». Faisant fi des « querelles personnelles » (dixit Desnos), ces hommes (peu de femmes, même aucune !)  travaillent sur le « sens ». Par pure provocation, nous retiendrons ce qui éclaire les mauvais penchants de ces novateurs (seule Frida Kahlo pesta contre « ce tas de fils de pute lunatiques et tarés » trouvant, si besoin est, le soutien d’opportuns mécènes).

Desnos propose ensuite  des fiches biographiques nominales d’une fraîcheur  parfois critique! Aragon, médecin d’état-major à la « cervelle sentimentale », est ébloui par l’élève médecin André Breton rencontré à l’hôpital. Il se méfiera désormais du « spectre dangereux et accusateur » de sa propre intelligence. Benjamin Peret, jadis cuirassier, quasiment mutique devant Breton ou Picabia. refuse de les présenter  à Desnos et néglige même un rendez-vous avec lui. De surcroît, ses écrits n’apportent « rien de nouveau » car ils imitent l’un ou l’autre poète. Salacrou, lui,  est « vain et prétentieux ». Delaunay ne sait faire que des Tour Eiffel, les  recopie « éternellement en grand, en petit, à l’huile, à l’aquarelle, au crayon, au pastel ». Vitrac est un ni plus ni moins « coureur de grue », Radiguet un « gigolo enrichi dans le vagabondage spécial », et Tzara fait dans la « scatologie misogyne ». Le voyage de Duchamp en Amérique se fait à pile ou face (pour prendre une rue, se lever, se coucher, etc…).  Rigaut,  ce «  cas dada », assomma un chauffeur de taxi qui l’avait insulté, mais paya ensuite pour éviter les suites judiciaires. 

 L’histoire la plus significative reste celle du « portefeuille volé » sur une table de bistrot. Rigaut veut boire son contenu, Aragon songe à le partager, Breton qui n’a pas mangé depuis plusieurs jours veut se faire « rembourser » les cadres de l’expo Max Enst. Mais Eluard qui en a la garde le rapportera au bistrot : le portefeuille est celui d’un garçon de café.

L’épisode la plus surprenante est celle de l’exposition Sans Pareil :  Péret, caché dans une armoire nomme les invités un à un en adjoignant « un épithète désagréable ».  Un coup de bluff dadaïste a enfin lieu lors d’un matinée de la revue Littérature au  Salon des Indépendants (1919). On y annonce ni plus ni moins la venue de Charlot. Tous les journalistes en attente découvrent la supercherie et en font un article qui fera enfin connaître l’excentricité dadaïste. Coup de pub, finalement, sans service de presse !

Reste une énigme : Qui donc a inventé le mot dada ? Quels grands dadais  de l’intellect ? Arp ? Tzara qui fait signer les copains pour le reconnaître ? Arp ? etc.? Même en fouillant entre les lignes de l’ouvrage, le lecteur restera dans une ignorance toute chevaline !  Après tout ce mouvement artistique audacieux – il l’était par son désir de  secouer les cocotiers  de la raison – n’a donc pas d’inventeur breveté SGDG. Ni EDF, ni P et T, ni LR, ni PS, ni LREM, ni… ni….Quelle « émotion » !!!  Voila qui nous ramène au point de départ dadaïen ((Le néologisme ne me déplaît pas, sans doute parce qu’il ne figure pas dans le dictionnaire.)) du merveilleux poétique présidant à cette notule !




Jacques Demarcq, Suite Apollinaire

 Harpo, le harpiste des Marx Brothers, sort des replis de son large manteau des choses improbables : gamelle, toutou, et même cuisse-mollet de mannequin. Autant d’objets aléatoires souvent désignés par l’index brandi – vers le piano ou sur la harpe -  du plus célèbre muet du cinéma américain.  Non, cette Suite Apollinaire n’a rien à voir avec lui. Et pourtant, cherchons quand même la petite bête...

En consultant le présent opuscule, l’éditeur Plaine Page officie déjà à 83670 Barjols (et non Barjot,  c’est de l’humour si facile qu’il n’en est même pas !). Rien à voir avec Harpo, Madame la commentatrice, il y a erreur d’article ou d’opusculeBon, reprenons. L’auteur Jacques Demarcq circule apparemment au Sénégal (dont il remercie au passage ses amis logeurs). Là, il agrémente la poésie de sculptures de volatiles africains et/ou la déploie en zigzags calligrammés, tant et si bien que Guillaume Apollinaire, qui produisit le premier « 1 tout petit oiseau », semble avoir fait des petits, de page en page.

