Arnaud Le Vac présente Le Sac du semeur

 C'est avec grand plaisir que nous donnons la parole à Arnaud Le Vac, fondateur et animateur de la toute jeune revue numérique gratuite "Le Sac du Semeur", projet aussi simple qu'ambitieux, auquel nous souhaitons de durer et de rencontrer de nombreux lecteurs, grâce à son riche programme de poètes et d'artistes. Nous vous invitons à télécharger sans délai le pdf en suivant le lien à la fin de l'article.

La revue le sac du semeur a été créée au printemps 2016. Son premier numéro a décidé pour moi ce que serait le Semeur : une revue où pourrait être mise en avant une pratique de la poésie et de l’art. J’ai contacté les poètes Marcelin Pleynet, Claude Minière, Pascal Boulanger, Serge Ritman, les peintres Pierre Nivollet et Mathias Pérez, et c’est de leur contribution qu’est née la revue le Semeur.

Mathias Pérez m’a proposé de publier dans la revue les textes de Bernard Noël, de Claude Minière et de Christian Prigent sur son travail ou plutôt son activité, avec au choix deux séries de photos de ses œuvres. La revue a ainsi intégré un cahier central pour et avec un artiste. C’est pour le lecteur la possibilité de faire une expérience avec la peinture et pour l’artiste la possibilité d’écarter d’un geste de la main ce qui fait illusion.

Deux autres cahiers occupent la revue. Le premier cahier est résolument tourné vers des écritures qui ont publié, le second cahier est tourné, avec la publication d’un photographe, vers des écritures qui ont peu ou pas encore publié, même si ces deux cahiers ne sont pas pour moi séparés.

Le sac du semeur numéro deux publie les poètes Margaret Tunstill, Jacqueline Risset, Alain Jouffroy, Hans Magnus Enzensberger, Laurent Mourey, Lou Coutet, Fabiana Bartuccelli, le peintre Pierre Nivollet, Marcelin Pleynet, la photographe Martine Barrat et l’artiste Jeanne Gatard. Mon activité de revuiste consiste à inviter les contributeurs ou à demander les autorisations de publications, à mettre en ligne les contributions sur le site de la revue dès le printemps jusqu’à l’été et à publier enfin le PDF de la revue.

Chaque écriture est une rencontre. Une porte ouverte vers l’inconnu. J’aime solliciter un artiste pour les dessins de la revue : Le Semeur, Pierre Nivollet, n°1, ou encore Semer, Prendre et donner, Victor Hugo sur le rocher des Proscrits, Jeanne Gatard, n°2. Le sac du semeur est une revue numérique annuelle et gratuite. J’imprime un livret uniquement pour les contributeurs et les critiques. Mon souhait serait que celui-ci puisse trouver place dans la bibliothèque des écrivains que je publie. Je suis heureux d’attirer l’attention sur des œuvres aussi importantes que celles de Cess Nooteboom (2016, n°1) et d’Hans Magnus Enzensberger (2017, n°2) pour ne citer que deux des poètes qui sont pour moi autant d’exemples de ce que peut être la poésie aujourd’hui.

Arnaud Le Vac




Arnaud Beaujeu, Fleur d’encre

Garçon-fleur

Il a une fleur de mauve entre
les incisives des boutons d’or
dans les cheveux un glaïeul sauvage
posé sur son oreille
un lilas dans le cou
entre le pouce et
l’annulaire il tient un coquelicot une rose est
sur son cœur il a des myosotis
à chacun des orteils

Fleur d’encre

Les doigts tachés d’indigo bleu en pressant l’encre
du muscari la vie qui se décale un peu le temps passe
et sourit
Unies dans un verre à alcool les clochettes du muscari
une ou deux pâquerettes une fleur de
pissenlit
Taches d’encre dans les fossés sur les talus
et par les prés
d’encre violette encore tachés

Le manteau

Un jour j’ai dessiné
un grand manteau de mots
Les manches étaient de vers les épaules d’argot
Les pans phrases-guenilles descendaient jusqu’au sol
pour partir en lambeaux de syllabes
de lettres
et de non-dits idiots

Et ce besoin d’écrire pour
laisser une histoire
à ceux qui reviendront
Ecrire écrire écrire
en désespoir de trace
pour lancer une histoire
à travers nos questions

 

 

 

 

Les déchirures du ciel

Les déchirures du ciel ouvrent
sur d’autres vies
disparaître dans l’inconnu marcher
vers d’autres vues
où la mer étendue permet d’écrire
le jour la nuit
auprès d’un feu de cheminée

Nager des heures entières peut-être
jusqu’à se noyer revenir
en arrière une table sur la mer
au bouquet déposé

Puis des fragments de lumière
un sourire dans l’été
un lit quelques hivers s’enfuir
dans d’autres nuits

Je ne sais plus ces choses-là désormais
ne m’en souviens plus
je courais jusque dans l’envers
désormais ne m’en souviens plus

Une table

Tu as une table et tu écris
Tu t’assieds sur le bord
de la mer tu cherches un horizon
la mer est ton mystère tu recherches
son nom

Il y a un lit une maison la nuit qui veille
les murs de chaux
et la vie s’ensommeille

Quand on ouvre les volets il n’y a plus
que l’horizon sur le bord
de la mer des falaises en eau profonde
Au sommet une maison

Nocturne

Il faisait nuit je ne dormais pas
et les ombres entouraient la maison
La vigne vierge entrait par la fenêtre
sur le dallage se découpaient
les reflets d’ombres du feuillage
éclairé par la lune

J’étais comme dans un rêve
je marchais dans l’allée par la lune éclairée
mais la brise passait les nuages passaient
sur le ciel

Présentation de l’auteur




Revue Alsacienne de Littérature, Elsässische Literaturzeitchrift, “Le Temps”

Je dois à l'amitié d'Eva-Maria Berg, poète humaniste dont plusieurs textes figurent dans cette livraison, de découvrir,  avec beaucoup d'intérêt, cette revue trilingue ((des informations à l'adresse suivante - http://larevue-ral.blogspot.fr/)) (français, allemand dialectal et haut-allemand) dont je ne puis apprécier l'intégralité des textes offerts, mais dont l'esprit résumé dans la présentation : "défense et illustration d'une identité ouverte. Elle affirme sa spécificité régionale pour d'autant mieux assurer sa vocation transfrontalière, notamment dans l'espace rhénan", ne peut que séduire un lecteur de Recours au Poème.

 

Revue Alsacienne de Littérature, Elsässische Literaturzeitchrift, "Le Temps", n. 127

Revue Alsacienne de Littérature, Elsässische Literaturzeitchrift, "Le Temps", n. 127,
1er semestre 2017, 152 p., 22 euros

Abonnement à l'adresse de l'association :
Les Amis de la Revue Alsacienne de Littérature,
BP 30210, 67005 – Strasbourg cedex

On y trouve en effet, regroupés dans les 5 volets qui la constituent, et que ponctuent les photos en noir et blanc prises en Chine par Anne-Marie Soulier, des textes passionnants. Dans la partie "Patrimoine", 4 articles sur Réforme et Contre-Réforme complétant la précédente livraison, consacrée à la Réforme en Alsace dont on peut imaginer l'intérêt, à la lecture des textes de Bernard Xibaut, Rémy Valléjo, Jérôme Schweitzer et Gabriel Brauener, qui retracent aussi les sources de ce mouvement religieux, capital dans la constitution de l'identité européenne.

