Jacques Sicard, La Géode & l’Eclipse

La géode : dans ce titre qui intrigue, je pressens à la fois, de façon amphibolique, la fameuse salle de cinéma de la cité des sciences, mais aussi cette roche magmatique que ne rejetterait pas Roger Caillois : ronde comme la terre dont elle porte le nom, elle contient en son sein, (lithos cavernoso), creux et obscur comme la caverne de Platon, des éclats minéraux, fragments vitreux comme d'un œil d'où s'éclipse la vue offusquée par la taie de la cataracte, mais qui garde le souvenir des perceptions, ainsi que la décrit l'auteur dans l'un des textes liminaires :

L’œil est une géode qui s'emplit de couleur musculaire lorsqu'on en crève l'iris et que l'effraction qu'est en soi la lumière du jour n'y pénètre plus. La mémoire des millions d'images intérieures qui sur sa coupole furent projetées après capture de leurs modèles extérieurs en constituent les fibres animées (p.12).

 

Jacques Sicard, La Géode & l'Eclipse, éditions Le Pli, mars 2017, 180 p., 25 euros.

Jacques Sicard, La Géode & l'Eclipse, éditions Le Pli, mars 2017, 180 p., 25 euros.

L'éclipse, l'ellipse, sous-tendent toute la première partie de ce livre tripartite, où, sous le titre de l'Esperluette, sont regroupés des textes au titre dyadique, aussi provocateurs et arbitraires que les attelages proposés, sources d'étonnement, et outils à rêver/penser. L'éclipse touchant l’œil, par la taie temporaire d'un clin, d'un astre, n'est pas sans relation avec le déroulement faussement continu du cinématographe – l'intermittence de la lumière obturée à intervalles réguliers, cette fermeture faisant lien/ellipse entre les images que nous percevons ((p.13 – L'Aile & L'Ellipse, sur Hou Hsiao Hsien "maître de l'esthétique de l'éclipse" et la musique d'India Song.)). Entre deux pauses, les poses, qui racontent une histoire – et parfois cette chute – la ptose évoquée p.52 – "l'affaissement brutal et prémédité du mouvement dans l'image – il y demeure sous tension, bien que sans avenir (...)" Sans avenir autre que l'imagination sollicitée du spectateur/lecteur, en quête de sens. ((L'importance du temps (temps et son chez Rivette) ))

"La langue de Jacques Sicard vise le fragment dans sa chute, travaille l'éclat, accueille la clôture", écrit Elisabeth Gailledrat en clôture de ce recueil, dont le titre-tryptique intrigue. C'est à cette exploration que nous invite l'auteur par ce signe à la fois commun et désuet de l'esperluette – ligature soudant les deux noms, et dessinant aussi comme une liane la figure elliptique d'un infini, qui est celui de l'imaginaire... "ce signe mêle l'inexpressivité à la conjonction".

Comme le montage de Jancso est également elliptique, elliptique et politique, la discontinuité qu'il introduit dans la suite des scènes, qui n'est sensible que dans l'après coup, a l'hébétude aliénante d'un après-midi d'été." (p.22)

Art du fragment, de l'éclat donc, que ces textes qui parlent d'image à travers cinéma et littérature – qui donnent à voir du plus intime du regard, là où "Parfois l’œil est un grain de voix qui a roulé au creux de l'orbite". Grains de parole poétique qui explorent le ténu domaine de l'intersection entre vue et son, entre "cadre et intervalle. Dont le précipité est un écran luminescent et vide". Jacques Sicard nous maintient sur cette ligne de crête que trace son style, pour lequel "une ligne d'écriture n'est jamais qu'une image vue de sa tranche"entre , dans l'entre-deux où le signe est indécis, avant de se poser – et de poser un sens en tombant. Ainsi toute lecture de Jacques Sicard est -elle toujours en suspens, et la puissance de cet in-stant hante le lecteur d'images-sens sensorielles : il l'amène à voir/écouter ce qui se déroule dans cette géode de l’œil et de la mémoire des images – ce hors-lieu qu'il nous indique à travers son analyse du cadre cinématographique qui 'n'est pas un espace, mais une métaphore de la pensée et de l'imaginaire – pensée analogique primordiale si difficile à retrouver dans nos esprits façonnés par la logique et la linéarité.

On pourrait conclure (sans épuiser les ressources de ce livre, à consulter, à déguster pour la beauté des mots, sans cesse, par intermittences) en citant in-extenso ce que Jacques Sicard dit du haïku – la forme littéraire au fond la plus proche de l'esthétique et de la philosophie qui sous-tendent ses analyses :

Le haïku ne provoque qu'une seule sorte d'assentiment : à ce qui apparaît dans son cadre de dix-sept syllabes. La ressemblance avec le tout-venant de la nature ou de l'espèce humaine vacant à ses tristesse, ses joies, ne doit pas tromper sur l'intention du dispositif qui est au sens propre un préavis de réel, l'inhabité séjour, le plus inepte des espoirs – traverse-t-on les miroirs?

Le haïku ne provoque aucune sorte d'assentiment. Il ravit, il rapte heureux, collant à ses barreaux syllabiques ou pas l'âme liseuse de l’œil d'où la pensée bée en plaie sur une cabane, un poêle, une tasse de thé couleur paille – Réel-Eden.




Rencontre avec Richard Millet

Bonjour Richard Millet. Merci d'accepter cet entretien pour Recours au Poème. Votre présence, en ce magazine, pourrait étonner, vous qui êtes reconnu pour votre œuvre de romancier, de styliste, mais aussi pour vos prises de position sur le roman contemporain ayant suscité votre excommunication de la maison Gallimard où vous étiez éditeur et lecteur.
Dans un entretien donné au Figaro en octobre 2013, soit un an et demi après la création du magazine en ligne Recours au Poème, alors que Thierry Clermont vous interroge sur la curée dont vous fûtes la victime après la publication de Langue fantôme et Éloge littéraire d'Anders Breivik, vous concluez vos propos par cette phrase : « Reste le recours au poème ou à l'isolement total…»
En ce 8 mai 2017 où nous nous réveillons sous l'ère macronienne, vos propos demeurent-ils plus que jamais d'actualité ?
Richard Millet