 

Jacques Demarcq, Suite Apollinaire, Ed. Plaine page, Calepins, 32 pages, 10€

Jacques Demarcq, Suite Apollinaire, Ed. Plaine page, Calepins, 32 pages, 10€

Toujours rien à voir avec Harpo qui n’a jamais sorti de dindon ni de calligramme de sa poche ! Continuons donc notre périple de lectrice obsessionnelle. Le poète-traducteur J. Demarcq est connu pour aduler les zozios dont il imite le chant ou la forme avec conviction.  Approcherions-nous donc d’Harpo par la musique ou la faune? Qui sait ? Est-ce un cul-de-sac mental ? Les « figures aviaires » sculptées et/ou écrites proposées dans l’ouvrage proviennent des ethnies yaka,  senoufo, baga, bwaba, auquel s’ajoutent des versions (ethnicisées?!) de Picasso (sa guitare), Delaunay Madame et Monsieur (ses roues et sa tour Eiffel), Calder (ses mobiles), Viallat (son haricot style cacahuète) et même Arp – enfin - ce qui m’autorise  déjà - ouf - à parler d’une démarche harpollinaire, autrement dit qui n’a rien de linéaire !

En piochant dans les poches de ce recueil harpollinairien, on découvre les « idéogrammes lyriques et colorés», autant de poèmes graphiques réactivés ou réinventés par l’auteur avec une précision redoutable : chaque composition et source d’inspiration – sculpture, assemblage et/ou poème - est détaillée dans les « notes » avec sa double source d’inspiration (des lettres et des formes). Piochons donc ici ou là selon une pioche farfelue et éventuellement…surréaliste.

Sur le plan de la typographie ludique : tantôt le O d’un mot grossit au fil de la ligne et de la phrase ; tantôt le O  - encore lui - encercle le mot auquel il appartient (« P ussent » est entouré par un O qu’il convient de replacer entre le P et le U si on veut suivre sérieusement la lecture : « poussent ») ; tantôt le C capricieux  et flagorneur se dédouble, détriple ( !), déquadruple ( !)  et déquintuple (!) toujours sur la même ligne du poème; tantôt le corps (cad la taille) d’un même mot se met à ondoyer, gonflant et dégonflant sur la même ligne (« sorcier », « s’inquiète ») ;  tantôt le X ou le Z tracés avec une épée à la Zorro ont un corps géant « X, Z » défiant la rigueur typo; tantôt les lettres d’un même mot disparaissent sur la page (« silencieux ») comme un son qui s’éloigne ; tantôt… tantôt !!!!

Sur les jeux graphiques, les poèmes – inspirés surtout par Guillaume – prennent la forme parfois d’un visage ailé  bwaba (Burkina) ; parfois de queue d’un oiseau baga (Guinée). Parfois la forme de mobiles de Calder, artiste ayant le grand privilège de disposer d’un mobile « bis » calligrammant sa propre traduction, (the calder poem hangs by a thread…). Seules les deux dernières lignes ne sont pourtant pas traduites, sans doute à cause de l’évocation de Joséphine Baker ! Parfois la forme d’une tour Eiffel à la Robert Delaunay, cet « échassier haut bec en l’air de 300m »,  dont « Gui voulait faire/un appoème de cet/ oiseau qui n’a qu’une aile ». Parfois… parfois. !!!!

Sur le plan oral,  les mots jouent subrepticement avec leurs sonorités parfois simplement déplacées : les « papas triotes », la « future gérée nation », le « manioc des maniaques », l’oiseau-rire. Ils grignotent parfois leurs propres syllabes comme des souris (« sroudjouriii »), quitte même à devenir « muet(s) » comme le « zinzin du muezzin ». Attention, ce dernier mot a la chance d’être traduit-écrit en consonnes arabes – m, ou, z, n ((Mais je ne peux les reproduire même si je les aie vérifiées.)) – sans respecter toutefois la coutume d’écrire de droite à gauche. Les mots voient  enfin « à la télé des millions de vieilles pies VIP (lire vi-aye-pi) ou pigeons qui prient épris de paix au prix » !

Qui donc a écrit  ce recueil dans un monde où les « oiseaux portent des bobines de bois »? Harpo le branquignole ?  Ce « berger des nuages » qui s’écrie : « j’ai poli mes plâtres de frôlements d’ailes par-dessus la forêt » et apprécie « le galop soudain des étoiles » ? Que fait-il ? « A l’oiseau du bénin tu demandais de te sculpter une profonde statue en rien comme est la poésie ». Que pense-t-il ? « Personne ne peut me prouver que je ne suis pas un aigle ». Personne ne prouvera non plus que ce texte n’est pas un commentaire.