Des poèmes trilingues (pas tous traduits, beaux à voir, mais quel dommage de n'en pouvoir saisir le suc) déclinent le thème du temps dans le "dossier central", présenté par Anne-Marie Soulier - thème qui imprime aussi sa teinte aux poèmes réunis dans les "voix multiples", amplifiant encore ce que le regroupement donne à lire : l'impossible saisie d'un concept, la victoire jamais acquise sur le temps, que les mots piègent parfois, dans ce qu'Anne-Marie Soulier définit si joliment comme "les ruses inattendues du langage, la danse des conjugaisons, l'improbable futur antérieur d'un bal chez Temporel". A défaut de pouvoir tout citer, je retiens le "temps dévorant" d'Alain Fabre-Catalan, une série de petites proses de Jean-Claude Walter consacrée aux saisons, les trains de Claire Krähenbühl, et le "temps de neige au bord de la nuit" de Roselyne Sibille, la beauté graphique des poèmes – pour moi illisibles - en norvégien de Hanne Bramness, page 56, traduits par A-M Soulier sur la page suivante, où l'on découvre la beauté des traces sur la neige-mémoire... 25 poètes réunis pour cette ode au temps mutiple.

Parmi les "voix multiples", on repère six poèmes de Denise Mützenberger, des proses de Marie-Yvonne Munch sous le titre "J comme jours", l'émouvant récit bilingue du "Petit Fritz" évoquant les morts de la première Guerre Mondiale, par Jean-Christophe Meyer, et "Le Corps du silence", d'Yvan de Montbrison, nous entraînant avec lui et toute la charge d'émotion suscitée par sa vision baroque – réponse poétique aux thèmes de la Contre-Réforme évoquée dans le volet historique de la revue :

A la surface de la mort
il y a posée la citadelle du désastre
et ton corps épluché
comme un fruit de sa peau
laisse entrevoir son cœur

(...)

mes deux jambes et la multitude des autres jambes coupées
ont par ailleurs pour finir atteint le rivage
et s'enfoncent sans plus attendre silencieusement dans la mer
pour que nous y disparaissions à jamais noyés dans notre sang

Le numéro présente aussi, dans la rubrique fixe "chroniques", outre des textes en langue germanique, un article de Jean-Claude Walter sur Nicolas de Staël, une passionnante note de Jean-François Biellmann sur le sens caché du monogramme d'Albrecht Dürer, ou une présentation de l'écrivain lorrain quadrilingue Eugène Jolas par Claude Fisera. Des "notes de lectures" abondantes et soignées complètent la livraison, largement ouverte sur le monde.




Amont dévers — une anthologie poétique (6)

Si la poésie a toujours à voir avec la pensée, il y a fort à parier qu’elle s’éloignera assez spontanément de la doxa, en tout cas en période “ordinaire” (indifférence, train-train historique, consensus prédominant), fût-ce sous prétexte de défoulement et, dirait-on, d’inversion carnavalesque. Risque calculé, bien sûr, comme toujours quand il s’agit de mots (oui, quand même) : on ne parlera pas à la légère ici de subversion. Quant à ce qui s’appelait naguère « poésie engagée », nous pensons que cette expression – après les milliers de pages qu’elle a provoquées – est ou tautologique en soi, ou beaucoup trop ambitieuse pour les objectifs de cette anthologie qui procède, on s’en sera aperçu, selon « l’allure poétique, à sauts et à gambades ». Une voix sarcastique (G. G. Belli) peut provenir parfois des bureaux du Vatican. Mais faire semblant est déjà un pied-de-nez à l’esprit de sérieux et à l’académisme ; à la bêtise la mieux partagée, surtout. Le fou du roi, le djéli, le pazzariello pasolinien ont bon dos : aussi bien chez les comico-réalistes toscans anciens, chez Merlin Coccaïe, que chez les plus funambulesques des baroques, pour ne pas parler des provocateurs futuristes du début du XXème siècle, le ridicule et l’excès ne sont pas aussi gratuits qu’il y paraît ; et dissimulent parfois, prudemment bien sûr, les offenses, les blessures et les révoltes que les opprimés du quotidien ne peuvent pas (ou plus) exprimer directement. En attendant peut-être quelque soulèvement, de périodes – justement – extraordinaires. Car, sous la cendre, suivant l’accordéon variable de l’Histoire, les différents feux ne cessent jamais de couver.

 

La face obscure du quotidien

 

(sonnet)

Qui entendrait tousser la malheureuse
femme du surnommé Bicci Forèse
pourrait penser qu’elle a passé l’hiver
dans le pays où se fait le cristal.
En plein mois d’août on la trouve enrhumée :
imagine comment, les autres mois…
et rien ne sert qu’elle garde chaussettes,
pour ce que son couvroir est courtenois.

La toux, le froid et autre male envie
ne lui vient point d’humeurs qui seraient vieilles,
mais pour le manque qu’elle sent au nid.
Sa mère en pleure, avec d’autres soucis,
disant : « Hélas, pour quelques clopinettes
je l’aurais mise chez un comte Guy ».

Dante Alighieri (?), Tenson avec Forese Donati, Rime

 

 

Beautés de Valladolid

(sonnet caudé)

Étrons fumants, monceaux de pots de chambre
versés, répandus, et brillants torrents
d’urines et bouillons âcres puants
qu’on ne peut traverser sans bottes prendre ;

eaux stercoraires et en animaux
morts fécondes, pain chanci sans levain,
poissons qui empestent les gens de loin,
vins tournés, vinaigres plats, huiles d’eau ;

bâtiments somptueux sur deux piquets
emplâtrés de limon et pleins d’ordure
de çà, de là sans aucun ordre mis ;

dames en céruse et en rouge aussi,
mais crasses, sans cheveux, os desséchés,
dont la motte est rentrée par la nature,

voilà ton hermosure
et tes attraits, et ton renom splendide,
vallée de boue et non vallée d’olide.

Alessandro Tassoni, Rime (posthumes)

 

Très belle forcenée

Ah, de la belle dont je restai blessé
font les anges du Styx un féroce usage :
elle montre au-dehors l’âme ravagée,
cheveux fous, regard tors, horrible visage.

Donc dans le plus beau siège d’Amour gouverne
la haine hideuse et la fureur d’Averne ?
donc au ciel de beauté un enfer est mis,
et entrent donc les Furies au Paradis ?

Pardon pour cette belle âme, âmes damnées !
Si autrefois vous émut d’Orphée le son,
que vous pousse à compassion tant de beauté.

Mais, fou ! que dis-je ? avec qui ai-je ce ton ?
Il ne sait pas pardonner, il n’a pitié
qui de pitié est indigne et de pardon.