Richard Millet

Le recours au poème en tant que recours aux forêts ? La tentation de la métaphore est grande ; méfions-nous cependant d’un romantisme de la rupture : celle-ci est souvent illusoire, quoique nécessaire. Il s’agit de la rendre irréversible et de chercher les forêts... La macronisation des esprits est en marche ; le pouvoir culturel reprend pied, après avoir un instant vacillé, ou fait semblant de vaciller sous les coups des « néo-réacs », voire des « fachos » : des « rôles », en vérité, inventés par la sphère médiatico-politique, à laquelle la grande édition est entièrement soumise. Il convient donc de résister. Le poème est cependant le lieu d’un ressourcement de la langue, en un temps où le roman est devenu hégémonique et où la langue – le « sentiment », la conscience des langues – se perd. Il faut en revenir au poème comme à ce qui peut se proposer de plus irréductible dans la langue. Et tout d’abord : lire et relire, de Homère à Pound, des Prophètes à Claudel, de Virgile à Du Bouchet, de Pascal à Pessoa… Même chose pour la prose… L’opprobre dont je suis le sujet est en partie cette forêt…
Cet irréductible dans la langue auquel vous appelez, et qui appartient à l'essence du poème, peut-il conjurer ou écourter les enfers totalitaires de la modernité, et si oui à quelle échelle et par quel processus ?
Entendons-nous bien : l’enfer est par définition le lieu de l’interminable, et on ne saurait le conjurer ; tout au moins peut-on s’en tenir éloigné, tout en essayant d’en donner la topographie actuelle (dégradation de la langue, de l’espace naturel, prolifération du nombre, des simulacres, des figures anti-christiques, de la fausse littérature, etc.). Totalitaire est, en effet, l’effort pour présenter comme vivant ce qui est en vérité mort : la culture, si l’on veut, ou la tradition, répudiée, réputée obsolète, sans cesse dévaluée au profit du Culturel, qui en est le gant retourné. Le processus ? Toujours la même forme d’exorcisme : lire, écrire, écouter la musique savante, et le bruit du monde. Prier, aussi, bien sûr. Tout reste donc à faire, à chaque instant. D’où une lassitude menaçante, sur laquelle compte l’ennemi, en l’occurrence les apôtres du divertissement général…
« L'enfer est par définition le lieu de l'interminable », mais Orphée aura pu faire fléchir Hadès et sortir par son chant. Ne serait-ce pas cela, l'image de la conjuration que vous nommez exorcisme ?
Cependant son échec à ramener Eurydice a récemment inspiré Olivier Barbarant en son poème « Les confidences d'Eurydice », à travers lequel il signe « le retour de la femme enfin dans la parole ». Comme l'écrit Jean-Baptiste Para à propos de ce poème : « la nymphe morte de la morsure d'un serpent ne s'en remet plus à Orphée pour déplorer son infini séjour au royaume des ombres. Elle sort des vallées de l'Averne par une bouche de métro parisien ».
Femme affranchie donc, se délivrant par ses propres moyens, de quoi ? Du patriarcat sans doute, mais c'est toutefois un homme qui reçoit ces confidences et le poème s'affirme, en un ensemble nommé par Barbarant « Odes dérisoires ».
Êtes-vous en accord avec le fait que l'on puisse qualifier la poésie de dérisoire  aujourd'hui ?
Orpheus & Eurydice , Auguste Rodin, 1893

Orpheus & Eurydice , Auguste Rodin, 1893

Plus que la figure d’Orphée, voilée par trop de métaphores et de paratextes, c’est celle du Christ qui me requiert, lui qui est mort, descendu aux enfers et qui en est remonté pour ressusciter (ou parce que ressuscité). Opposition entre le paganisme et la vérité chrétienne, bien sûr ; mais aussi manière de renvoyer Orphée aux Enfers d’une parole poétique aujourd’hui inaudible, sauf sur le mode de la parodie (postmoderne) ou de la dérision ; plutôt que la Cimmérie : la bouche de métro comme entrée/sortie des enfers où Eurydice va et vient dans une liberté  : oui, telles seraient la figuration et la topologie infernales de la post-civilisation dans laquelle Eurydice chante autant qu’elle est chantée, et où elle peut (aussi) chanter Orphée – ce qui serait une victoire sur la mort, dans le temps même où le nihilisme règne.
 
 
Voyez-vous actuellement des œuvres, poèmes et proses, requises par la figure du Christ, et qui constitueraient « une victoire sur la mort dans le temps même où le nihilisme règne » ? Cette victoire relèverait-elle de l'Imitatio Christi ?
Non, je n’en vois pas. Du moins pas dans ces termes, ni aussi ouvertement : il semble même que, depuis Dostoïevski, Claudel et Bernanos, la littérature en ait peur. Il est vrai que la littérature aujourd’hui… Même chose depuis Rouault, en peinture, ou Messiaen, en musique. Peut-être le cinéma est-il encore hanté par le divin : « Lumière silencieuse » de Carlos Reygadas, par exemple ; ou bien l’extraordinaire série de Sorrentino : « The Young Pope ». On dit aussi que Scorcese retourne au catholicisme de son enfance… Je ne dis pas qu’il n’y ait pas, « en littérature » de « préoccupations » de ce genre, mais on a l’impression que c’est sur le mode de l’inquiétude, non des grandes orgues théologiques ; ou encore que la mystique est une dépendance du psychologisme triomphant.
Composez-vous des poèmes, Richard Millet ?
Oui ; une centaine de poèmes, depuis quelques années…
Cette œuvre, non publiée à notre connaissance, comment la qualifieriez-vous au regard de votre œuvre romanesque ? Et cette expérience proprement poétique, comment la vivez-vous ?
Non publiée, oui, et qui le restera sans doute, car relevant du secret, parallèlement à mon journal, lequel se publie, lui peu à peu ; mais parallèlement à un autre journal, spirituel, lui, qui restera inédit, parce que l’expérience religieuse ou mystique est devenue quasi obscène, aux yeux du Spectacle. Oui, le secret : voilà une voie intéressante…
Merci Richard Millet.




Deux poètes Grecs : Cavàfis et Ritsos

Murièle Camac : Constantin Cavàfis
Xavier Bordes : Yannis Ritsos

 

Constantin CAVÀFIS, Tous les poèmes

par Murièle Camac

 

 

 

 

Cavafis, poète grec d’Alexandrie ayant vécu au tournant des XIXe et XXe siècles, a peu publié de son vivant – a d’ailleurs peu écrit. Il a pourtant marqué durablement la poésie de langue grecque, qu’il a fait entrer dans la modernité.

En France, de nombreuses traductions de ses poèmes ont paru, dont celle de Marguerite Yourcenar chez Gallimard en 1958. Récemment, Michel Volkovitch avait déjà traduit certains poèmes de l’auteur alexandrin[1]. Dans ce nouveau recueil, c’est l’ensemble des poèmes qu’il propose en traduction aux éditions Le Miel des anges, maison spécialisée dans la littérature grecque. La table des matières en début de volume donne les titres des poèmes dans l’ordre chronologique, et un index à la fin du volume les donne dans l’ordre alphabétique.

Le projet éditorial est expliqué très clairement en quatrième de couverture : « Les éditions françaises de Cavàfis, conformément à l’usage grec dominant, placent les Poèmes publiés en tête, éventuellement suivis d’une partie de l’œuvre non officielle. Nous avons choisi une présentation différente, chronologique – en précisant bien à chaque catégorie appartient chaque poème ». Ces différentes catégories sont les suivantes : les poèmes jamais publiés, « cachés » ; les poèmes publiés dans la jeunesse puis reniés ; les poèmes inclus dans l’édition de l’ensemble de l’œuvre, préparée par Cavafis lui-même mais sortie après sa mort. Une postface du traducteur (intitulée « Où Cavàfis devient lui-même ») développe et explique les choix de présentation et de traduction.

C’est donc plus qu’une nouvelle version de l’œuvre intégrale (officielle) que nous avons ici : une véritable rétrospective, comme on peut en avoir pour les peintres ou les photographes. Cela convient idéalement à l’artiste que fut en effet Cavafis. Une telle approche permet de suivre le cheminement poétique de toute une vie, depuis les essais de jeunesse pas toujours bien maîtrisés jusqu’aux remarquables poèmes de la maturité et de la vieillesse. On peut simplement regretter que les textes originaux ne soient pas donnés aussi afin que la vision d’ensemble soit réellement complète. On aurait aimé pouvoir se référer à la version originale. D’une manière générale, il me semble qu’il faudrait toujours donner, pour toute édition de poésie traduite, la version originale. Pour qui connaît un tant soit peu la langue d’origine, c’est indispensable ; et même si l’on ne connaît pas la langue, on reçoit au moins une image, une impression du texte tel qu’il a été écrit.

