Grenier du Bel Amour (15)

On ne peut lire, à ce qu’il me parait, le dernier ouvrage de Gérard Pfister en faisant l’économie des deux recueils qui l’ont précédé, et dont le titre était déjà très parlant : « Le grand silence » voici trois ans, qui annonçait bien des thèmes auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés, ou, l’année dernière, ce « Le temps ouvre les yeux », qui nous force à nous poser bien des questions sur le monde où nous croyons vivre… Le tout regroupé sous le titre générique « La représentation des corps et du ciel », et chacun de ces volumes étant sous-titré « Oratorio ».

Oratorio, en effet, tant le langage y est épuré, tendant vers ce qui serait un silence essentiel, comme le « gonflement » musical de ce silence où nous apprenons à nous affranchir de ce à quoi une langue trop connue nous contraint malgré elle. Comme le note d’ailleurs l’auteur dans un petit texte qui porte le nom de « Cet art du peu » : « C’est un combat inégal que le langage nous impose, tellement il nous est devenu familier et comme naturel, et, dans sa fausse évidence, nous retient prisonniers. Mais comment pourrions-nous espérer recouvrer notre liberté sans combattre le maléfice par quoi elle nous a été confisquée ? Cet  art du peu est donc aussi le plus risqué et le plus nécessaire qui nous oblige à porter le fer là même où nous avons été défaits : là où les mots ont pris la place de notre vie. »

On a aussitôt envie de dire : tentative réussie !

Et serais-je emporté par ma passion personnelle lorsque j’aperçois des parentés qui me semblent évidentes avec la pensée de maître Eckhart (particulièrement avec son poème « Le Grain de sénevé) - et, plus largement, avec tous les thèmes de la théologie négative comme ils ont été déployés par Grégoire de Nysse dans sa « Vie de Moïse » ou par le pseudo-Denys dans sa « Théologie mystique » ?

Après tout, l’ « oratorio », en creusant notre langue, ne commence-t-il pas par « à présent/ il fait nuit// et tout/ est clair » − pour se poursuivre bien plus loin par « pourquoi/ avoir eu peur// de la matière/ du vide// pourquoi /avoir voilé// de noir/ cette lumière// des corps// (…)//et tu es/dans l’absence// (…)//rumeurs/ avant de s’écouler// au grand jour/ du silence » ?

Et si c’était cela, décidément, la poésie ?

Cet art de limer le langage pour lui faire rendre gorge de ce silence primordial que nous ne pourrons jamais « dire » − comme au ras de ce silence, et de cette ineffable transcendance dont il tente comme il peut de rendre compte ?

Le recueil s’intitule : « Présent absolu ». Et n’est-ce à ce Présent que nous sommes ainsi introduits − sans oublier, bien sûr, qu’il n’y a de présent que par l’effet d’une Présence qui s’impose à nous… ?

Notre ami et collaborateur Michel Cazenave vient de faire paraître : Le Bel Amour




Le Bel amour (24). Erich Neumann : Origines et histoire de la conscience

 

 

Nous avons beau faire et dire, - et quoi que nous en prétendions souvent, - nous sommes toujours plus ou moins redevables à l’époque qui nous a vu vivre et à l’état des connaissances qui allait avec. J’ai souvent dit que, s’il avait vraiment connu ce que, à la fin de sa vie, on appelait la « mécanique quantique », Freud aurait sans doute été d’un « scientisme » moins affirmé. On a voulu voir là un reproche, ce qui n’était évidemment pas le cas. La « quantique » s’est développée alors qu’il vivait, et dans quelles souffrances ! les dernières années de son existence : franchement, comment l’aurait-il connue et aurait-il pu l’intégrer dans ses raisonnements ? Jung, de ce point de vue, a eu beaucoup plus de chance : né un quart de siècle plus tard, il a pu connaître Pauli, Heisenberg, Pascual Jordan ou von Weiszäcker, et échapper de la sorte à un  causalisme trop étroit.

Mais il est un autre sujet où il dépend à l’évidence de son siècle : lorsqu’il parle de l’Egypte, on voit bien par exemple comme il ne la connaît qu’à travers les Alexandrins ou ce qu’en ont rapporté des auteurs comme Apulée ou Plutarque… Bref, comme il était de mise selon le savoir de son temps, il ne voyait en Isis qu’une déesse de la Lune, sans suspecter que, selon ses premiers croyants, elle était d’abord une Femme divine d’essence solaire.
Mais qui pourrait, qui saurait le lui reprocher ? Tous les « fondateurs », de quelque moment qu’ils relèvent, ont toujours bâti. leur œuvre sur ce dont on croyait être sûr aux moments où ils travaillaient.