Bernardo Morando, Fantasie [amorose], posthume

À Arhiman

Roi des choses, auteur du monde, mystérieuse
Malfaisance, suprême pouvoir et suprême
Intelligence, éternel
Pourvoyeur des maux, gouverneur de mouvance,
Je ne sais si cela te rend heureux, mais regarde et jouis…

G. Leopardi (1833)

L’incendiaire

à F. T. Marinetti,
âme de notre flamme

Au milieu de la place centrale
du village
on a placé la cage de fer
avec l’incendiaire.
Elle y restera trois jours
afin que tous puissent le voir.
Tous viennent rôder autour
de l’énorme tétragone,
durant tout le jour,
des centaines de personnes.

– Regarde un peu où ils l’ont mis !
– On dirait un perroquet charbonnier.
– Et où devaient-ils le mettre ?
– En prison, directement.
– C’est bien fait, il a l’air d’un mendiant !
– Pourquoi ne pas lui préparer
un appartement de luxe,
pour qu’il le brûle aussi !
– Quand même pas le garder dans cette cage !
– Ils le feront crever de rage !
– Crever ! C’est pas le type à s’en faire !
– Il est plus tranquille que nous !
– Moi je dis qu’il s’amuse beaucoup.
– Mais, et sa famille ?
– Qui sait de quelle partie du monde il est venu !
– Cette engeance n’en a pas, de famille !
– Sûr, des débris à la dérive !
– S’il venait de l’enfer ?
– Pauvre méchant diable !
– Vous auriez de la compassion ?
S’il vous avait brûlé votre maison
vous ne diriez pas ça.
– La vôtre, il l’a brûlée ?
– S’il ne l’a pas brûlée
il s’en est fallu de peu.
Il a brûlé la moitié du pays
ce forban !
– Au moins, lâches, ne lui crachez pas dessus,
c’est un être humain à la fin !
– Mais comme il est tranquille !
– Il n’a pas du tout peur !
– Je serais mort de honte !
– Être là, cloué au pilori !
– Trois jours !
– Quel supplice !
– Mon dieu, quel air torve !
– Ces regards de bandit !
– S’il n’y avait pas la cage,

je ne resterais pas là.
– Et si d’un coup on le voyait s’échapper ?
– Mais comment ferait-il ?
– Elle est solide au moins, cette cage ?
– Qu’il ne puisse pas s’enfuir !
– Par les vides entre les barreaux, il ne pourrait pas passer ?
Ces brigands savent se replier
de mille façons !

[…]

Place ! Place ! Écartez-vous !
Camelote ! Petits êtres
aux exhalations malodorantes,
fétide bétail !
Ravalez tous autant que vous êtes
votre obscène commérage,
et qu’il vous reste dans la gorge !
Place ! Je suis le poète !
Je viens de loin,
j’ai traversé l’univers
pour venir trouver
ma créature à célébrer !
Agenouillez-vous, racaille !
Hommes qui avez horreur du feu,
pauvres êtres de paille !
Agenouillez-vous tous !
Je suis le prêtre,
cette cage est l’autel,
cet homme est le Seigneur !

[…]

A. Palazzeschi, L’incendiario, 1910

 

 

* * *

Tendre l’autre joue,
une révolution copernicienne :
repousser la haine à la marge
de notre système céleste,
pour mettre au centre l’étoile,

un Soleil-Amour qui illumine la Terre !
Facile à dire, mais du dire au faire
il y a au milieu le Mal,
et cette Éclipse qui n’en finit plus
et projette son ombre sur Noël.

V. Magrelli, Il sangue amaro, 2014 (de : Huit poèmes pour Noël)

 

L’abject et le sublime

(Sonnet)

Qu’une trombe, vieille enragée, t’emporte,
qu’un tourbillon te frappe sur la tête !
Pourquoi es-tu en toi-même si torte
que ne vient pas t’occire la tempête ?

Qu’un arc du ciel t’envoie une angoisseuse
flèche qui te vient fendre, et soit bien preste :
car si se terminait ta vie fâcheuse,
j’aurais, sans plus demander, joie et fête.

Que ne vont pas se plaindre les vautours,
milans et corbeaux à Dieu souverain,
qu’il te livre à eux ? Tu es leur quignon.

Mais tu as la chair si suintante et dure
qu’ils ne tiennent pas à t’avoir en mains :
aussi restes-tu là, c’est la raison.

(Guido Guinizelli, Rime)

D’huîtres et de crabes

Une huître, lorsque la lune est pleine,
s’ouvre en grand : ce que voyant le crabe
pense déjà qu’il l’aura sans peine.
Il enfile dedans pierre ou branche :
de se refermer n’est plus capable ;
ainsi le crabe son huître mange.

Ainsi l’homme qui ouvre sa bouche
et à un traître dit son secret,
recevant un coup qui au cœur touche.
De la langue provient vie ou mort :
plus se tait que ne parle un discret,
tant qu’il est soumis au mauvais sort.

La vie se sauve par la prudence :
bouche cousue garde le silence.

Cecco d’Ascoli, Acerba etas, III, 28

 (Trinch !)

1. Limerne :

Ci, ci ! père des noctivagues ténèbres,
ci, Sommeil, ci, semeur de calme paix
Morphée ! Ci, plongeant dedans mes yeux
au lit que tu annexes, couche-toi ou parcours
tout entier imprégné du liquide cher au peuple
mon corps, ivre bientôt du pavot qui engourdit.
D’ici, d’ici s’en aillent les soucis accrochés
mordicus aux intimes viscères, disparaissent,
afin que je jouisse de ta divine adorée torpeur,
grâces rendant, oui, plus tard aux dieux du jour.

 

 

2. Merlin :

 

Post vernazziflui sugum botazzi,
post corsi tenerum greghique trinchum,
et roccam cerebri capit fumana
et sguerzae obtenebrant caput Chimerae.
O dulcis bibulo quies Todesco,
seu feno recubat canente naso,
seu terrae iaceat sonante culo!
Mox panzae decus est tirare pellem,
mos est sic asino bovique grasso.

 

Après le jus coulant du flacon de grenache,
après avoir trinqué tranquille corse et grec,
et le donjon cérébral est pris par les fumées
et les Chimères louches enténèbrent la tête.
Ô douce quiétude au Tudesque biberonneur,
qu’il roucoule du nez affalé dans le foin
ou que du cul il trompette gisant à terre !
Puis il est bon que la peau du ventre soit tendue,
selon le plaisir aussi de l’âne et du bœuf gras.

 

Le grand idéal

Le grand idéal
m’est sorti
d’un coup
alors que distrait
j’étais dans la rue
je regardais quelque chose
et puis
les gens
tout autour
de moi
se sont retournés

ç’a été
un jour
horrible

j’avoue
que j’ai rougi
quand j’ai compris
que le grand
idéal
par moi cultivé
avec soin
nourri
des années
tenu au-dessus
d’angoisses doutes et soucis

ces grossiers triviaux passants
avaient cru
qu’il était
l’avaient pris
pour un
très vulgaire
pet

Sebastiano Vassalli, La distanza, Bergame 1980

Chant des charretiers

Les roues du chariot grincent comme des lits
d’hôpital. Les chevaux tombent
entre les limons et montrent leur moelle aux oiseaux –
broutent le vent au bout des rails.