Bon, je m’en sorsHarpo est quand même sorti du chapeau avant la fin de la notule. Au forceps ?  De fait,  quelle chance d’avoir tenté d’harpollinariser ce cher Guillaume et son bric à brac saugrenu. Autrement dit, de n’avoir pas approfondi le  mot d’esprit qui me titillait le cervelet : trouver tout ce qui aurait pu être apomillonnaire ((dixit famillionnaire dans Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient.)) dans cette Suite Apollinaire! Avec un tel mot-valise, je serai encore à l’ouvrage ! J’ai aussi échappé à l’apolignehoraire ou à l’aponoraire ou… Nul n’ayant universellement raison (ni Guillaume, ni Pablo, ni Robert, ni Sonia, ni Jean, ni Jacques,…) et tous ayant probablement tort, je peux apposer ma signature sans hésitation.




Gérard Bocholier, Les Étreintes Invisibles

Je lis de loin en loin Gérard Bocholier en revues et je crois bien que c'est la première fois que je le lis dans un recueil, "Les Étreintes invisibles". Quatre ensemble de poèmes composent ce dernier. Le premier, intitulé Attentions, témoigne d'une enfance visitée par le présent. Si Gérard Bocholier fait allusion à sa croyance, c'est toujours avec beaucoup de légèreté, comme en passant, au détour d'un mot (âme, annonciation, prière, ange…). Seuls, peut-être, ces poèmes, "À genoux" et "Improvisation du jour" en disent plus mais rien qui n'impose ; mais ce n'est sans doute qu'un effet de l'indication du lieu qui leur a donné naissance ? Car Gérard Bocholier est profondément humain et tous les poèmes de cette suite sont placés sous le signe du partage.

Le deuxième ensemble, Frères de lumière, regroupe des poèmes qui sont des exercices d'admiration dans lesquels Gérard Bocholier rend à quelques poètes ce qu'il leur doit. Le point de départ semble (j'ai oublié mes lectures !) être un vers (indiqué en italiques) de l'auteur qui donne son nom au titre du poème. Exercices d'admiration car Bocholier prend son bien là où il se trouve pour en faire son miel.

Gérard BOCHOLIER, "Les Étreintes invisibles". L'Herbe qui tremble éditeur

 Gérard BOCHOLIER, Les Étreintes invisibles,
L'Herbe qui tremble éditeur, 112 pages, 15 €.

Sur commande chez l'éditeur :
25 Rue Pradier 75019 Paris
ou sur le site www.lherbequi tremble.fr

 Ce n'est sans doute pas un hasard si Jean Grosjean fait partie de ces frères de lumière, Jean Grosjean sous le signe de qui ce recueil est placé : "J'entends frémir les jours éternels", longtemps prêtre et qui traduisit La Bible. À son image, on peut définir Gérard Bocholier comme un "mystique toujours en questionnement", qui n'en finit pas de dire le temps, un certain temps (celui de son enfance) sur un ton d'une grande simplicité, sans effusions lyriques inutiles. Mais on trouve aussi dans cette partie un poème en hommage à Guillevic, le mystique sans dieu qui, pour reprendre les mots de Jean Rousselot, préfère la magie à la logique…

Du troisième ensemble intitulé Étreintes, je retiens le poème "Aux oiseaux" que traverse une approche franciscaine du monde, pour ne pas dire humble. J'ignore si Gérard Bocholier poursuit le questionnement du monde, mais je suis sûr qu'il se confronte sans cesse à ce qu'il pense être la lumière de l'univers. Certain également que si le passé n'est pas absent de ces poèmes (la place accordée aux morts est significative), le présent colore ces vers…

Dans la quatrième partie, Psalmodies, Gérard Bocholier continue de célébrer le monde tout en essayant de percer le mystère du poème qui est "une éraflure / Que l'âme rend plus profonde", à moins de se chercher soi-même. Alors peut-être faut-il se souvenir de la définition de la psalmodie qui désigne la manière de chanter les psaumes sur une note et qui, par extension, signifie une façon monotone de réciter ou de déclamer… Cette dernière partie, composée de 17 poèmes de deux quatrains d'heptasyllabes, si elle indique de Bocholier s'adresse à son dieu, peut être lue comme un partage offert aux lecteurs quelles que soient leurs croyances ou leur absence de croyance.