Ce qui est assez exaltant pour ceux qui leur succèdent - surtout dans le domaine de ce qu’on dénomme aujourd’hui les « Sciences humaines », et plus précisément dans celui de la psychologie : puisqu’il faut sans arrêt tout revoir, tout repenser - eu égard aux découvertes en cours -, et de ce fait, tout argumenter d’une façon nouvelle, sans se priver, quelquefois, d’adopter un point de vue différent à la suite, justement, de ce qu’ont amené ces découvertes…

Ainsi, me semble-t-il, de ce qu’il en est d’Erich Neumann et de Carl Gustav Jung : on sait que le premier, d’origine hébraïque (comme beaucoup de ceux qui entouraient Jung), réfugié sur ce qui devait devenir plus tard la terre d’Israël, était de plusieurs décennies le cadet du psychiatre suisse. Et que les relations entre les deux hommes n’ont pas toujours été au beau fixe… Ce qui n’a pas empêché Neumann de s’exprimer devant le Club psychologique de Zürich et de donner de très importantes conférences à Ascona, en Suisse italienne, dont Jung, selon le profil revendiqué d’Olga Fröbe-Kapteyn, était dans la coulisse (et souvent plus…), le véritable spiritus rector. D’où, malgré ses agacements répétés, la reconnaissance de tout ce qu’amenait Erich Neumann, de trente ans son cadet, dans le champ de la mythologie, de l’anthropologie et de la psychologie comparées…

Et, d’où, de la part de celui-ci, d’avancées décisives dans le champ qui leur était commun : comment ne pas être d’accord, par exemple, avec la deuxième partie de son livre aujourd’hui édité, lorsque (et pour reprendre ses propres termes), il écrit tout un passage sur « la différenciation de la psyché et l’autonomie de la conscience » ? Comment ne pas constater, dans ses conclusions, sa proximité avec le Freud de « Psychologie des foules et analyse du Moi » - comme il annonce largement les vues que Jung développera des années plus tard dans son essai « Présent et Avenir » ?

Bien entendu, il faut relever tout cela, comme il faut saluer l’invention de nouveaux concepts en psychologie analytique, tels que ceux de la centroversion ou de l’importance du mythe de l’ouroboros

Il n’empêche, pourtant : on voit bien que sa bibliographie s’arrête aux années 40, et que, très redevable aux analyses de Malinowski ou de Margaret Mead, il ne les remet pas réellement en cause (sans pencher, par ailleurs, vers les interprétations de Géza Roheim) - quand nous savons bien de nos jours à quel point elles doivent être manipulées avec précaution !

Comme il se réfère aux travaux de Bachofen, dont nous avons pu nous rendre compte jusqu’où ils correspondaient aux pulsions  inconscientes de ce dernier…

Enfin, dernière « critique » de ma part, par les exemples qu’il choisit, par les citations qu’il fait, Neumann se rend-il bien compte de ce qu’il est, typiquement, un produit de la civilisation occidentale, et plus justement, oserai-je dire, de sa variante que je dénommerai aryo-hébraïque pour bien me faire comprendre : comme s’il n’y avait de « salut collectif » que dans cette culture qui  a fleuri tout autour de la mer Méditerranée, et qui a voulu écraser toutes les autres qu’elle-même !

Cela dit, on s’aperçoit vite combien Neumann a fait évoluer la psychologie, en prenant en compte tous les travaux qui avaient cours de son temps…

Tâche qu’il nous demeure à effectuer en suivant précisément ses traces et en s’inspirant de son exemple.

Au total, me semble-t-il, un livre essentiel - mais dont nous devons savoir nous évader pour respecter le mouvement qui l’a porté.

Oui ! Nous serons toujours tributaires de ce que l’on sait au moment que nous réfléchissons et écrivons ! Mais n’est-ce point là notre lot commun d’appartenir aussi à l’humanité comme elle se développe?

Ce en quoi je crois être très fidèle aux thèses de fond de Jung et de Neumann…

(Et saluons au passage le remarquable travail de traduction de Véronique Liard !).