N. Ghiglione, Canti civili, 1945

[vénitien classique]

 

Un certo cavalier orbo da un occhio,
questo s’ha maridà.
Appena che l’è andà
colla so sposa in letto,
che ’l se n’ha accorto in botta,
che la l'aveva rotta.
Oh, com’ela? el ga dito,
per Dio, no ti xe puta.
La ga risposto franca:
Perché cossa me manca?
Lu ga soggiunto subito:
Oh, te manca l'onor.
La ga replicà:
Vardé là, che stupor?
Varda, che ancora a ti
manca un occhio. E cussì
lu presto ga soggiunto:
Un dì me l'ha cavà un mio nemigo.
Ed ella ga risposto:
E a mi, cogion, me l'a tiolto un me amigo.

 

 

Un certain chevalier borgne d'un œil,
voilà qu'il s'est marié.
À peine est-il allé
avec sa femme au lit,
qu'il s'en est aperçu au premier coup,
elle l'avait rompue.
Oh, comment ça ? dit-il,
par Dieu, tu n'es pas fille.
Elle fait aussi sec :
Pourquoi, qu'est-ce qui me manque ?
Et lui si tôt ajoute :
Oh, rien qu'un peu d'honneur !
Mais elle a répliqué :
Voyez ça, c'est trop fort ?
Regarde, à toi, vois-tu,
il manque un œil. Et lui
vite veut préciser :
Un jour, un ennemi me l'a ôté.
Et elle a répondu :
À moi, couillon, ç'a été un ami.

 

Giorgio Baffo, Le Poesie (posthume)

 

[italien de la ville de Rome, romanesco]

 

Er ciàncico

A ddà rretta a le sciarle der governo,

ar Monte nun c’è mmai mezzo bbaiocco.

Je vienissi accusí, sarvo me tocco,
un furmine pe ffodera d’inverno!
E accusí Ccristo me mannassi un terno,

quante ggente sce campeno a lo scrocco:
cose, Madonna, d’agguantà un batocco

e dàjje in culo sin ch’inferno è inferno.
Cqua mmaggna er Papa, maggna er Zagratario
de Stato, e cquer d’abbrevi e ’r Cammerlengo,

e ’r tesoriere, e ’r Cardinàl Datario.
Cqua ’ggni prelato c’ha la bbocca, maggna:

cqua… inzomma dar piú mmerda ar
majorengostrozzeno tutti-quanti a sta Cuccaggna.

 

 

voir : circe.univ-paris3.fr/Sonnets-Belli.pdf

 

La grignote

À écouter les craqu’s des gouvernants,
le Trésor n’a jamais l’ombre d’un rond.
Puissent-ils recevoir – moi j’me les touche
autant d’éclairs du ciel dans leur cal’çon !
Et m’faire avoir, oh Christ ! l’bon numéro,
à proportion d’combien ils en profitent :
de quoi, bon dieu, empoigner un gourdin
et les en fourrager jusqu’au trognon.
Quoi ! bouff’ le Pape et bouff’ le Secrétaire
d’État, et ç’ui des Brèv’s et l’Camerlingue,
le Trésorier et l’Cardinal Dataire.
Là, chaqu’prélat qu’a une bouche, bouffe:
là... en un mot, du plus’ merde au fortiche,
tutti-quanti dans c’fromage-là s’étouffent.

(27 nov. 1830)

 

 

Giuseppe Gioachino Belli, Sonetti romaneschi

 

Et les malgré soi…

Je courais dans le crépuscule…

Je courais dans le crépuscule boueux,
derrière des hangars cassés, des échafaudages
silencieux, par des quartiers mouillés
dans l’odeur de fer et de guenilles
chauffées, qui sous une croûte
de poussière, parmi des baraques de tôle
et des écoulements, dressaient leurs parois
neuves tôt décrépies, contre un fond
de métropole déteinte.

Sur le bitume déchaussé, entre les fils d’une herbe âcre
d’excréments et des esplanades
noires de boue – la pluie les creusait
de tiédeurs infectes –, les torrentielles
files de cyclistes, de hoquetants
camions de bois, se dispersaient
parfois, vers des centres de faubourgs
où déjà quelque bar avait son cercle
de lumière blanche, et où devant une lisse
paroi d’église étaient étendus,
vicieux, les jeunes.

Autour des immeubles
populaires, déjà vieux, les potagers croupis
et les constructions hérissées de grues à l’arrêt
stagnaient dans un silence de fièvre ;
mais un peu à l’écart du centre éclairé,
le long de ce silence, une route
bleue d’asphalte semblait toute enfouie
dans une vie sans mémoire, intense
et antique. Rares brillaient
les réverbères d’une lumière criarde
et les fenêtres encore ouvertes étaient
blanches de linge étendu, palpitantes
de voix à l’intérieur. Sur les seuils, assises
se tenaient les vieilles femmes, et clairs
dans leurs salopettes ou leurs culottes courtes
presque endimanchés plaisantaient les garçons,
mais ensemble enlacés, avec des filles
plus précoces qu’eux.

Tout était humain,
dans cette route, et les hommes étaient là
agrippés, des intérieurs au trottoir,
avec leurs pauvres habits, leurs lumières…
On aurait dit que jusque dans son intime
et misérable habitation, l’homme était
juste en bivouac, comme d’une autre espèce,
et qu’attaché à ce quartier
dans le couchant huileux de poussière
n’était pas son État, mais une confuse halte.

Et quiconque eût traversé cette route,
dépouillé de l’innocente nécessité,
perdu par les siècles de chrétienté
qui en ces gens s’étaient perdus,
n’était qu’un étranger.

Pier Paolo Pasolini, Poesie inedite (version légèrement différente dans “Les Langues Néo-Latines” 286-87, automne 1993)

Morceaux de raison

(I)

Guidant des ennemis désormais aveugles
je contiens un jour dont ils se souviennent,
union verte où nul ne prendra
le bandeau échappé à la main,
quand la nature puissante par-dessus la pluie
échange une vie contre une autre vie.

Milo De Angelis, Terra del viso, 1985

 

5. Judas

Je n’y suis pas encore, moi, dans cette histoire,
pas tel que vous me voyez.
Pendant que Jésus joue sur le sol
d’une maison luisante de propreté,
ses futurs compagnons aussi jouent
quelque part, au bord de la mer
ou du désert, quelques-uns
dans la propreté, comme lui, quelques autres
dans la boue d’un taudis.
Oui, tout doit encore advenir - tout
excepté mon nom. Mais pour le moment
ce n’est qu’un nom comme tous les autres,
innocent comme la créature
qui innocemment le porte.
Le dire est, je crois, superflu. Et si par hasard
il y a quelqu’un qui ne l’a pas deviné,
tant mieux : en un point infinitésimal
de la germination du crime
quelque chose, qui sait, pourrait encore s’enrayer...
Quelle absurdité! Ce qui est écrit est écrit,
ou mieux, si je pense à qui m’écoute :
ce qui est lu est lu.
Mais laissez-moi encore pour un peu
l’illusoire, passagère douceur
de ne pas l’avoir fait.