Et puisqu'il est question d'heptasyllabes, je ne peux m'empêcher de penser au poème d'Aragon, "La Rose et le Réséda", qui est écrit avec un tel mètre. Poème qui met sur un même plan "Celui qui croyait au ciel / Celui qui n'y croyant pas", le lecteur attentif remarquant que si les vendanges reviennent fréquemment sous la plume de Bocholier, le raisin muscat est présent dans le poème d' Aragon…

Présentation de l’auteur




Andrea Moorhead, Sous le signe du totem

passeur

tu portes un cœur tout en cendres
sec comme les prairies d’hiver
doux comme le fil de lumière
que tu tisses des ailes de libellule.

 

 

Complicité

Tu m’inventes ainsi
banquise de feutre et
précipice inondé par des micro-ondes.
Quel mystère guettes-tu sous mes lèvres
parmi les muscles et
l’odeur des rives chaudes et somnolentes ?
Par quelle nuit partirons-nous ?
Faut-il bannir ce mirage beige
que nous voyons surgir
sous notre regard émerveillé
pour éviter l’inévitable
abandon
des rêves perdus ?

 

 

Jeu de mort

Je ne comprends rien de cette musique
quasi solennelle que tu tiens à m’offrir
des couchers de soleil inventés par des fantômes,
ce qu’on dit n’a rien à faire avec toi
tu es fardeau et mystère, porte-parole du vide
mon permis de conduire aux Enfers,
ce qu’on dit de moi n’a plus de sens
je patine en solitude sur les lacs endormis
vestige du passé à moitié submergé,
le jour étincelle et tes paupières
s’abaissent de plus en plus,
on dirait que cette musique te tue
t’invente des histoires invraisemblables
des dissonances enfin libérées
ta mélodie m’agace
me cloue de stupeur
je ne comprends rien des cendres
au-dessus de ton cœur accablé.

 

 

Quel corps sera le nôtre

quand la pluie rouge
coule sous le poids
des pierres soulevées
par le vent néfaste ?
Serons-nous de chair et d’eau
ou la nuit nous emportera-t-elle
vers d’autres royaumes
dans son ventre mauve
où gisent l’ours polaire et
les toucans rouges et verts
des grandes forêts incendiées ?

 

 

précision

les astronomes ont déjà marqué
l’année où tout a basculé
le sens des mots
les liens entre les voyelles et
ton regard effaré.

 

 

Sous le signe du Totem

Comme une aile de neige fine
comme une poussière granitique
filtrant à travers tes yeux encore ouverts
le vent passe sur nous
met ses longs filaments de feu et de froid
tout le long de nos corps gisants.

 

                       *

L’étoile rouge de ta naissance
virevolte au-dessus du lac
danse autour du totem jaune et bleu
s’accroche dès l’aube à l’écorce du bouleau
planté par le peuple de l’autre rive.

 

                      *

Rive soyeuse et terne
faite d’ombres et de poussières
fragile mirage incomplet
où nous retrouvons
des figures solennelles d’animaux sauvages
aux yeux de cobalt et de lave
il n’y a plus de corps ici
tout scintille sous le coup des illusions futures.

 

 

apparition

le cerf a gagné les hauteurs.
nous oublions peu à peu
l’étrangeté de nos regards numérisés.

 

 

miroirs

tu marches si lentement
que ton regard devient
la passoire fugitive
des paysages abîmés.

 

 

Noyades

La mer me ronge les yeuxdévore l’iris avec le sel
de ses miroirs
je ne vois plus que des cristaux détachés
et tu me dis que tout ce silence autour de nous
n’est que rêve et illusion
je ne sais pas nager
la terre me hante encore
si mes yeux me trompent
je n’aurai que la voix des sirènes
pour me guider aux rives flamboyantes
de ton asile imaginaire.

 

 

Disparitions

Quand la nuit devient trop friable
et tes mains ne tiennent
que la distance des mots
le silence du sang refusé
par la foule indiscrète
nous continuons à saigner la lune
extraire de ses silences
la foudre de ton absence.

Présentation de l’auteur




Jacques Demarcq, d’ubu fait dure loupe

Dubuffet, c’est déjà du brut de brut ; mais Dubuffet dans une version Jacques Demarcq, c’est encore plus brut que le brut de brut.  « Plus il fait clair, moins on y voit », soutenait  Jean Dubuffet . Jacques Demarcq (un autre J .D, tout le monde l’a remarqué) le prouve. Ca finit donc par se voir qu’on ne voit rien ou  qu’on ne croit rien voir dans ce drôle d’opuscule.  Sous l’apparence d’un enfantillage, il est cependant longuement élaboré et mérite une traduction accessible. Objet de papier, il n’a nul besoin de pagination (paginer le délire serait une insulte). Explorer ce même délire s’avère complexe, parce qu’il faut bien commencer par quelque chose pour finir par quelque chose qui soit autre chose… pour que la notule soit lisible de bout en bout.