Mais je me pose soudain une question : comme Platon l’avançait déjà dans le « Banquet », en le mettant dans la bouche de Socrate, et plus avant encore, dans celle de l’Etrangère de Mantinée, ne serait-ce la poésie qui pourrait répondre à une question aussi insoluble, (de l’ordre des Muses), avant que l’on n’en vienne à cet Eros que gouverne l’Aphrodite Ourania - et auquel renvoie Jung à la fin de « Ma Vie » ?




Le Bel amour (20), L’Egypte, ce qu’on en sait ou qu’on en imagine

 

 

         L’EGYPTE : CE QU’ON EN SAIT OU QU’ON EN IMAGINE.

 

Platon ou Hérodote nous le disaient déjà : dès les anciens grecs, on se réclamait de la sagesse égyptienne, qui semblait à tous un modèle - et l’origine de toute piété.

Ce qui, paradoxalement, s’est encore accentué avec l’ « Egypte gréco-romaine », c’est-à-dire l’Egypte héritée des Ptolémée après la victoire du futur Auguste sur Cléopâtre et Marc-Antoine, cette Egypte d’Alexandrie où, le père Festugière l’avait bien montré, se sont mélangées l’alchimie naissante, l’astrologie, les philosophies pythagoricienne et néoplatonicienne, la gnose, le panthéisme antique - et parfois le christianisme (n’est-ce pas, Origène ?) - le tout sous l’invocation rituelle des Dieux du Haut et du Bas pays, qui faisaient ainsi leur « retour ». Il suffit de lire Plutarque (et son De Iside et Osiride), ou Apulée et son Ane d’or, pour s’en rendre compte. Mais attention ! Florence Quentin l’avait mis en lumière dans son bel essai : Isis l’éternelle / biographie d’un mythe féminin (1), cela ne s’était produit qu’au prix d’une trahison où le féminin, originellement du côté solaire, avait basculé vers le lunaire que pouvait seul accepter le « machisme » dominant aussi bien à Rome que dans la vieille Grèce.

Ce qui, avouons-le, n’a pu nuire à la fascination de l’Egypte que l’Occident a ressentie dès la Renaissance, à la suite de Marsile Ficin dans la Florence des Médicis. C’est d’abord le texte qu’écrit le jésuite Athanase Kircher sur l’Oedipus Aegyptiacus, puis le tarot divinatoire rapporté aux divinités des Deux terres par Court de Gébelin dans le VIII° volume de son grand essai sur Le monde primitif, l’opéra de Mozart La Flûte enchantée, les « fantaisies » des ésotéristes de toutes sortes,  et en particulier, en ce temps-là, de nombre de francs-maçons - jusqu’à Kant qui prend la figure d’Isis en exemple pour faire entendre ce que, dans sa Critique de la faculté de juger, il appelle encore le sublime…

Car l’Egypte, n’en doutons pas, est à l’origine de bien des poèmes ou de la poésie moderne, sous quelque forme qu’elle soit : il suffit de se rappeler à ce sujet certains des sonnets des Chimères de Gérard de Nerval - sans même interroger les Filles du feu ou le début de Sylvie - ou le chapitre, qui a inspiré tant de nos écrivains, d’ Henri d’Ofterdingen sur « Les disciples à Saïs ».

De la même manière que, à la suite de la campagne menée par Bonaparte et du premier déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion, l’égyptologie est devenue une véritable science, et la connaissance du pays est entrée dans le cadre de ce que l’on nomme les « sciences humaines ».

Or, c’est précisément à ces deux sources qu’il développe parallèlement, que s’intéresse d’emblée le livre qui vient de paraître chez Bouquins/Laffont, dirigé, pensé et orchestré par la même Florence Quentin à qui j’ai déjà fait allusion - un livre dont le sous-titre qui lui a été longtemps affecté était en lui-même très parlant : « Savoirs et imaginaires ».

De la plus ancienne Egypte, et de ses complexes théologies,  comme en traite Jan Assmann en inversant le titre qui lui avait été soumis, et en en faisant un «  Imaginaires et savoirs », jusqu’à l’Egypte la plus actuelle, combien nous en apprenons en effet !

De la même façon que nous pouvons nous renseigner sur ce « rêve égyptien » qui a tant fasciné notre culture après la civilisation héllénistique et celle de la Rome conquérante du monde, de Néron jusqu’à Hadrien, et qui se trouve à la source de tant de nos inspirations et de tant d’écrits que nous pouvons encore goûter aujourd’hui !