Il est très intéressant de lire les poèmes de Cavafis tels qu’ils sont présentés, dans l’ordre, chronologiquement. D’une part parce que cela permet de saisir la progression du poète dans l’écriture des textes et d’assister à l’émergence d’une émotion forte au fil de l’œuvre : si, parmi les premiers textes, certains peuvent sans doute être qualifiés de franchement mauvais, cela ne rend que plus remarquable, dans les deux tiers restants, l’enchaînement presque sans faute des réussites poétiques. Il est d’ailleurs toujours intéressant de lire des poèmes ratés : on apprécie mieux par comparaison ceux qui ne le sont pas.

Mais d’autre part, cette lecture des poèmes page après page permet d’entrer progressivement dans un univers poétique d’une étonnante cohérence. Le charme n’en opère que plus intensément. J’aurais sans doute du mal à isoler tel ou tel poème se distinguant particulièrement, à désigner des « perles » qui m’auraient marquée plus que d’autres. Ce qui marque, c’est l’indéniable puissance et le charme persistant de l’ensemble : le retour des thèmes et des motifs, finalement peu nombreux et inlassablement repris, réinterprétés, réenchantés. Les poèmes de Cavafis sont des variations musicales sur quelques thèmes choisis. Si la musicalité de sa langue, soulignée par le traducteur Michel Volkovitch, nous reste malheureusement étrangère, la musicalité de son univers, la qualité musicale de sa pensée poétique, cela en revanche est clairement saisissable par une lecture en continu de son œuvre.

C’est entre autre l’alternance très régulière, du début jusqu’à la fin du recueil, entre poèmes à sujets historiques et poèmes amoureux qui crée cet effet singulier. Enlever à l’œuvre cette alternance, comme le font certaines éditions qui choisissent de ne publier que les poèmes de l’intimité, ou que les poèmes historiques, est lui enlever ce qui fait sa force et son originalité. Il s’agit fondamentalement d’une poésie de fantasmes : fantasmes de la Grèce et fantasmes sexuels. Toujours associés à un passé irrévocablement révolu, les uns et les autres semblent ne pas pouvoir fonctionner séparément. C’est qu’ils n’appartiennent pas à la réalité ordinaire, à la pensée consensuelle, à l’attendu : la Grèce n’est pas celle que l’on imagine, le désir est homosexuel, interdit.

Les poèmes historiques, comme le note Michel Volkovitch, font « revivre des époques mal connues de nous, période hellénistique ou Byzance médiévale ». Heureusement, le traducteur propose en fin de volume des notes très utiles et éclairantes pour combler nos lacunes. Encore plus heureux, au fil de la lecture la plupart de ces notes deviennent inutiles : ce sont en effet les mêmes personnages ou références historiques qui reviennent d’un poème à l’autre (Julien l’Apostat, Antiochos Epiphane, Démétrios Sôter, Jean Cantacuzène, Apollonios de Tyane...), et l’on finit par se familiariser avec ces univers lointains, si profondément constitutifs de l’univers cavafien.

Pour qui aime la Grèce, c’est un enchantement : la recréation d’une Grèce ancienne à la fois proche de l’imaginaire occidental et totalement originale. Grec d’Alexandrie, Cavafis cherche la Grèce hors de Grèce — en parcourant ses diasporas et l’histoire d’après l’âge d’or classique. En parallèle, ou plutôt en une parfaite contemporanéité, les poèmes amoureux retranscrivent une Grèce moderne qui n’a rien non plus du pittoresque que les Occidentaux lui prêtent souvent. Alexandrie, la ville natale de Cavafis, est présente non comme un décor, non comme une ville, mais plutôt parce qu’elle connote la périphérie, la marginalité, le mélange. C’est une Grèce du plaisir et de la sensualité, mais homosexuelle donc illégitime. De même qu’il cherche la Grèce hors de Grèce, Cavafis cherche l’amour hors de l’amour (permis), en parcourant les corps défendus, la beauté masculine qui lui est interdite.

Incontestablement, ce sont les poèmes autobiographiques, ceux des amours masculines illicites, qui orientent l’ensemble de la lecture. Vivre des amours homosexuelles cachées, c’est à la fois, pour Cavafis, être honteux et jubilant, c’est être grec. C’est vivre exclu de la société et appartenir à sa plus grande noblesse, celle de l’art et de la poésie :

 

Je suis allé dans les chambres cachées qu’on juge honteux de seulement nommer. Mais il n’y a pas de honte pour moi – sinon quel poète, quel artiste serais-je[2] ?

 

Désir homosexuel, plaisir charnel, poésie et grécité participent d’un même principe – la recherche de la beauté :

 

Dans cette vie dissolue de ma jeunesse,
se formaient les principes de ma poésie, s’ébauchaient les contours de mon art[3].

 

Cette beauté apparaît comme l’héritière directe des fleurs du mal baudelairiennes[4], dont l’emblème originel consistait dans les figures des « Femmes damnées » et des amours saphiques. Un même lien unissait déjà, chez Baudelaire, l’amour interdit, la damnation et la poésie — et même la Grèce, avec la référence fondatrice à Sappho. Mais là où Baudelaire centrait son univers poétique sur des figures féminines, celles-ci sont presque absentes de l’univers de Cavafis, qui procède essentiellement par des variations autour de figures masculines (avec une préférence peu surprenante pour les éphèbes). Le Baudelaire poète est en quelque sorte une femme lesbienne, bien plus qu’un homme hétérosexuel : c’est par ce déplacement, subversif s’il en est, qu’il retranscrit son expérience de la damnation créatrice. Cavafis, poète de la marge sexuelle mais aussi bien géographique et historique, est d’emblée déplacé, d’emblée damné : en donnant corps et vie textuelle à ses désirs amoureux, on peut dire qu’il réinvente à sa manière, toute grecque, l’expérience baudelairienne de la damnation créatrice. D’infinies déclinaisons de cette expérience sont vécues par les nombreux doubles possibles du poète, antiques ou contemporains ; par exemple « Démétrios Sôter (162-150 av. JC) », roi séleucide tué au combat :

 

Et maintenant ?
 Maintenant, désespoir et chagrin.
Ils avaient raison, les amis à Rome.
Elles ne peuvent pas se maintenir, les dynasties qu’instaura la Conquête des Macédoniens.
Peu importe : il s’est donné du mal, il s’est battu tant qu’il a pu.
Et dans sa noire désillusion,
il ne pense qu’à une chose,
qui le rend fier : dans son échec, il montre au monde sa bravoure indomptable, inchangée[5].

 

Poète non publié de son vivant, individu périphérique, Cavafis crée un univers décalé, insaisissable, secret, et pourtant étrangement proche. Sa langue, très simple en apparence, donne une impression de transparence. Ses textes constituent autant de petites histoires facilement abordables a priori. Mais paradoxalement, aucun message clair ne nous parvient ; une opacité demeure. Quelque chose se cache.

Dans sa recherche du temps perdu[6] que sont, fondamentalement, la recherche de la Grèce passée et celle des amours enfuies, il ne faut pas lire en effet une nostalgie simpliste, encore moins une volonté de retour à une origine réductrice. Aucun goût pour l’explicatif et l’univoque chez Cavafis. Au contraire, il ne cesse de saisir des moments de transition, des visions d’entre-deux.