Le recueil artisanal agrafé propose deux papiers de grammage, teinte et texture différents. L’intérieur  en papier parchemin bis secrète un coq en filigrane. On entre dans  trois pages de graphies/collages à l’état pur.

 

Jacques DEMARCQ, D’Ubu fait dure loupe, Editions Ti Press, MMXVI, juillet 2016

Jacques DEMARCQ, D’Ubu fait dure loupe, Éditions Ti Press, MMXVI, juillet 2016

Tout commence dans le jardin où grand-mère  (« iagranmer ») ramasse des poireaux et des navets pour la soupe. Cette aventure potagère se passe au printemps. Dans un cerisier, un  sale piaf bouzille tout, avant de faire le tour des cassis (« dékasis ») et des groseilles et des framboises (« dégrosey et défranboaz »).  Ca fera ça de moins en confiture ! Sans compter que le « lance-pierre (« lanspier ») d’un  copain «inkopin » permettra de rôtir les zozios qui auront été dégommés. Puis un jeudi sans école, le même «kopin»  sort un cahier de femmes nues (« léfamnu »), celui qu’on se passe sous les tables (« soulétabl »). En  surgissent des femmes  alanguies sur plusieurs doubles-pages (solitaires ou en compagnie oiselière de perroquet ou cygne). Tout ça pour conduire à une Vénus en compagnie de Cupidon (ma préférée). Un angelot fécondateur rappelle le saint-esprit (« lanjélo pandanstan, il ébéni duvatikan, bonka téchist ». Il vous peint Léda levant la cuisse. Cette ultime dame  est en compagnie d’angelots jumeaux.  En fait, certains tableaux de maîtres (Picasso, Michel-Ange, Matisse, Courbet) trouvent dans ces pages une traduction dubuffesque.  Ces Dubuffetwomen ont un corps décomposé en zones unies ou striées du traditionnel bleu-blanc-rouge,  en forme et orientations tous azimuts. Femmes puzzles aux formes rebondies et aux organes composites, elles exhibent seins, muscles nombrilesques ou avant-brasdesques parfois hantées d’écrits culturels.

Cet « Ubu » Dubuffet  « fait » quelques entourloupes (« dure loupe »). Nul ne pourra critiquer son aspect surprenant, tant les exigences de traduction du son en graphe sont redoutables. (Nous l’avons carrément vérifié avec des spécialistes amusés lors d’une exposition de tegamis de jeunes autistes). Bref, ce texte est un long rébus syllabico-sonore qu’il n’est pas nécessaire de vouloir comprendre. L’incompréhensible nait justement des limites de la compréhension. Voila qui pose le problème de cette notule. Doit-elle être écrite en jargon, en mot-valises ou ne pas être écrite.  De fait, ce présent écrit est un gag. Ce drôle de recueil n’est pas encore paru : « Juste un tiré à part d'inédit !! Un truc qu'existe pas !!! »,  précise l’auteur.  La commentatrice, ravie de cet imbroglio et de l’inutilité de son analyse, s’interroge : un tiré à part ira-t-il vraiment nulle part ? un « inédit » sera-t-il dit  un jour ou l’autre? » Bref,  l’inexistence est-elle condamnée à le rester ?

 

En annexe, dictionnaire de traduction du Demarcquien en français :
Sétin naxésoar néséséralar kinper oké =  c’est un accessoire nécessaire à l’art qu’un perroquet
Obordinlak = au bord d’un lac
Pourfer dukoloryaj = pour faire du coloriage
jrekopi pourfer dukoloryaj = je recopie pour faire du coloriage.




La Passerelle des Arts et des Chansons de Nicolas Carré

Une fois n'est pas coutume – encore qu'il y aurait à y penser, et que la perspective des fêtes de fin d'année y invitent – nous allons parler de chanson, ici. Et d'un interprète sensible de la chanson française, auteur discret de poésie aussi, et créateur d'un lieu culturel qui promet, sur le port de Nice, près de la Place de l'Ile de Beauté – ça ne s'invente pas : la beauté, en effet, La Passerelle en promet ! A commencer par la magnifique exposition des créations en céramique de Sophie Bayeux qui jouent du fragment et de la couture en technique raku.