Oui, comme un double chemin ainsi tracé, et qui nous invite d’autant plus à recourir à la science la plus rigoureuse pour alimenter nos imaginations les plus profondes…

Bref, on l’aura compris, un livre que je recommande à tout le monde  pour en tirer tout le suc, et nous interroger sur cette fascination plus que millénaire que cet étrange pays exerce sur nous !

 

 (1)Florence Quentin, Isis l’éternelle / Biographie d’un mythe féminin, Ed. Albin Michel, parution en 2012, 256 pages, 19€.  




Dernier grenier du bel amour, LES CHANTS DE LA RECLUSE

 

 

 

« Mon dernier Grenier du bel amour », a écrit Michel Cazenave en nous donnant le présent article. La profondeur de ses études est d’autant plus aimable que l’écriture en est toujours précise, simple, aisée.

Nous lui restons redevables d’une très fidèle implication et d’avoir enrichi Recours au poème de sa grande ouverture, horizontale comme verticale.

 

 

LES CHANTS DE LA RECLUSE,

 

Qui avait jamais avancé l’idée que l’Islam était profondément, et presque par essence, « misogyne » ? Dans sa version sociologique, oui, certainement – et il ne me viendrait même pas en tête de le contester : il suffit, sur ce sujet, de lire le texte de Malek Chebel, psychanalyste tunisien d’origine, sur l’Inconscient des musulmans, et, ajouterai-je, sur sa dérive « ottomane », pour s’en rendre bien compte… Mais non pas dans son versant spirituel. Après tout, lorsque Mahomet (et le Livre sacré à sa suite), limitait à quatre le nombre de femmes autorisées, on doit prendre en considération que ce n’était pas, pour les puissants de l’époque, une chose si courante ! Comme si les hommes n’en avaient jamais fini d’affirmer leur pouvoir… Et c’est ce dont nous fait merveilleusement prendre conscience Salah Stétié, l’un de nos plus grands écrivains francophones, avec la réédition, dans la collection Spiritualités vivantes chez Albin Michel, de la traduction des poèmes de Râbi’a Al’adawiyya et des entretiens qu’elle a pu avoir avec des mystiques de son temps – tels du moins qu’ils nous ont été rapportés – sous le titre de Rabi’â de feu et de larmes. Née à peu près un demi-siècle après le début de l’Hégire, nous connaissions déjà, peu ou prou, Rabi’â par les traductions qu’en avaient déjà données René Khawam, aux éditions de l’Orante, dans les environs des années soixante, puis Stéphane Ruspoli, plus récemment, chez Arfuyen. Mais, nous étions-nous bien mis dans la tête qu’elle n’était forcément ni la première, ni la dernière de son peuple à vivre de tels transports ? Chez Khawam, par exemple, s’appuyant sur l’autorité d’Al’Munâwi (qui disposait de documents qui ne nous sont plus accessibles), juste avant Râbi’a Al’adawiyya, nous trouvons une  Houdhaïfa Al’adawiyya… Quel est vraiment l’ordre d’antériorité selon l’Histoire ? Je ne suis pas assez spécialiste de cette question pour pouvoir la trancher. Je constate simplement que le chapitre consacré aux musulmanes mystiques, est presque entièrement rempli de celles qui ont vécu au VIII° siècle ap J.-C, c’est-à-dire à peine aux I et II° siècles selon le calendrier de cette aire de culture, – autrement dit, en fin de compte, bien avant Halladj, ou bien faudrait-il dire longtemps avant Ibn’Arabi l’andalou ?

Rappelons-nous en effet que ce dernier, lors d’un pèlerinage à La Mecque, et comme il le rapporte dans les « Illuminations » du même nom, de même que Ruzbehan avec une jeune caucasienne dans son « Jasmin des Fidèles d’Amour », tomba amoureux fou de la jeune Nizham en qui il découvrit la « pré-éternité » du Divin (lointain « souvenir » de ce que la Gnose, puis la Chrétienté orthodoxe, prenant la suite du « Livre des Proverbes » - et en attendant Jung et sa « Réponse à Job » - avaient dénommé la Sophia… Mais ne s’agit-il pas là, tout simplement, de ce que les anciens perses appelaient la « Daena » ?).