Ainsi, les deux derniers tiers du recueil déploient pleinement un univers du mélange, des frontières poreuses, du va-et-vient entre des identités multiples et qui, cependant, sont toutes grecques : mélange des religions avec le va-et-vient entre paganisme et christianisme ; transformation des empires ou des dominations politiques avec le passage des Grecs aux Romains, d’Antoine à Octave, des Byzantins aux Turcs ; franchissements incessants des frontières géographiques et temporelles (d’un port méditerranéen à l’autre, de la ville à la campagne) ; passage d’un nom à un autre (« On n’a pas besoin d’écrire un nouveau texte. / On n’a qu’à changer le nom[7] »). Tout cela, bien sûr, sur fond de cette sexualité mélangée, périphérique, « impure » qu’est l’homosexualité. Caractérisée chez Cavafis par une fusion et un échange constant des corps, des chairs, des désirs, des jouissances, l’homosexualité est en effet l’autre nom du mélange, du franchissement des frontières, d’une fécondité non pas physique mais intellectuelle, artistique et spirituelle : L’accomplissement du plaisir interdit 
a eu lieu. S’étant relevés,
ils se rhabillent en hâte sans dire un mot. Ils sortent furtivement, séparément (...).

 

Mais comme elle y a gagné, la vie de l’artiste ! Demain, ou des années plus tard, seront écrits les vers puissants dont c’est là l’origine[8].

 

« C’est là l’origine » : non pas dans une genèse biblique ou dans une épopée cosmogonique, non pas dans un récit unique de la séparation des éléments et des corps, mais au contraire dans le récit très bref et trivial d’une fusion furtive entre des corps non nommés. Ou, plus exactement, dans la répétition, poème après poème, de ces rencontres illicites des corps et des êtres, de ces mélanges « contre nature » d’où naît la plus haute forme de culture, l’art.

« L’origine » de notre civilisation, semble dire Cavafis, notre passé, il faut le chercher dans la répétition toujours recommencée des mélanges et des échanges. — En ce sens, la lecture de ces poèmes paraît particulièrement pertinente en ces temps de crise identitaire de l’Occident : on y trouve des échos politiques inattendus. Au fantasme nationaliste, qui se répand de plus en plus aujourd’hui en Occident, d’une identité unique et excluante que justifierait un passé mythifié, Cavafis permet d’opposer d’autres fantasmes, nourris par une lecture historique du passé plutôt que par le recours au mythe : fantasmes d’unions multiples, récits d’identités en circulation, poèmes des transitions fécondes et créatrices. S’il est un pays, pour Cavafis, c’est la langue. La langue grecque est ce qui perdure et unifie au-delà des époques et des territoires, ce qui donne la noblesse et la fierté, ce qui permet la création : la « langue grecque, porteuse de mémoire[9] ». Mais même la langue, pourtant, doit s’hybrider pour devenir créatrice. La langue grecque elle-même doit se faire lieu d’échanges et de mélanges si elle veut rester lieu de vie :

 

Ton grec est toujours beau et musical.
Mais nous avons besoin ici de tout ton art.
Notre amour, notre peine passent dans l’autre langue. Dans la langue étrangère, mets ton cœur égyptien.
Rafaïl, ces vers-là doivent, tu l’as compris, être un reflet de notre vie à nous,
et chaque phrase laisser voir qu’ils sont écrits sur un Alexandrin par un Alexandrin[10].

 

Cavafis l’Alexandrin « devient lui-même », pour reprendre le titre de la postface de Michel Volkovitch, en écrivant des vers grecs avec un « cœur égyptien ». Il devient le premier poète de la modernité grecque, et l’un des plus grands, en ouvrant son cœur, son corps et sa langue à tout ce qui, n’étant pas grec, permet à la Grèce d’exister.



[1] Constantin Cavafis, Choix de poèmes, traduits par Michel Volkovitch, Athènes, Aiora press, 2015.

[2] « M’allonger sur leurs lits », p. 193.

[3] « Jugement », p. 223.


[4] L’influence de Baudelaire sur Cavafis est inscrite dans le recueil même : l’un de ses poèmes de jeunesse, « Correspondances d’après Baudelaire », contient la traduction intégrale en grec, par Cavafis, du « Correspondances » de Baudelaire.


[5] « Démétrios Sôter (162-150 av. JC) », p. 239.


[6] Cavafis est le contemporain de Proust...

[7] « Dans une ville d’Asie Mineure », p. 286.


[8] « L’origine », p. 258.


[9] « Dans une ville d’Asie Mineure », p. 286.


[10] « Pour Ammon, mort en 610 à 29 ans », p. 211.

 

 

*

 

Yannis RITSOS, Balcon
par Xavier Bordes

 

 

 

Ce n’est pas s’avancer beaucoup, que de dire, d’emblée, qu’après les livres majeurs traduits brillamment par le poète Dominique Grandmont, il reste une quantité de recueils de Ritsos à éditer, et par suite éventuellement à traduire. En effet, ce poète grec aura été particulièrement prolifique, vivant et respirant par la poésie quotidiennement. Il s’ensuit naturellement une foule de suites de poèmes, avouons-le, certes de force inégale, qu’on aurait tort cependant de classer parmi les fonds de tiroirs posthumes. Si Ritsos est un poète renommé, fort apprécié de bien des Grecs, c’est pour des raisons où la politique, l’idéologie, la qualité littéraire, la spontanéité et la simplicité sont enchevêtrées de manière indissoluble. Il en résulte que rien de ce qu’il a pu consigner n’est indifférent. Balcon, le présent livre, illustre tout à fait cette situation : c’est comme si l’on accompagnait une période de la conscience poétique grecque, pour ainsi dire au jour le jour, avec le recensement matériel de son univers selon les instants que le poète a élus comme significatifs de telle ou telle heure de sa vie. Parfois, certains jours, trois ou quatre écrits sont apparus, d’autres fois un seul, tous compris dans le mois de mars 1985… et tous chargés intensément d’une vie partagée avec ceux qui sont là, amis proches, personnes de rencontre, dont la présence est toujours sourdement implicite dans chaque poème. En ce sens, Ritsos est un poète globalement « métonymique ». Chaque élément minuscule qu’il choisit d’évoquer, d’élire, dans son environnement et son époque, semble branché sur le cosmos entier, nous parler (avec des « riens ») du vaste monde en lequel l’homme-poète évolue, questionne et se questionne. Il en découle une mosaïque d’instants qui façonne la physionomie d’une période, à la fois de la Grèce, et du siècle, laquelle à quelques égards n’est pas tellement éloignée de celle de la Grèce de 2017. Cette édition a de plus la vertu d’être bilingue, ce qui est une qualité primordiale, et d’être élégamment traduite en français, avec simplicité et netteté, ce qui ne gâte rien. Un livre de poèmes brefs et justes, que les amis de Yannis Ritsos, mais aussi ceux qui ne le connaissaient pas, pourront lire et relire avec intérêt autant qu’avec plaisir…

 

 

 

 




Le Bel amour (23). L’amour de la madeleine

 

On sait que, au tournant des années 1910-1911, Rilke, l’un des plus profonds poètes de notre Occident, après la rédaction des Cahiers de Malte Laurids Brigge, s’interroge beaucoup sur son écriture poétique. Et c’est alors que, presque par hasard (mais un hasard qui ne cesse d’insister), il tombe sur un sermon anonyme du XVII° siècle français, L’Amour de Madeleine. Rilke en est si bouleversé qu’il traduit ce texte dans son allemand natal - tout en suspectant qu’il s’agisse d’une œuvre de Bossuet, redécouverte à Saint-Pétersbourg. Ensuite, les textes de Rilke ne seront plus jamais tout à fait les mêmes : il suffit de lire ses dernières productions, les Elégies à Duino, ou les Sonnets à Orphée, ou même ses considérations sur la Vie de Marie, pour s’en rendre compte.