G. Raboni, Rappresentazione della croce, 2000

 

Les cauchemars des autres
sont les miens
et ce matin
dans une des venelles au fond
d'une contrée lointaine
j'ai reconnu
une maison de ma rue
le numéro de ma mémoire
et les habitants d'un pays
qui, dit-on ici, "n'existe pas"

c'était écrit dans le journal
et la photo reproduisait
des semblables
qui erraient
parmi des détritus et des ruines
et j'étais là, je me suis reconnue
même si le journaliste distrait
diffusait des nouvelles
sans fondement
sur une rue habitée par moi
quand je rêvais d'un monde de paix
ensemble avec les habitants de ce pays
que l'on entrevoit sur la photo
et qui dans la nuit
avaient déjà été condamnés
à paraître des ombres
d'un pays qui n'existe pas.

Toni Maraini, Le porte del vento, 2003

 

(XXXI)

L'eau était partout, sordide, battante :
l'avaient annoncée dans la nuit
les bouches adolescentes
du trop-plein de l'abreuvoir.

Certains l'avaient sentie déjà
s'ouvrir comme un puits
dans leur corps : l'eau les rendait malades,
ne laissait pas de blessure,
en quelques jours ils sortaient de la vie.

mais outre les champs inondés, aux premiers froids,
nous connaissions un sentier sous les oliviers
infréquenté, nôtre,
ceint d'un vent assidu,
que l'eau ne pouvait soupçonner.

Gianluca Furnari, Vangelo elementare, 2015

 




Marine Ribaud, Extraits des poèmes d’Anna K.

Tout ne dit pas
qui ne déploie à tire d'ailes,
prive l'air, de ton souffle sans,
Air, de ta bouche qui ne dit pas,
Sans avoir l'air,
De ta bouche-lèvres, avalées,
Disparaissent dans la plaie lessivée

 

*

 

On seul marche pour devant
derrière seulement les chiens ont fini de se taire avec la nuit.
les autres ont oublié ce que ça fait de mourir
ils ne savent plus le jour ils ne savent plus la nuit
Il n'y a plus que des jours et des jours sans nuit
sans demain
et des nuits et des nuits sans jour
sans un seulement jour pour convertir les armes en larmes déposées
sans un trou pour l'exigence dans le creux les reins à dos d'âme à dos de homme
un trou pour vivre.

 

*

 

Non je ne t'aime
que ne dit pas
montante la marée
dans le doute érafle
en râles misère
platement crie et crin
à toujours droit et branche
Me déshonneur
insoutenant les mots          De volonté
avoir l'air à l'obscur
au chambranle ébranler à la porte
que ne s'ouvre devant d'adieux
L'aveu
est venu au crâne du monde.
Il y a le pli plus haut que la pluie parce que pluie est vouée au genou de la terre bergère mes os mais
de personne souvenance
En personne en chair en os je ne connais de Dieu que les hommes à son image

 

*

 

Entre mes autrement jambes rentrer à soi a soif du monde déplier pourvu que plis lisser au détour
découvre mes jambes de femme entre toutes les femmes

 

*

 

Il y a le pli plus haut que la pluie parce que pluie est vouée au genou de la terre bergère mes os mais
de personne souvenance
En personne en chair en os je ne connais de Dieu que les hommes à son image

 

Présentation de l’auteur




Jean Pierre Bars, Ce pourrait être la nuit

Ce pourrait être la nuit

Ce pourrait être la nuit
Comme devant la mer
L'espace à l'infini
Et le profond du vent
Un murmure qui fait
Se briser dans l'écume
La blanche insignifiance
Échelle de l'instant

Je veux te dire
Et déjà sur le sable
Un désert de soleil
Dénude la lumière
Le vent serpente
Entre les herbes
Et je contemple le silence
Du ciel et de la mer.

C'est ainsi qu'on regarde
Et c'est ainsi qu'on goûte
Car on ne sait jamais
Si l'on avance ou si
Le ciel descend sur le sommeil
Sur le versant d'ici.

Et ce regard
Qui élague le temps
Éclaire-t-il ce qu'il voit
Ou voit-il ce qu'il tue ?
On ne sait de quel œil
Il retient l'élégance ?
De quelle étoile il se souvient ?
On ne sait s'il sonde l'invisible
Ou s'il reste accroché aux faïences du jour
Aux failles dans ce maintenant.

C'est l'aujourd'hui
Qui se repose
Et te fait don
De sa beauté.

 

Dans l'attendre l'on peut
Passer le clair du temps
Pour autant que le temps
Ne presse pas nos yeux
De son âme à tous vents.

Dans l'attendre s'éclipsent
les saisons du sommeil
Comme entre deux feuillets
Où l'on a pour penser
Placer le marque-page
D'un silence léger
Et refermé le livre
Avant que ne s'épuise le printemps.

C'est dans l'attendre que j'ai vu
le ciel comme tombé
de la charrette de la nuit.

Présentation de l’auteur




Delphine Evano, Sédiment et autres poèmes

 sédiment

les marées inlassables
les ressacs
dénudent à nos gueules d'amour l'envers du décor
déposent à nos pieds les plages d'un peu plus loin

la mer s'en va

laissant derrière elle
par paliers par vagues successives
ses filets d'algues vertes
ses arabesques aux nacres de chair

les promontoires pour crabes et enfants
plongeoirs grotesques aux frondaisons de nos futurs bains estivaux
s'amoncellent en monticules

voici la nouvelle Ys

cité neuve surgie au bord de nos paupières
architecture renaissante de coquillages et d'ossements
aux sommets bientôt culminants par-dessus les terres

des formes humaines jamais repêchées
y sédimentent les grèves

transfert

ne pas devenir sale
de bouts d'idées cabossées

ni gueuler au parloir de la vie comme on frapperait dans ses mains par solitude
béatitude
ou désespérance

s'assimiler au monde faire siennes les palpations de mille chairs chaudes
intouchables

refuser les guenilles
apostoliques ou dogmatiques

elles tombent inutiles

une
à
une

lourdes
aux pieds comme au moment d'aimer

être nu

ce soir le monde a pris la forme d'un sein
sans autre embouchure que le désir plein
d'avoir tout entier le globe
en bouche

rognures

par remontées capillaires
les doryphores
enflent du bout de leurs ailes nos garde-manger
ce qui reste du pain brut de
nos justes coïncidences
nos différences

insectes de nuit rampants et fauves
il grignotent à brûle-gueule
l'autre venu d'ailleurs
avec lui
la jonction la chance des
partages

dans leurs rayures sans compromis de noir de jaune et d'ocre
ils mastiquent à brûle-foies
les détours les contours
invoquant
l'avenir de nos fils
la sueur de nos pères pourtant partout dans la glaise
mélangés

foulant aux pieds
le brassage naturel
des genres et des couleurs

croquemitaines des fabulettes d'autrefois
au cordeau des parallèles

ils avancent

pub

devant toi
gravelot mignon
faucheur de vers à sable

la voix monocorde des femmes
à l'air des inégales
sonne creux

aux écrans des abris-bus
les seins battent encore l'amble
à la cantine des hommes

comme des rames
comme des plats

des plics
des plocs
sur l'eau

Présentation de l’auteur




Róisín Tierney, The Finding et autres poèmes

Poèmes de Róisín Tierney traduits par Bernard Turle

The Finding

Look around when you have got your first mushroom
or made your first discovery: they grow in clusters.