Espace bien nommé en ce qu'il permet de tendre des ponts entre les arts : expositions, théâtre (en cours ce trimestre, un extraordinaire hommage à Bobby Lapointe, biographie imaginaire à partir de ses chansons, sur un scénarion de Miran, interprétée avec brio par la troupe en résidence permanente1) musique, cabaret-chanson et poésie, mais aussi ouverture aux arts visuel, du spectacle... à travers des résidences, des ateliers, des formes à trouver... Un lieu à peine ouvert, qui se cherche encore, mais qui regorge de possibilités.

Nicolas Carré

Cette Passerelle, Nicolas Carré en rêvait depuis longtemps... Depuis l'adolescence peut-être même, quand jeune lycéen, il se rendait compte qu'il préférait être chanteur plutôt que comédien. Depuis qu'il animait un lieu similaire à La Gaude, dans l'arrière-pays... Un rêve qu'il a transporté avec lui au fil de ses voyages, aux USA et ailleurs... Et qu'il peut enfin fonder, aménager, créer, avec son complice, Eric Aubertin, propriétaire du lieu, une ancienne menuiserie sur 200 m2, qu'ils ont entièrement transformée en un espace multifonctionnel, coloré, moderne et chaleureux. Le spectacle de Bobby Lapointe était en quête d'un théâtre où programmer et jouer tant que le spectacle marchait, et non pour quelques représentations, comme lors de la première en 1998 ; tout local vide à louer devenait ainsi support d'une rêverie – qui a rencontré le rêve d'Eric, d'ouvrir une galerie...

Sophie Bayeux - artiste céramiste

 

A l'origine de ce projet, aussi, la fascination de Nicolas pour le Lapin Agile et son ambiance de cabaret convivial, qu'il tente de retrouver dans sa fraîcheur initiale, à l'époque de Mac Orlan, de Max Jacob, puis de Ferré ou Nougaro – loin du spectacle muséal pour touriste vers lequel tendrait  désormais, comme tant d'autres, ce lieu montmartrois historique.

Le répertoire du cabaret, Nicolas Carré l'a "hérité" de Miran - auteur de théâtre dont il interprète donc le "Tu la tires ou tu Lapointe"  avec des représentations qui continuent jusqu'aux fêtes, après une interruption musicale liée au festival de jazz de La Gaude -  et de Bernard Bettenfeld, chanteur populaire auquel il rend hommage : ces chansons faisaient partie des spectacles de Miran. Avec le pianiste Bruno Mistrali, son complice, Nicolas proposait d'abord au public de choisir le spectacle parmi une centaine de chansons, qui constituent le coeur de leur répertoire, formule qui évolue sans cesse : il n'y a jamais deux soirées identiques - les invités sont bienvenus, les surprises aussi.

Si le retour du public joue aussi un rôle dans la composition de ce répertoire, Nicolas Carré juge que ce retour est "son affaire" : "c'est à moi de faire aimer la chanson, dit-il, parce que je sais qu'elle est belle, qu'elle mérite d'être présentée, d'être entendue, d'être défendue." Il donne en exemple "Le Chemin des forains" d'Edith Piaf, que Bruno Mistrali et lui ne présentent plus depuis longtemps, bien qu'ils l'adorent, mais qui ne passe pas avec le public : "elle est trop belle cette chanson, s'il y a quelque chose qui cloche, c'est qu'il y a quelque chose qu'on fait de travers... En y réfléchissant, je me rends compte que les fois où je l'ai chantée, je venais de l'apprendre, et je la chantais en ayant un doute sur le texte – forcément, on ne peut pas chanter comme ça. Je ne peux pas "lire" une chanson : je me souviens d'un chanteur au Blue Street à Saint-Laurent du Var qui avait des dossiers, des classeurs énormes sous son piano, avec des centaines de chansons, dans toutes les langues, et qui t'interprétait ce que tu lui demandais... Il ouvrait le cahier, il avait la chanson, avec la partition, l lisait les paroles qu'il chantait – il ne se trompait pas, par contre - mais c'est un autre métier. Moi, je suis 'en mission'."

C'est vrai, Nicolas porte les chansons, et fait "entrer" le public dans celles qu'il nous offre : il ne présente pas des chansons, il nous amène à l'intérieur, et c'est assez extraordinaire."Avec le public, c'est un partage, dit-il, c'est un mot que j'aime bien." Le mot "mission" me semble aussi pertinent : Nicolas Carré permet à des chansons de survivre. Pas toutes peut-être, car il ajoute malicieux :

"Il y a un détail, que je faisais remarquer à Bruno, alors que nous envisagions d'interpréter une chanson de Maxime Leforestier : aucune de celles que nous présentons n'est construite sur le modèle couplet/refrain où le refrain est toujours le même. Les chansons que j'interprète ont parfois un refrain, mais il fait évoluer l'histoire. Les chansons que j'aime racontent des histoires. Je ne chante pas non plus de chansons "qui ne finissent pas" – il y a une histoire, et il y a une chute. On est là – on raconte des histoires : c'est un bon passe-temps".