Il est vrai que ce texte, comme il était de tradition dans l’Eglise d’alors, confond en Madeleine trois femmes que les Evangiles (de Luc et de Jean) avaient pourtant clairement spécifiées. Mais, en vérité, qu’importe ? Car on voit bien que pour Rilke, c’est la réflexion sur l’amour, inspirée par l’Esprit saint, qui importe. D’où sa référence au Cantique des cantiques, lu à son tour selon les enseignements de la lecture mystique qu’en avait imposée à Yabné le rabbi Aquiba …

Ainsi, après une évocation de la Madeleine perdue d’amour au pied de la croix, l’auteur d’origine ne craint pas de l’interroger : « Si c’est l’amour qui vous pousse, Madeleine, que craignez-vous ? Osez tout, entreprenez tout. L’amour ne sait point se borner, ses désirs sont sa règle, ses transports sont sa loi, ses excès sont sa mesure. Il ne craint rien que de craindre ; et son titre pour posséder, c’est la hardiesse de prétendre à tout et la liberté de tout entreprendre. »

Sommes-nous si loin de Bernard de Clairvaux quand il assène à son auditoire (mais il est vrai aussi que c’est presque à la fin de ses sermons sur … le Cantique des cantiques !), que « la mesure de l’amour, c’est l’amour. Et que la seule mesure d’aimer, c’est d’aimer sans mesure… » 

Oui, seulement voilà ! on ne peut en demeurer là ! Car c’est bien du Christ qu’il s’agit, du Logos fait homme, du Dieu soumis à l’anthropomorphose pour que  tout humain connaisse la théomorphose : « Si vous aviez marché droitement à Dieu, vous oseriez tout avec Jésus-Christ : (…) le Dieu fait homme pour être à l’homme se fût abandonné tout entier à vos embrassements, autant chastes que libres (…). Vous prétendriez tout sans crainte, et posséderiez tout sans réserve. »

Et ce n’est pas encore fini : car derrière le Christ c’est aussi le Dieu inconnu et insondable qu’il faut aimer, et il n’existe aucune meilleure façon de l’atteindre dans l’Absolu de son amour, à travers son Fils, que de renoncer à soi-même et de s’évanouir à tout désir quel qu’il soit : « Elle (la fiancée du Cantique), voit que son chaste Epoux se donne durant cette vie en fuyant, en se cachant, en se dérobant. Ainsi, elle le presse de fuir ; et ce qui est le plus étonnant, c’est qu’elle agit de la sorte dans le temps qu’il la caresse plus tendrement que jamais. (…) Il voudrait apparemment entendre d’elle quelque parole de douceur, et il reçoit ces mots pour toute caresse : Fuyez,ô mon bien-aimé, avec la vitesse d’un cerf. Elle aime mieux ses privations que ses dons mêmes et ses faveurs. C’est pourquoi elle dit : Fuyez. Et c’est là que finit le  Cantique.

C’est que c’est la  consommation de tout le mystère du saint amour. Toutes les ardeurs et tous les transports se terminent enfin à vouloir tout perdre. Madeleine (…), quand il le faudra consommer (votre amour), Jésus vous dira : Ne me touchez plus. »

Sommes-nous tellement loin, ici, de la « supposition impossible » que fera justement le siècle spirituel français, et dont on sait, comme, à la suite de leur maître, les lacaniens auront fait leurs délices ?

Bref, un texte à lire de toute urgence !




Le Bel amour (22), Le surréalisme et la Bretagne

 

 

Je me souviens, et avec quelle émotion ! d’avoir lu pour la première fois un texte de Lancelot Lancyel, celtisant d’origine hongroise, dans la revue Surréalisme, même.

 

Je me rappelle qu’il s’agissait alors d’une étude sur l’histoire de Tristan et Iseut la blonde où, à côté d’intenses « délires », j’avais trouvé pour ma part, moi qui étais bouleversé par ce « roman », de nouvelles manières de voir qui m’avaient incité à m’intéresser plus particulièrement, dans la littérature celtique, à la Poursuite de Diarmaid et de Grainne, aux Amours de Baile et d’Aillinn, ou encore aux Lamentations de Cred sur le corps de celui qu’elle avait tant aimé.

 

Non que le « bagage intellectuel » de Lancyel ne fût parfois hétérogène : ne le voit-on pas, dans une lettre à Breton que cite le préfacier Marc Petit, passer de la sorte, dans la même phrase, d’un langage clairement freudien à un terme tout droit issu de la psychologie analytique de Jung ? « Mes études sur l’art gaulois, écrit-il ainsi, (…) m’ont ouvert les yeux quant à la racine profonde de votre Surréalisme, dont l’automatisme méthodique vous sert à ouvrir largement la porte au subconscient (Fd) comme la charge d’un radar pour capter sur son écran le message archétypal (Jg). »

 

Moi qui suis profondément jungien (et je ne m’en cache en aucune façon), je m’étonne toujours, d’après tout ce que nous pouvons en savoir, de la « froideur » de la première (et de la seule) entrevue d’André Breton avec Freud, ainsi que de ce que le premier avait pu écrire en 1959 dans le Lexique succinct l’érotisme, lorsqu’il couchait sur le papier (à l’entrée précisément consacrée au second) : «S’exprimant sur la dissidence de Jung - élimination des éléments « choquants », à commencer par la libido sexuelle, aux fins de promouvoir un nouveau système éthico-religieux - (il) comparait cette doctrine aberrante au fameux « couteau sans lame, auquel manque le manche » de Lichtenberg. »

 

Breton avait-il vraiment lu Jung ? Je n’en suis pas très sûr… Ou il aurait dû constater l’importance de la sexualité chez ce dernier (par exemple, de la Psychologie du Transfert à Mysterium Conjunctionis), de la même manière que le psy. de Zürich a toujours plaidé pour la réunification de la matière, de la psyché et de l’esprit.

 

Je préfère quant à moi la position d’un Pieyre de Mandiargues qui me félicitait de ma «  clairvoyance » alors que, encore élève à l’ENS-Ulm, je lui avais fait parvenir une interprétation de son roman Le Lis de mer inspirée des travaux d’Esther Harding, et appuyée sur les commentaires de la « prostitution sacrée » par Hérodote ou Lucien de Samosate dans ses considérations sur La Déesse Syrienne.

 

Ce même Mandiargues qui, vers la fin de sa vie, me déclara que les surréalistes avaient toujours suivi Freud, mais qu’il était plus que temps qu’ils découvrissent que Jung leur parlait beaucoup plus…

 

Après tout, les recherches sur l’Alchimie, sur le véritable esprit de la Gnose, l’étude de l’Astrologie dans ce qu’elle comporte de « mythique », l’existence d’un « hasard signifiant » correspondant à ce que le psychiatre suisse appellera pour sa part une « synchronicité », les expérimentations à la Tour Saint-Jacques, à Paris, n’auraient-elles pas dû lancer un pont entre les deux mouvements ?

Sans parler de ce que Jung, aux alentours de l’année 1920, se mouilla beaucoup en faveur de Dada, c’est-à-dire de ce qui annonçait le surréalisme.

 

Faut-il aussi rappeler le texte fameux d’André Breton où celui-ci parle d’un « certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas, cessent d’être perçus contradictoirement. Or c’est vain qu’on chercherait à l’activité  surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point… » ? Sommes-nous si loin de cette « conjonction des opposés » dont Héraclite d’Ephèse nous entretenait sans cesse, et qu’on a repris, dans un vocabulaire prétendument moderne, sous le nom d’ « individuation » ?