Toujours est-il que nous nous trouvons là aux sources du soufisme, de tout le courant spirituel de l’Islam. Alors, Râbi’a a-t-elle vraiment été une prostituée comme certains de ses « biographes » le déclarent ? Franchement, quelle importance ? Celle qui répandit des parfums sur les pieds de Jésus, ainsi qu’en témoigne Luc dans son Evangile, ne l’était-elle pas aussi ? Et ce n’est sans doute pas pour rien qu’on l’a regroupée sous la figure de Marie de Magdala… Comme l’a écrit Ibn’arabi, « La plus belle forme de Dieu sur terre est la femme. » Proche, de ce point de vue, d’un maître Eckhart pour qui le nom de « femme » était celui qui convenait le mieux à « l’homme noble. »

Et Râbi’a n’a-t-elle pas influencé une autre musulmane telle que Mou’adha Al’adawiyya, née à Basra où Râbi’a a passé de si longues années ? (Il faudrait certainement s’interroger sur cette Basra d’où sont venu(e)s tant de mystiques…).

Toujours est-il qu’on comprend,  à la lire, comment Râbi’a (qui veut dire en arabe « la quatrième »), justifiait ce prénom qui, pour nous, peut sembler un peu hasardeux .

Ainsi, dit-elle, dans le neuvième poème qui nous est rapporté d’elle :

« Ma coupe, mon vin et le Compagnon sont trois,
Et moi, que remplit l’Amour, je suis la Râbi’a (la quatrième) » -

Et termine-t-elle, en justifiant le titre qui a été choisi :
« Que de nuits délirantes j’ai passées, feux, tourments,
Et mes yeux se sont faits sources, par mes larmes ! »




Ara Alexandre Shishmanian, Fenêtre avec esseulement

Historien des religions, auteur de plusieurs études sur l'Inde Védique et la Gnose, Ara Shishmanian a également organisé, puis édité avec son épouse, Dana, les actes d'un colloque sur la mystique eschatologique à travers les religions ((Ascension et hypostases initiatiques de l'âme, Actes du Colloque International d'histoire des religions "Psychanodia", 2006)) mais aussi de 14 volumes de poèmes((Des poèmes d'Ara Alexandre Shishmanian sont parus en français sur le site de Francopolis, dans la Gazette de la Lucarne des écrivains (n°15), sur le site Poésie pour tous de Pedro Vianna, et récemment, dans l'anthologie L'éveil du myosotis éditée par Jean-Piere Béchu et Marguerite Chamon.)) parus en Roumanie depuis 1997.

L'auteur, opposant persécuté du régime communiste dans son pays, choisit en 1983 de s'exiler avec son épouse, la poète Dana Shishmanian, pour s'installer en France, d'où il publie un grand nombre d’articles politiques dans la presse roumaine d’après 1989. Le présent recueil présente une sélection de poèmes ((Ils proviennent d'un volume original, paru en Roumanie, en 2012, sous le titre Nestiute I, soit en français Méconnues I, aux éditions Ramuri.)) choisis et traduits du roumain par Dana Shishmanian, dont on salue l'ampleur du travail, et la fluide beauté du texte français. On comprendra à la lecture qu'on ne pouvait parler de Fenêtre avec Esseulement sans évoquer au préalable, même brièvement, ce parcours de vie. Le lecteur retrouvera en effet dans ce dense recueil le vibrant esprit de révolte contre les totalitarismes dont l'auteur déclare qu'il "portai(t) la corde au cou" :

toutes les choses s'inversent en ce monde
toutes les choses sont des inversions

Jésus a marché sur les eaux
moi je marche sur l'inversion et la haine
sur la dictature et le totalitarisme
partout j'ai senti avec la plante de mes pieds nus

la liberté strangulée dans toutes les créatures (...) (p.67).

Ara Alexandre SHISHMANIAN, Fenêtre avec esseulement, éditions L'Harmattan, collection Accent tonique – Poésie, 2014, 115 pages, 13,50 euros.

Ara Alexandre SHISHMANIAN, Fenêtre avec esseulement, éditions L'Harmattan, collection Accent tonique – Poésie, 2014, 115 pages, 13,50 euros.

Une grande partie des poèmes présente un amer constat de l'état de déréliction du monde - "Toute société moderne est un esclavagisme travesti" (p.51) - et une virulente critique politique et sociale, qu'une magnifique allégorie du grain de raisin écrasé (comme le grain de la raison disparue peut-être de ce monde?) hausse à une dimension cosmique et christique :

le grain de raisin est un grain spécial, plein des mystères
de la transparence et de la transpiration de l'effroi

où l'autre ne peut être rien qu'une terreur écrasée -

(...)

telle la crucifixion généralisée de l'espace-temps

(...)