Tu n'aimes pas le côté ritournelle des chansons?

Non, au contraire,  le côté ritournelle musicale, j'adore – cet air qui revient, la rengaine, j'adore... mais il faut que l'histoire avance. Je chante d'ailleurs une chanson qui s'appelle "La Ritournelle" qui est de Jean-Roger Caussimon, et qui fait partie des chansons qu'il n'a pas enregistrées.

Tu te rattaches à la lignée des chanteurs réalistes?

Non, elle peut être fantastique l'histoire – il faut qu'il y ait aussi une vraie musique derrière – pour Bruno, il doit avoir plaisir à jouer au piano, même s'il arrive à enrichir des mélodies, et qu'il ne joue jamais deux fois la même chose.

Et, Jean-Roger Caussimon, dont tu parles beaucoup lors du spectacle...

C'est l'un des paroliers de Léo Ferré, il était aussi comédien, il écrivait des poèmes et il a rencontré Ferré au Lapin Agile. Ferré lui a demandé s'il pouvait mettre en musique La Seine, je crois... Il a très peu chanté, mais il y a plein d'albums enregistrés par lui – il n'est pas vraiment chanteur... Moi, j'aime bien parler de lui parce que ça résume bien l'esprit de ma soirée. Il a écrit des chansons si belles qu'on peut les chanter les yeux fermés devant un public qui ne les connaît pas, en se disant que de toute façon, ça va plaire, à la première écoute. C'est le pari que je prends – je crois qu'on ne peut pas ignorer la beauté de certaines choses. Et ce que je dis en riant, c'est aussi que j'adore dire son nom. Il résume bien mes soirées, mais nous avons aussi "Sans Bagages" de Barbara, parce que c'est une chanson peu connue, et qu'elle est trop belle. D'Yves Montand, on fait "Casse-tête" – personne ne connaît "Casse-tête". On essaie de faire redécouvrir des pépites qui m'ont été offertes comme sur un plateau par Miran et par Bernard. C'est comme "Ostende", de Caussimont, avec une musique de Ferré, je l'ai toujours entendue, comme "Le Poseur de rails" de Laforgue... personne ne connaît cette chanson, et pourtant elle est magnifique !

Vous couvrez un grand arc temporel dans votre répertoire.

Encore que j'aie des lacunes dans les 30 dernières années – la chanson la plus récente, c'est "Living-room" de Paris Combo – elle doit avoir une petite vingtaine d'années, quand même... et avant ça, c'était "Tombé du ciel", qui est de 89.

C'est un voyage dans le temps que tu nous proposes... une petite bulle...

Oui, mais c'est une incidence, ce voyage dans le temps, ce n'est pas un prétexte. Moi, je veux faire voyager dans la beauté. La chanson, c'est l'objet qui m'intéresse, qui me plaît, qui me fascine, je trouve ça incroyable de pouvoir mettre autant de choses dans si peu de mots.Il n'y a rien, trois couplets, une mélodie qui tient à pas grand-chose, et ce sont des objets que tout le monde connaît, et ça voyage, et ça ne fait aucun doute pour personne que ça, là, c'est beau. Et ça tient dans rien! Et si je trouvais des belles chansons qui ont six mois, je serais ravi de les chanter, je n'ai pas de chapelle ! La chanson de Paris Combo, on me l'a présentée, et je l'ai adoptée parce qu'elle est belle.

 

Nicolas Carré avoue enfin modestement qu'il écrit aussi et que l'un de ses textes est devenu chanson avec la musique d'une amie. Il aime écrire, il aime les moments où il écrit, des moments très agréables, dit-il. De petits formats, ajoute-t-il – une tentative jadis d'écrire un journal  lors de ses voyages se limitant à une page unique...  Alors, pour clore ce portrait, voici trois petits formats de Nicolas, dont on espère qu'il seront un jour des chansons : 

 

Pour une livre de bonheur 28/01/16

Écoute...

 Derrière les portes qu'on ferme, il n'y a jamais rien à offrir... ça se saurait !