 

Mais ce n’est pas le seul mérite du livre dont je tente ainsi de parler ! Dans la préface à laquelle je faisais déjà allusion, Marc Petit ne note-t-il pas de la sorte que « la Celticité, prenant le relais de ce que l’archéologue Marija Gimbutas, (…) grande figure de la pensée « matricienne », a nommé la culture de la « Vieille Europe » - (a connu) en son sein une tension, voire une contradiction interne entre l’ancrage tellurique et neptunien des croyances originelles et les valeurs guerrières des conquérants indo-européens, (et) a mieux que d’autres cultures conservé l’héritage : c’est, pourrait-on dire, la poésie comme fondement de la vision du monde, à l’unisson des rythmes de la vie cosmique, en résonance avec le Tout. »

 

Ce qui en revient à oublier un peu vite que les celtes étaient AUSSI des Indo-européens, et que l’adhésion à une idée de l’humanité primitive comme société féminine est de l’ordre de la croyance : aucun texte ou témoignage ne nous en fait foi, de la même façon que les préhistoriens qui prétendent le contraire nous présentent comme Vérité ce qui n’est jamais que leur interprétation…

 

Pourtant, je le reconnais sans difficulté, je partage cette manière de voir… Et je sais bien que le même préfacier a raison lorsqu’il avance que, « de Pont-Aven à Tahiti et aux îles Marquises, (…) c’est toujours à l’ordre « romain » que l’artiste veut échapper, (…) cherchant le salut dans les eaux des mers du Sud ou la forêt de Merlin. Peu importe de quel nom s’affuble la Femme Sauvage, Viviane ou Iseult la Blonde, Morgane ou la Vierge Marie. A Tronoën, la sculpture qui représente cette dernière la montre nue, couchée sur le lit de sa chevelure, telle une Sirène… »

 

Il suffit d’ailleurs de lire le dernier livre de Bernard Rio, dont j’ai précédemment rendu compte, pour saisir à quel point, sous des dehors christianisés, les pardons de Bretagne sont pleins de vieux motifs mythologiques. Et je sais bien que, selon un hymne médiéval, Dieu trouva la Vierge étendue sur son lit, en se guidant sur, et en humant son « odeur de femme ».

 

C’est, autant que je m’en souvienne, le grand élève de Jung, Erich Neumann, qui voyait dans l’ « ouroboros maternel » (ce que Mélanie Klein a désigné comme les « parents combinés »), le début de toute collectivité humaine… Et sans oublier que Jung en personne, comme nous le rappelle son élève Marie-Louise von Franz, mais comme il le dit sans ambages dans Ma Vie / Souvenirs, rêves et pensées, a toujours été mû dans son inquiète recherche par la signification du « cri de Merlin » !

 

D’où, la nécessité intrinsèque de ce livre. N’était-il pas temps de comprendre André Breton en profondeur (peut-être parfois mieux qu’il ne s’entendait lui-même  - et, honnêtement, quel merveilleux patronyme !), et, à travers toute une galerie de personnages aux origines ou aux accointances celtes, de pouvoir enfin saisir toute la parenté entre le surréalisme et les anciens habitants de l’Europe - qu’ils fussent justement celtes ou, comme on le pense souvent aujourd’hui, d’ascendance néolithique.

 

C’est à sa lecture que j’ai enfin pénétré le mystère de l’histoire que j’avais si souvent entendu raconter - d’Antonin Artaud arrivant en Irlande, haranguant la foule en vieux gaélique, et s’étonnant de ne pas être compris…

 

Bref, un livre à lire de toute urgence !




Notre relation au monde

 

J’avoue très humblement que, jusqu’à ce que Gabriel Arnou-Laujeac, l’auteur de « Plus loin qu’ailleurs », me fasse connaître ses derniers poèmes, je n’avais jamais entendu parler d’Hélène Cardona. Mais, à vrai dire, comment connaître l’œuvre de tout le monde ? Tâche impossible, même dans un milieu restreint comme, aujourd’hui, celui de la poésie…

Et je dois à la vérité de dire que j’ai été ébloui par le recueil que je découvrais de la sorte : « Dreaming my Animal Selves » - ou en français (puisque le recueil édité est bilingue) : « Le Songe de mes Ames Animales ». Que j’aurais plutôt traduit quant à moi par : « Rêvant mes Sois animaux ». Car peut-on vraiment avancer que le Self (le « Soi », tiré des Upanishads, et particulièrement de la Chandogya) et l’Ame soient réellement la même chose ? Ou l’Ame n’est-elle pas le réceptacle naturel pour la manifestation de ce Soi divin et cosmique ?

Mais ce n’est là, je le sais bien, que broutilles… Et quel émerveillement, à travers des songes qui touchent de si près au chamanisme, que de ressentir en ces mots l’unité la plus profonde du cosmos, et cette expansion de la conscience (une conscience née, selon Jung, de l’Inconscient collectif - autrement dit, et il l’avoue à la toute fin de sa vie, du nom moderne que nous donnons à l’Ame du Monde des Anciens), cette expansion de la conscience qui permet d’accéder à la découverte vivante de cette même unité !

Est-ce pour rien, de ce point de vue, que l’auteure conclut son avant dernier poème (« Diapositives de pensées »), par ces quelques mots :

 

« …soulagée de ne plus être hantée,
D’être simplement la substance du cosmos »,

 

et termine son recueil (« Harmonies parallèles »), par cette phrase indubitable :

 

« Nous mûrissons musicalement
         Couverts de fleurs de cerisier
                  variation divine,
conscience en quête d’expansion » ?

 

Hélène Cardona, outre tous ses diplômes universitaires, et les langues vivantes qu’elle parle couramment, est extrêmement cultivée : qui d’autre, de nos jours, oserait mettre en exergue à sa « production », des extraits de Rumi, de Dickinson, de Gibran ou de Rilke ? Mais on voit bien là que la fine pointe de la culture n’assèche pas l’esprit et ne débouche pas forcément, comme on voudrait trop nous le faire croire, sur un scepticisme généralisé - mais que c’est au contraire, parfois, et comme c’est ici le cas, une ouverture à ce qui nous transcende et nous appelle dans l’espace de nos nuits.

Mais peut-être, dois-je ajouter, l’origine multiculturelle de Cardona (irlandaise, grecque et espagnole), de même que son amour sans partage pour la musique, n’y sont pas totalement étrangers ?




Le Bel amour (21). Des lettres plutôt que des figures.

 

On sait comme, dans nombre de religions (qu’elles soient monothéistes ou non), il est impossible de « figurer » le Divin… Le Christianisme occidental échappe à cette contrainte sous l’influence, en particulier, des peintres qui ont exercé dans le sillage de saint François d’Assise - qu’il s’agisse de Cimabue ou de Giotto. L’Eglise orthodoxe, elle, a pris une « demie mesure » en posant que l’on pouvait « représenter » la Divinité, mais le plus souvent, à travers les icônes, de manière symbolique. Est-ce un reste de l’iconoclasme qui a pu régner un certain temps à Byzance ? Je n’en sais rien, et je me garderais bien d’affirmer une position à ce sujet, mais je constate simplement les faits comme ils sont… Il suffit de penser à cet égard à la si fameuse œuvre d’Andreï Roublev sur la « Trinité » : les trois personnes qui, d’après le dogme énoncé au Concile de Chalcédoine, n’en font qu’une, n’y sont pas réellement représentées, mais bien les trois anges qui, selon l’Ancien Testament, apparurent à Abraham - ces trois anges étant l’annonciation, en suivant la « proclamation » du dogme chrétien, du Dieu trinitaire que le Christ allait révéler.