George Pólya

He, though, had an almost melted look.
Too many years spent thumbing the ancient tracts,
fumbling with his crucible and pen,
trying to turn piss into gold. Pah!
He was nothing but trouble. The facts
do not uphold. Piss is what it is. How
his wife put up with the stink! Neighbours
grumbled, yet surrendered their pisspots,
afraid of his squinny, his mad blue stare.
Once he dampened some straw with the stuff,
let it rot down, set it alight. POUF!
That’s when we said it was time to stop,
but he kept on secretly, using his own dribble
and whatever other ‘streams of fortune’
came his way; the odd pedlar’s or wayfarer’s,
even his mares’ great gush, until one day
he noticed that a quantity boiled down
gave up not gold, but a ‘devilish light’.
We drove all three of them out of town,
the alchemist, his sad wife, their baby,
which had the most angelic face, dimples,
pink grin, the softest golden curls.

Découverte

A ton premier champignon, ta première découverte,
regarde autour de toi : ils ne poussent jamais seuls.

George Pólya

Il avait, c’est vrai, l’air quasi liquéfié.
Trop d’années passées à feuilleter les anciennes voies,
à fouiller son creuset, sa bauge,
à tenter de changer la pisse en or. Pouah !
Que des embrouilles. Les faits
le contredisent. La pisse, c’est la pisse. Et
sa femme supportait cette infection ! Les voisins
regimbaient, mais lui soumettaient leur pot,
craignant son regard de biais, bleu, de fou.
Un jour, il en imbiba la paille,
la laissa pourrir, l’enflamma. PFFUIT!
C’est alors qu’on dit : suffit.
Mais il continua en secret, utilisant son pipi
et tout autre « flot de fortune »
coulant par là : d’un colporteur, d’un cheminot,
jusqu’au pisse-dru de ses juments, jusqu’à ce qu’un jour,
il note que d’une quantité bouillie
n’émanait pas de l’or mais un « éclat diabolique ».
Alors, on les a tous trois chassés de la ville,
l’alchimiste, sa triste épouse, leur bébé
au visage si angélique,fossettes,
sourire rosé, si douces boucles d’or.

Pitchblende

How could Maria Skłodowska, as she was then known
when she first stepped from the Flying University

onto the streets of Paris, have guessed,
that her findings would one day set her lab aglow,

electrify the air, thin her blood fatally
as she lined her pockets with them:

radium, polonium? (This last named after her country).
How could she ever have guessed

that the burn from these would be so rare
that they would not only cauterise

my mother-in-law’s bladder, my father’s throat,
but so douse her manuscripts, her precious notes

that they would have to lie softly
at the heart of the great Bibliothèque Nationale

in a lead lined-chamber,
for a half-life of approximately

one-thousand-six-hundred years?

Uraninite

Comment Maria Skłodowska, de son nom d’alors, aurait-elle pu deviner,
quand elle débarqua de l’Université volante

dans les rues de Paris, qu’un jour
ses découvertes irradieraient son laboratoire,

électrifieraient l’air, fluidifieraient mortellement son sang,
quand elle en doublerait ses poches :

radium, polonium ? (ce dernier nommé d’après sa patrie).
Comment aurait-elle pu savoir

que leurs brûlures si particulières
non seulement cautériseraient

la vessie de ma belle-mère, la gorge de mon père,
mais encore imprégneraient tant ses manuscrits, ses notes précieuses,

qu’ils devraient reposer en douceur
au coeur de l’éminente Bibliothèque Nationale

sous une cloche de verre plombée,
pour une demi-vie d’environ

mille-six-cents-ans ?

Ataxia

Your first wobbles they put down to wobbliness
in general. Then your many falls and tumbles
raised the red flag for danger,
sent them hurtling for a diagnosis,
which took its time coming: Ataxia
– O elegant word! – from the Greek,
meaning lack of order (in your case, balance),
progressive, degenerative, part of you.

Your unsteady sway naturally caused problems
when it came to casting for the school play
(The Owl and the Pussycat, we were still primary),
until Mrs Galassy or Mrs Cox –
whose kindly stroke of genius was it? –
placed you upheld between two other girls,
each holding an arm, firmly,
all swaying in unison, as the West Wind,
and intoning the chorus
(something like ‘Blow wind, whoo HOO!’),
while we in the audience, your parents and sisters,
laughed at your shenanigans up on the stage,
rolled around in our laughter like a windswept sea.

Ataxie

Tes premiers trébuchements furent attribués à
ton roulis général. Puis tes maintes chutes et faux pas,
brandissant un fanion rouge, danger,
incitèrent à un diagnostic urgent,
qui fut long à venir : ataxie
– Oh, l’élégance du mot ! Du grec :
manque d’ordre (dans ton cas, d’équilibre),
évolutif, dégénératif, devenu toi.

Ton instable tangage posa bien sûr problème
quand on en vint à distribuer les rôles de la pièce de fin d’année
(Minette et Hibou prirent la mer – nous étions encore en primaire),
jusqu’à ce que Mrs Galassy ou Mrs Cox
– qui eut cet affable trait de génie ? –
te place épaulée entre deux autres filles,
chacune tenant un bras, fermement,
toutes trois oscillant à l’unisson, alisé
entonnant le choeur
(à peu près : “Souffle, vent, ffiou HOU!”),
tandis que spectateurs, tes parents, tes soeurs,
tous nous riions de tes facéties sur scène,
ballottés par nos rires comme une mer battue par les vents.

Lecture d'Ataxia par Roisin Tierney

The X-Ray Reporting Room

On every passing I can only stare
at the cage of bone hanging there
in chalky relief against a caul
of celluloid, up on the screen.

Lean in with me. You’ll see

a ghostly blanch, a Merlin’s kiss,
a moon-stain, a reverse-rendition
of clavicle, sternum, ribcage, the jut
and solder of a world of floating bone.

Here, a vessel, a cup a chalice:

the thoracic cavity, within it
just visible, and swathed in shadowy greys
like nimbus clouds or a descending fog,
the human heart with all its sorry griefs.

I feel your breath, moist against my neck.

Frau Röntgen threw her lovely bony hand
into the path of those Von Röntgen rays
and steadied there, to have the image taken.
On seeing it she swore she’d seen her death.

Pick up those files. Lean in.

See there a bruised mass, which could be…
anything. A blur, a chemical blotch,
ripe for misinterpretation, or even
something definite and true. Something worse.

Come closer. Put your arms around my waist.

Look at me. Stare straight in.
We are but nodding donkeys in the rain,
each of us hiding beneath our downy pelt
our brittle scaffolding, our cheery, rictus grin.