 Il paraît que le bonheur s'achète, sans blague !... Vous m'en mettrez 500 grammes, merci... et un peu de mou pour le chat, oui.
Je vous dois ? D'après toi... combien pour 500 grammes de bonheur ? J'en sais rien, j'ai jamais su compter. Il paraît que c'est grave. Je sais pas. Je sais combien j'ai d'enfants... Je sais quand j'ai soif, quand j'ai faim, quand j'ai mal et quand j'ai froid. Je sais quand j'ai peur... et je sais quand j'aime aussi... je crois.
Alors combien ? On s'en fout, tiens donne moi le mou et garde ta livre, garde la bien !
T'en veux ? Viens avec moi, je vais te faire voir.
Regarde... non pas où, comment ! Regarde comment font les enfants. Regarde comme ils regardent. Quelles que soient les circonstances qui font qu'aujourd'hui tu arrives à croire que le bonheur s'achète, le véritable coupable ne peut pas être un enfant. Les enfants ne sont jamais coupables. Le véritable coupable c'est toi... et moi aussi parfois quand je fais pas gaffe... ça m'arrive. C'est l'adulte qui renonce, l'adulte qui croit que le bonheur existe. Je veux dire qu'il existe ailleurs que dans sa tête. Le bonheur n'existe pas ! Il s'invente !
Et il s'invente pour s'offrir, pas pour se vendre.
Si les gens avaient vraiment quelque chose d'intéressant et de désintéressé à offrir, ils ne fermeraient jamais leurs portes qu'à cause des courants d'air... et certainement pas à double tour.
Tu t'es déjà retrouvé à lire un poème, à entendre une chanson, ou à voir une sculpture, une photo, un tableau pour la première fois de ta vie et à te rendre à l'évidence que tu connais cette œuvre... que tu l'as toujours connue !
Le bonheur c'est ça, c'est savoir reconnaître la beauté des choses.

Prends ton argent et jette le ! Avec lui, tu ne pourras jamais t'offrir que l'illusion que ta livre de bonheur n'a coûté de larmes, de sang et d'espoir à personne.

Allez viens, je t'emmène... la poésie, tu connais ? La poésie ça fait rêver ceux qui sont assez tarés pour l'écrire... et toi, toi qui es assez taré pour être encore là, à m'écouter, à me lire. Et je salue ta folie. Je suis poète et toi aussi. La poésie, c'est comme le bonheur... ça s'invente... ça s'invente et ça s'offre !
... tu vois cette plume ?
Eh bien...
Cette plume mon cher, laisse moi te le dire, elle est tout ce que j'ai d'Amour et de passion, toute ma vie d'ici, toute ma construction et si tu sais la voir... moi, je veux te l'offrir

 

 

Destins croisés

J'aime ce rendez-vous où dans notre silence
Ma main et ta conscience s'inventent des mots doux
Des mots d'un autre temps, d'une autre ressemblance
Ou de cette évidence des âmes qui se nouent.

 Là-bas y'a des envies de bien faire, de beauté.
Quand je t'écris "La Vie", tu sais lire l'Amour,
La peur, ma douce amie qu'est ma sincérité,
Ma foi en toi... et en tout ce qu'il y'a autour !

 J'y vais ouvrir les portes de nos univers
Celles de ton salon et de mes fantaisies
Ces mondes différents où l'on voit à travers
Tes joies dans mon stylo et tes peines aussi

 Nos chemins sont les mêmes, où qu'ils aillent, d'où qu'ils viennent.
Ta vie est dans la mienne, je l'ai vu dans ton rire
Et puisqu'il faut choisir, mais qu'à cela ne tienne !
À toi le verbe "Faire", à moi celui d'"Écrire"

*  *  *

Le mec dans le miroir

Dans le silence de ma vie
Où il fait déjà tard
Je me suis fait un ami
... il vit dans mon miroir

 Je pensais qu'on se connaissait
En fait non, pas vraiment
On s'était juste croisé
Comm' ça, en coup de vent

C'est un garçon original
Il dit qu'il est artiste
Ça le rend presque banal
Moi j'aime bien les artistes

 Ce silence dont je vous parle
A la légèreté
Des rêves et des départs
Aux airs de volupté

 Au fond du cœur il a une tache
Un truc qu'il veut pas dire
J'ai l'impression que ça gâche
Un peu tous ses plaisirs

 Je vais tenter de lui parler
J'aime pas le voir comme ça
Ça doit pouvoir s'arranger
C'est rien de grave, je crois

 Je crois oui, que je veux lui plaire
Au mec dans le miroir
On a deux, trois trucs à faire
Avant qu'il soit trop tard.

*  *  *