Il n’en demeure pas moins que, très souvent, le Divin ne pouvait être donné à voir. Après tout, alors qu’au début ils Le nommaient, les Hébreux n’ont-ils pas donné l’exemple avec le « nom imprononçable », et les Musulmans se contentent de dire « Allah » (dérivé de la racine protosémitique « El », qui signifie tout simplement la Divinité) : lorsqu’on ne peut même pas prononcer son vrai nom qui demeure un secret (ne sommes-nous pas là proches de la théologie négative et de ce que quelqu’un comme Grégoire de Nazianze appelait « l’Au-delà de tout », ou le Pseudo Denys un « Néant suressentiel » ?), comment donc Le figurer de quelque manière que ce soit ? (sauf en Perse, bien sûr, qui héritait sur ce point d’un fabuleux passé…).

Il ne reste dès lors qu’une solution - qui consiste à orner de lettres, peintes ou gravées avec la plus extrême minutie, ou avec le plus grand des arts, l’évocation que l’on veut faire du « Saint béni soit-il ».

Etant bien entendu que ces mots peuvent aussi bien s’appliquer aux mythes que se racontent les hommes pour « expliquer » la réalité de ce monde, et pour définir quel peut y être leur sens.

Notons toutefois que l’incapacité à dire le fondement de toutes choses joue ici un rôle central : est-ce pour rien que la calligraphie a connu un tel développement dans les cultures où l’on renonce à définir le Principe - que ce soit le Taoïsme chinois (« Le Dao que l’on peut nommer n’est pas le Dao… »), le Bouddhisme dans nombre de ses variantes, mais où l’on insiste sur la Vacuité (le Nirvana), le Judaïsme et l’Islam… ?

Chaque chose à quoi nous introduit l’ouvrage collectif dirigé et pensé par Colette Poggi, et aux sous-titres si évidents : « Geste, trait, résonance » puis, encore plus bas : « Des premiers artistes de la préhistoire / aux maîtres d’aujourd’hui ».

Il n’est pas anodin, en effet, de rappeler comme les Homo sapiens, à côté de leurs gravures en tout genre, ont souvent présenté sur les parois de leurs « grottes sacrées » de ces séries de traits ou de points qu’avait tant étudiées quelqu’un comme Leroi-Gourhan… Comme si nos questions fondamentales nous poursuivaient depuis des millénaires, et que nous n’y avions jamais apporté de réponse définitive !                                                          

De fait, et comme le fait bien ressortir l’ordonnatrice de ce « recueil », il s’agit là d’une interaction entre le souffle, le trait, le support, et l’encre dont on se sert… Comme une danse du calame par où l’on désire déboucher sur le plus grand des mystères. Et l’on ne sera pas étonné de découvrir toute la place qui est réservée à quelqu’un comme Carolyn Carson, dont les pas dessinaient une « calligraphie corporelle » qui nous ramenait à notre essence.

Recueil d’autant plus précieux que, très logiquement, il est illustré par certains des plus grands calligraphes de notre temps : qu’il s’agisse de Hassan Massoudy pour l’aire islamique, de Franck Lalou pour ce qui provient du regard de la Cabbale, de Bang Hai Ja pour ce qu’il est de la Corée - et de tant d’autres encore !

 




Grenier du Bel Amour (17)

De la liberté à la joie

 

Il y a sans doute plusieurs manières de faire de la philosophie. Simplement, rappelons-nous ce que, originellement, veut dire ce mot : l’amour de la sagesse - si ce n’est, comme j’aurais personnellement tendance à le penser, de la Sagesse comme manifestation du Divin (de l’au-delà de tout mot) qui nous fonde.

Alors, comme le ressentaient les Antiques, la philosophie est de l’ordre de ce que nous appellerions un « exercice spirituel » : comment conduire sa vie sans avoir à en rougir au moment que nous devrons nous « évanouir » à ce monde ? Quelqu’un comme Pierre Hadot, à travers ses travaux et ses multiples réflexions, avait passé son temps à nous en faire souvenir - et il me semble qu’Yann-Hervé Martin, l’auteur de ce livre, et par ailleurs professeur en Classes Préparatoires (mais ceci n’explique-t-il pas cela, au moins pour partie ?), en a bien retenu les leçons et la (longue) démonstration.

Dans un monde où règne le « moi » (du moins le croyons-nous, sans toujours nous rendre compte de ce que les désirs de ce « moi » ne sont le plus souvent que les reflets de ce que nous force à croire la publicité, ou une société d’autant plus oppressante dans ses « choix » qu’elle nous laisse croire qu’elle n’y est pour rien…), il fallait une bonne dose d’ « inconscience » (si ce n’est une forme de suprême conscience), pour nous asséner que le Bon n’est pas forcément assimilable au Bien - mais toute la tradition de la morale métaphysique n’a eu de cesse de nous le seriner - et que, pour atteindre à ce Bien, il fallait disposer de toute sa liberté intérieure…

Je reconnais là, souvent, des accents de ce qu’il faut se résoudre à dénommer les « néoplatoniciens » chrétiens - mais après tout, pourquoi pas ? Comme le déplorait au sujet de Plotin, le fondateur de la pensée néoplatonicienne, quelqu’un comme saint Augustin : « Si cognovisses Christum !... : si tu avais connu le Christ ! ».

J’avoue que, pour ma part, je ne me sens pas spécialement chrétien - mais je suis bien obligé de dire en même temps que, nolens volens, je suis l’héritier de deux millénaires de pensée et de culture chrétiennes, et encore plus avant, de tous ceux qui ont si profondément réfléchi à Rome, et surtout, dans la Grèce ancienne. Et que, sans eux, il n’y aurait tout bêtement pas de ce que nous appelons un recueillement philosophique.

Alors, sachons gré à Yann-Hervé Martin, et à son préfacier Rémi Brague, de nous faire souvenir de tant de choses que notre monde actuel voudrait oublier - et d’abord, contrairement à l’opinion reçue, de ce qu’il existe un échange fécond entre la puissance de la raison (ou faut-il dire comme Jacobi il y a quelque deux-cents ans, de l’entendement ?), et le ressenti d’une transcendance qui nous dépasse de partout !

Notre collaborateur Michel Cazenave  vient de faire paraître Le Bel amour




Grenier du Bel Amour (16)

Il est toujours étonnant de constater comme, en prélude à la Seconde Guerre mondiale (et alors que les dirigeants de la Grande-Bretagne et de la France, n’avaient pas su « négocier » la paix du continent européen), la Grande Guerre de 1914- 1918 a marqué les esprits - au point que tout le monde « savait » - ou avait l’intuition - que les choses ne pourraient plus jamais être comme avant : ce va bientôt être le temps de Dada, puis du surréalisme, ce va être le temps où éclate l’expressionisme dans sa manière toute nouvelle de regarder la réalité…

Et c’est dans cette optique, me semble-t-il, qu’il faut lire deux pièces de théâtre qui, - actualité oblige, - viennent d’être rappelées à notre souvenir - même si, apparemment, elles n’ont pas grand-chose à voir l’une avec l’autre.

Le premier texte sur lequel je voudrais ainsi attirer l’attention, c’est le « Don Juan revient de la guerre » d’Ödon von Horvath. En réalité, qui ne connaît cet auteur, et toutes les turbulences qu’il a connues après la prise du pouvoir en Allemagne du parti national-socialiste ? De fait, à travers ce « Don Juan » (même écrit assez tard : en 1936 !), on saisit bien tous les affres de cet héritier de la double monarchie austro-hongroise : l’universalité dont il rêve, si elle a jamais existé, n’est certes pas celle qui s’impose au-delà du Rhin. Et l’on s’aperçoit assez vite que, quels que soient les bouleversements du monde, l’homme demeure ce qu’il était dans son éternité : don Juan peut vouloir ce qui lui chante, il ne peut que demeurer don Juan. A moins que… ? A moins que ne revienne le hanter le souvenir toujours vivant  de cette « petite fiancée » sur la tombe de qui, à la fin de la pièce, il va vraisemblablement se laisser mourir comme un bonhomme de neige de toute façon destiné à disparaître. Comme s’il avait voulu trouver la féminité intégrale en « collectionnant » les femmes, et qu’il se rendait compte à la fin que, seul, le chemin de l’amour lui aurait permis d’accéder à la vérité de son désir.