Clickety clack, we stumble towards our end,
stars in our very own danse macabre.
Our grande finale awaits. Take a bow!
Though it’s not the applause that matters then.

I feel your shoulders shake beneath my touch.

Your skin is warm. You are so very, very live.
I love you! Lean in. Like that.
Like that. Yes. This.

Dans la pièce d’interprétation des radios

A chaque passage, je ne puis détourner les yeux
de la cage d’os suspendus
en relief crayeux sur fond de coiffe
de celluloïd, là sur l’écran.

Penchez-vous avec moi. Vous verrez

blanc spectral, baiser fantomatique,
tache de lune, image inversée
de clavicule, sternum, cage thoracique, saillies
et soudures d’un univers d’os flottant.

Tiens, une coupe, un ciboire, un calice :

cavité tout juste visible à l’intérieur,
langée de gris ombreux,
nimbus ou tombée de brume,
le coeur humain et ses tristes peines.

Je sens votre souffle, mouillé sur ma nuque.

Frau Röntgen lança sa jolie main osseuse
dans le faisceau des rayons de son mari,
et s’immobilisa, afin que pût être saisie l’image.
En la voyant, elle jura avoir vu sa mort.

Prenez ces dossiers. Penchez-vous.

Voyez là une masse talée, qui pourrait être…
n’importe quoi. Un flou, un pâté chimique,
susceptible d’erreur de diagnostic, voire
une chose nette et bien réelle. Ou pire.

Approchez. Prenez-moi par la taille.

Regardez-moi. Ne détournez pas les yeux.
Nous ne sommes que mules branlant la tête sous la pluie,
chacun cachant sous sa peau duveteuse
son fragile échafaudage, son rictus joyeux.

Clic-clac, nous trébuchons vers notre fin,
étoiles de notre propre danse macabre.
Notre final attend. Saluez !
Même si les applaudissements, alors, ne comptent plus.

Je sens vos épaules secouées par mon toucher.

Votre peau est chaude. Vous êtes si, si vivante.
Je vous aime ! Penchez-vous.
Comme cela. Oui. Ceci.




Lettre à Jean-Marc Sourdillon, à propos de Les Voix de Véronique

Cher Jean-Marc,

 

Je te remercie tout d’abord pour l’envoi de ton livre et je tiens à te dire combien je l’ai aimé. C’est à mon avis une réussite totale, d’une profonde originalité, dans laquelle tu prolonges par la fiction et la prose ton travail poétique (même si les Miens de personne en constituaient déjà une synthèse). Mais cette fois, il me semble que, par ce recueil, tu entres d’une façon décisive dans la fiction, au sens romanesque du terme. Ce qui me frappe (outre la beauté de l’objet livre ce qui n’est pas rien et prolonge la beauté du texte) c’est la cohérence frappante de l’ensemble. Il s’agit vraiment là d’un ensemble pensé, architecturé, à partir d’une idée et d’une ligne uniques et unifiées, quoique savamment déclinées et ramifiées. C’est justement ce que personnellement j’aime dans ton livre, cette unité qui en fait un ensemble taillé dans le même matériau narratif, vivant, émotif et poétique.

Je ne vais rien dire d’original et j’espère être fidèle à ce que tu as voulu faire, toutes les nouvelles me semblent aborder sous un angle différent des moments d’interrogation autour du féminin ou de la confrontation au féminin (ou au maternel, parmi d’autres variations). Même la nouvelle autour de la passerelle du Val d’or où le féminin n’est présent qu’indirectement (L'Absente) est aimanté, me semble-t-il, par un élément féminin (j’emploie ce terme à défaut d’un autre sans doute meilleur – que je ne trouve pas), absent ou du moins sous-jacent qui soutient et habite le texte en négatif et surgit dans la dernière phrase. De toute façon, toutes les nouvelles sont profondément émouvantes et vibrantes, mais elles ne touchent pas seulement par leur force émotive, même si elles plongent parfois dans le plus nu du désarroi et de la solitude (Ersilia) mais aussi par le tremblement sensuel et déchiré à la fois de l’écriture et du style, qui tiennent chaque fois l’équilibre entre l’épaisseur du récit et un inachèvement délicat, l’éclat d’une fulgurance interrompue (sauf peut-être le premier, qui se situe dans une tonalité et à un niveau différent, moins incarné parce que moins référentiel, comme le prélude rêvé d’un opéra).

Domine également un sentiment très captivant et agréable (romanesque lui aussi, mais pour moi ce terme, sans doute mal choisi n’est pas associé au roman, mais à l’idée même de récit ou d’inscription d’une conscience et d’un corps dans l’espace et le temps du monde) de variété, chaque histoire explorant un lieu, une qualité spatiale, un paysage, des milieux différents, tous évoqués, au sens fort du terme mais jamais épuisés par des descriptions ou des scènes qui ramèneraient à la convention du récit traditionnel. Par exemple dans Solange tu fais exister, surtout par la voix, l’univers d’une maison et d’une famille bourgeoise du siècle dernier ; dans Laurence, peut-être la plus classique des nouvelles, celui d’une solitude polaire, si précisément et si intérieurement dessinée ; dans Genève, celui d’une écriture au travail à Lausanne, si émouvant aussi etc…

Je ne sais pas le dire autrement : je crois n’avoir jamais rien lu qui ressemble à tes textes et à la composition qu’ils forment. C’est pourquoi sans doute j’ai un peu de mal à en parler. Au début, au fil de la lecture, me venait  par moment le souvenir des Tropismes de Sarraute, même s’il n’y a pas du tout chez toi, cette sécheresse ironique,  analytique, un peu froide  de Sarraute. Mais on ressent le même désir de capter, dans l’ordre des sensations - mais toujours en relation avec les paysages, le monde sensible, la chair de l’esprit - des mouvements indicibles, inexprimables, contradictoires, fluidifiés et adoucis par un rapport au tissu concret des choses.

Je comprends le projet d’ensemble (dont le premier texte, Véronique, fixe la longueur d’onde et dont le dernier; Jean Marc, expose sur un plan un peu plus théorique, ou autobiographique, du point de vue de l’écrivain les soubassements plus directement littéraires et philosophiques, sans qu’il y ait rien de pesant pour moi dans ce dernier terme) comme la tentative démultipliée pour saisir ce moment instable, dramatique, euphorique ou douloureux, d’une naissance, d’une mort, d’un désir (peut-être faudrait-il dire plutôt, d’un naître d’un mourir, d’un désirer) d’une angoisse etc - mais toutes ces situations reviennent probablement à la même chose

Plusieurs jours après la lecture, quelque chose du livre persiste, insiste, qui est, je crois la caractéristique des œuvres fortes et marquantes, celles qui ont su, comme les voix de Véronique, trouver leur  rythme et leur toucher intérieur, l’équilibre d’une émotion, d’une pensée et d’une langue.