Or que nous raconte d’autre Eugene O’Neill, cet irlandais qui, comme tant d’autres, a gagné les rivages de l’Amérique ? Sa pièce date de 1922, soit longtemps avant celle de Horvath, mais, dans une épaisse atmosphère de désirs, on voit bien que, dans une langue qui rend parfaitement compte des « patois » de la verte Erin, c’est toujours de l’amour qu’il est question - même si, souvent, c’est sous des visages auxquels nous ne sommes certes pas habitués. Et quoi de plus poignant, à cet égard, que les ultimes paroles échangées entre Eben le jeune paysan, et sa femme Abbie, qui vient pourtant de se défaire de leur enfant commun - par amour : un je t’aime réciproque qui clôt quasiment le texte ?

Parce que, sans doute, l’ « Eternel Féminin » (au sens exact de Goethe dans son dernier « Faust »), ne peut se donner que sous une figure singulière : l’univers peut aller comme il l’entend sous les coups de boutoir de la folie humaine, et si tout change tout le temps à cause de cette folie, il n’en reste pas moins que se découvrent ces « affinités électives » qui, quelquefois, peuvent prendre des chemins qui, à première vue, nous paraissent très étranges.

Donc, deux pièces qui nous forcent à réfléchir et, éventuellement, à voir les choses tout autrement que nous en avions pris l’habitude !

 

Notre ami et collaborateur Michel Cazenave vient de publier Le bel Amour, anthologie de ses poèmes accompagnée d’inédits.




James Byrne, Une poèsie qui vous explose

traduit par Marilyne Bertoncini

One/Another

One sighs heavily down the telephone
Another pours the assassin’s quicksand

One leaves the garrison lonely as a bullet
Another fills white tubs with kerosene

One is surveyed from the border glass
Another guards against the darkness of trees

One clinks to the enemy’s thimble
Another fantasizes death in a flyway

One slugs the sitter at his pianoforte 
Another takes shade under a fig tree

One discerns bloodiness from the siren
Another brandishes the manacles

One juggles dust between his hands
Another combusts the basecamp

 

Postcards

All night the Commander,
With a high, baronial laugh,
Peels a scent of sweet mandarin
From the waist of a waitress.

*

They will heap mud over her eyes. 

*

The boy soldiers entered the house
And rounded up the market gardener,
His two sons, his fiery old grandfather, 
And shot them where they crouched
In their shadows.

*

A mother counts penitence in her rosary.
The baby in her stomach grows eyes.

*

At the tribunal, the army secretariat
Blamed Mother Nature herself—
A great and sudden simoom that caused
The sorry fire. And nobody can condemn
The amnesiac history of the wind,
Or the amnesiac history of fire.
They did not mention the bolted doors,
Or the gasoline tanks strewn like tooth stumps.
The frost-bound face of a government judge 
Deemed the newly-widowed witnesses
Over-emotional. Unreliable.

*

The village has been stripped to a wound. 
Two scorpions scrap in a crucible of sand— 
The question mark of their tails singeing the air.

*

The boys have made a giant playhouse 
From the rubbled stanchions of the razed compound.
Two kid Generals line up teams
For a game of Guns vs. Swords.
And then the swashbuckle
And then the rat-tat-tat from their mouths
To make the guns seem real
For the onlooking father’s of the Revolution
Who pick sides, shout and cheer.

*

At the far wall of the bombed-out mosque,
A prayer tannoys back the Prophet’s take
On forgiveness during times of anger.    
But the muezzin dragged in the dust by his collar
Now cracks and cracks again
Against the tremolo in his voice. 

*

These are two of the postcards that could not be sent.
Beetle-nib eyes under the slivery sheet of a moon
That quakes over her sea-wrinkled face.
The profile of the skeleton
Who visits her by night,
His mechanical arms
Upraised, still
Pleading
Mercy.

*

At the military mountain base,
Five men are led down its steep side
Then deep into the shallows of a grove.
Nobody will tell the story here. 
The mountain is quiet and infinite.
The buzzards silent in their appetites,
Only the olive leaves hiss back to the sky.

 

***********

 

L'Un/L'Autre

L'un soupire profondément au téléphone
L'autre verse les sables mouvants de l'assassin

L'un quitte la garnison seul comme une balle
L'autre emplit les tubes blancs de kérosène

L'un est observé de la vitre en frontière
Un autre défend de la noirceur des arbres

L'un trinque avec l'ennemi
Un autre imagine la mort sur une route migratoire

L'un s'acharne sur celui qui est  assis au piano
Un autre s'abrite à l'ombre d'un figuier

L'un devine le carnage au son des sirènes
Un autre brandit les menottes

L'un jongle avec la poussière entre ses mains
Un autre brûle le camp de base

 

Cartes Postales

Toute la nuit le Commandant,
Avec un rire baronial et haut perché,
Ecorce un parfum de douce mandarine
De la taille d'une serveuse.

*

Ils amasseront la boue sur ses yeux.

*

Les enfants-soldats sont entrés dans la maison
Et ils ont entouré le maraîcher,
Ses deux fils, son fier aïeul,
Et les ont abattus quand ils se sont accroupis
Dans leurs ombres.

*

Une mère égrène son chapelet.
L'enfant dans ses entrailles a les yeux qui grandissent.

*

Au tribunal, le secrétaire aux armées
A blamé Mère Nature elle-même -
Un brutal et grand simoun responsable
Du triste incendie. Et personne ne peut condamner
L'histoire amnésique du vent,
Ou l'histoire amnésique du feu.
Ils n'ont pas mentionné les portes verrouillées,
Ni les bidons d'essence épars comme des chicots de dents.
Le visage glacial d'un juge du gouvernement
A estimé que les veuves récentes qui témoignaient
Etaient trop émotives. Pas fiables.

*

Le village a été réduit à une blessure.
Deux scorpions bataillent dans un creuset de sable -
Le point d'interrogation de leurs queues cingle l'air.

*

Les garçons ont fait un immense terrain de jeux
Des décombres du camp mis à sac.
Deux Généraux enfants alignent des équipes
Pour un jeu de Fusils contre Epées.
Puis c'est le ferraillement des armes
Et les tac-tac de leurs bouches
Pour que les fusils aient l'air vrai
Aux yeux des pères de la Révolution, spectateurs
Qui prennent parti, crient, applaudissent.

*

Au loin, sur le mur en ruine de la mosquée bombardée,
Une prière par haut-parleur retransmet les paroles du Prophète
Sur le pardon dans les temps de colère.
Mais le muezzin trainé dans la poussière par son col
Se brise et craque encore
contre le trémolo de sa voix.

*

Voici une paire des cartes postales qui n'ont pu être envoyées.
Yeux dévorés d'insectes sous la lame d'argent d'une lune
Qui frémit au-dessus de son visage buriné.
Cette silhouette de squelette
Qui lui rend visite la nuit,
Ses bras mécaniques
Dressés, toujours
Implorant
Pitié.

*

De la base militaire en montagne,
Cinq hommes sont menés sur la pente la plus raide
Puis loin dans les profondeurs d'un bosquet.
Nul ne dira ce qui s'est passé là.
La montagne est paisible et infinie.
Les busards silencieux dans leur appétit,
Seules les feuilles d'olivier sifflent contre le ciel.

Traduction Marilyne Bertoncini