 

Fares

Les voix de Véronique, Jean-Marc Sourdillon, éd. La Bateau Fantôme, 2017

Les voix de Véronique, Jean Marc Sourdillon, Le Bateau Fantôme, 2017, 104 p. 17 euros

Présentation de l’auteur




Films en prose — Opus 8

Twin Peaks : The Return, de David Lynch

De bois sculpté à l’imitation du style baroque Louis XV rehaussé de feuille d’or, le cadre veille au secret du miroir qui reflète un fond noir surmonté d’un plafonnier – à moins que tourné vers l’intérieur il ne réfléchisse la vie moléculaire de son tain et la blessure géométrique d’une taie barrée de noir comme la pupille d’un chat en plein jour.

Sur notre gauche, il est accroché, plutôt adossé, à un rideau plissé, rouge écarlate, tendu sur toute la longueur et couvrant la moitié de la hauteur de la pièce/plan, rideau que le sol reflète deux fois : par la vitrification qui le recouvre et le plissage stylisé de son motif décoratif – à moins qu’il ne soit la projection au monde de son humeur vitreuse.

La pièce/plan est comme un de ces orgues de verre dont les sons effilés évoquent dit-on les morts, les non-nés, les disparus. De fait, hommes et femmes relevant de ces états, par le rouge spéculaire, viennent et reviennent faire ou refaire un tour du manège idiot de la vie. Qu’importe l’époque, qu’importe le temps. Certains, fous de souvenirs, tel Dale Cooper, cherchent du regard à se réfugier dans l’impossible.

David Lynch - Twin Peaks The return

Franju : Les Yeux sans visage

L'été, je ravaude les ombres.

Volets croisés, le miroir se pique d’une obscurité légère, homogène. Les picots gris serrés empêchent le reflet des tristes duettistes soi/l’autre de soi. Par contre, leur densité favorise l’apparition de l’alien de l’altérité, c’est-à-dire l’outre de l’altérité – la chose de l’alter. La chose ? Quelle sorte de chose ? Oh ! ni âme ni être - infime part de la photosynthèse, de la chimie du carbone et de l’eau - infime part d’elles non colonisée en chacun : la chose.

Adolescent, il me fallut peu de temps pour comprendre que les greffons successifs posés sur les yeux sans visage du film de Georges Franju étaient le vrai visage de la greffée. Donc que la nécrose de rejet à chaque fois se répétant n’était pas due à une incompatibilité tissulaire ou sanguine. Elle avait une autre cause : elle procédait des yeux du personnage qui n’en supportaient pas la vue. Le crâne, les chairs à vif, sanguinolentes de Christiane Génessier/Édith Scob s’en couvrirent aussitôt en moi d’un lambeau sonore.

Ce fut un de mes premiers ravaudages des filets de la Nuit. En toute saison, je rapièce les fondus au noir. Pour y voir bouger l’énigmatique densité de la chose.

Ozu : Le Voyage à Tokyo

Le cancer (les analyses, les examens, les soins qu’il nécessite presque aussi terrifiants que la maladie elle-même) patiente aux confins de l’image, il n’y a pas droit de cité. L’usure mortelle existe bien dans le champ, mais sous l’aspect longtemps anodin qui est son mode d’être habituel. C’est un chapeau trop petit pour la tête qui le porte - le petit chapeau rond, genre trilby, déformé et rétréci par l’usage, posé sur la tête du vieil homme (Chishû Ryû dans Tokyo Monogatari de Yasujirô Ozu - 1953) comme un nid d’oiseau renversé par le vent, comme un seau d’eau en équilibre sur un crâne pointu, comme un bateau au radoub. Tout mal, raconte-t-il, est affaire d’inadéquation : nous ne sommes pas faits pour ça. Son incongruité clownesque à la longue n’entraîne aucun malaise. Qui ouvre sur le malheur. Ou alors c’est un malheur distrait. Distrait par la certitude de ses propres forces. Ou, ce qui est tout différent, distrait par un plan de pure contemplation. Montrant un linge de corps mis à sécher. Disposé sur l’étendoir tel un éclatant costume de fantôme sur son cintre.

Les Communiants de Ingmar Bergman

Il n’est qu’un dieu et c’est un pasteur. Un homme violent, mélancolique, pâli par la chute du deuil, ici et maintenant Il survit auprès de son image de bois mise en croix, gueule donquichottesque à califourchon sur la clé de la demeure primordiale, que méprise la neurasthénique lumière d’hiver ; et dans le commerce d’une femme eczémateuse, folle d’un amour solitaire dont l’intensité malheureuse est jetée dans le grand puits sourd de la robe pastorale à l’aide de phrases magnifiques qui portent haut le célibat du langage.

Les Communiants de Ingmar Bergman

Bonhomme de cléricature, luthérienne ou pas, je vous hais. Haine qui trouve à se distraire, comme on détourne un instant la tête pour prêter l’oreille, lorsque Bergman cadre votre demeure, le presbytère, à partir de l’intimité de votre visage. À la différence de celles de Philippe Garrel, en ces chambres réformées on ne se tue pas. Je m’y sens à l’aise néanmoins. Pied-à-terre de vieil homme dont je me plais à suivre le chemin de ronde qu’y a tracé avec le temps le tournis célibataire des mots, des phrases prononcées, qui n’ont eu d’écho et sont revenues se glisser entre les dents. Solitude de la parole qui ne désigne pas une absence de communication – solitude de la parole qui appartient à ce moment de l’humanisation où le langage en son état naissant n’est encore que la surprise d’une suite de sons entendue par soi-même. Longtemps ainsi tourne-t-il en rond, dessinant la forme propre de son monde - Poésie est son nom. Vous n’y pouvez rien, pasteur – c’est Bergman qui s’approchant de votre malheur changé en méchanceté lui aura arraché la condition d’une existence autre à laquelle vous n’aurez rien compris.

Juliette ou la clef des songes de Marcel Carné

Malgré le bois dont on est fait
Au jardin de Sémiramis
Le pic frappe les secondes
Des amants blancs comme des morts
Qui s'offrent la lune et les blés
Faut vivre

Les vingt dernières minutes sont magnifiques par la mise en lumière de la photographie de Henri Alekan. Rétroactivement, elles justifient la niaiserie d'esprit prévertien à l’œuvre tout au long de Juliette ou la Clef des Songes, drame réalisé par Marcel Carné en 1950. Dans la chambre des aveux, alors que l'autre aimé cherche à préserver son vital pourcentage d'eau contre l'évaporation naturelle et qui sans surprise le cherche dans la sécurité matérielle et l'argent, le profil de Gérard Philippe est éclairé par la lune - un photo s'écrase et explose sur la surface de son œil - il s'étiole et luit, puisant sa vitalité à même l'apparence huileuse de la sclérotique - on croirait le rayonnement propre de l'organe visuel d'un automate - la durée de ce moment qui d'une horloge décline tous les angles des aiguilles suscite un émoi latent d'inquiétude, sinon d'épouvante... Puis Philippe recule lentement, laissant la petite étoile en suspens, rejoint la fenêtre par laquelle il est entré, l'enjambe, son épaisse chevelure un instant à contre-jour, il saute enfin et disparaît dans la nuit du studio, parmi les rats, les cafards en proie aux métamorphoses et les hommes sans souvenirs.

Juliette ou la Clef des Songes