*

La fenêtre m'a appris la solitude
et la séparation du corps du temps qui passe de soi à non soi
(p. 42)

Mais par-delà l'évocation de la solitude acceptée, attitude morale et stoïcienne née de la contemplation du passage et de la perte, que "raconte" Fenêtre avec Esseulement ? Car il s'agit bien (quoique de façon parcellaire et fragmentée pour nous, lecteurs d'un choix de textes) d'une sorte de récit. On ne pourra, hélas, proposer que de sommaires pistes pour aborder ce recueil où se déploie, sous la luxuriante fulgurance des images, la riche et complexe réflexion philosophique et métaphysique de l'auteur – à travers les méandres du labyrinthe plein de surprises qu'il y dessine. A la façon de tous les grands ensembles culturels et religieux (mythes, rituels d’initiation, récits eschatologiques, ou pratiques mystiques...), ce livre parle du voyage ultime et ineffable en quoi consiste l’ascension de l’âme. Comme dans le Livre des Morts Tibétains, le Bardo Thödol, à travers un parcours semé d'épreuves, une âme s'arrache à l'obscurité de la matière, se dépouillant des tuniques qui la couvraient, pour se retrouver nue dans le noir sonore où mène le dédale des catacombes (p. 15), dans un parcours où tout évoque une vision métaphysique, ainsi que l'annonce le poème de "La Pierre Noire"(p.17), où se tressent la plupart des thèmes du recueil et qui décrit avec une précision aussi anatomique que métaphysique la progression du corps matériel vers son corps astral :

Aujourd'hui personne s'est vêtu de rien
à son tour, aujourd'hui s'est vêtu d'aujourd'hui

aujourd'hui danse, il a des pieds de sons et de syllabes
le noir est rempli de visions sonores
auxquelles l'œil trop habitué aux choses renonce
l'œil, en fait, est une chose – mais l'ouïe
est la nuit d'un manteau chamanique
les tympans lèvent le rideau – voilà tout le spectacle -
lèvent encore et toujours le rideau
tout n'est pas dans l'événement mais dans le dévoilement
tout est dans les orifices des sons qui jouent sous ma peau
je me déshabille de la peau comme d'une inutile mélodie
et je reste dans la nudité écorchée du corps
flûte ou crayon
les crayons sortent de mes muscles ou de ma fontanelle
et écrivent sur moi des sons
des sons que je n'entends pas mais fais vibrer,
les orifices des sons dansent – vibrent – se promènent
comme des cafards sur tout mon corps
passent à travers lui tels de mystérieux signaux inversés
(...)

le cœur seulement se referme en lui-même tel un œil aveugle
le cœur seulement tombe de mon corps tel une pierre noire

le cœur seulement – fruit obscur, incomestible,
un masque sans ressort, une bombe désamorcée -
la pierre noire traverse tous les rites du refus
traverse tous les rites de la répulsion extatique
s'ouvre comme un œil écorché de regards
pour toutes les pages des livres inconnus
tellement solitaire et crue – aux caillots de solitude
coagulés autour de l'obscur
tant d'obscurité dépecée dans l'abattoir du monde

... mais quel est ce hurlement qui jaillit de ma bouche
telle une crinière infinie

*

Je regarde personne et personne me scrute
avec l'œil de réponse du cyclope (p. 23)

"Personne" (en italiques dans le texte) est un masque sans visage – comme la "personna" étymologique. Récurrent et énigmatique, il est une sorte d'Ulysse accomplissant l'Odyssée de l'âme vers le néant, tandis qu'il déambule

Personne collectionnait les pages de ses pas
cela quand il s'ennuyait de simuler un timbre...
Des pages de ses pas, il composait un livre aléatoire
un livre sur les méconnues
une somme des égarements et des simulations
une somme parfaitement inutile
mais au moins sans prétention (p.94)

Il est aussi, on le voit, le double au miroir du poète, double d'un "soi" qui ne serait plus déjà qu'un reflet de "l'autre", dans cet état où le sujet disparaissant peut écrire :

Oh, personne est le visage de la mort collé à l'horizon
aux poumons traversant le temps titan au crépuscule
(p.23)

Nombreuses et signifiantes sont ces apparitions de l'œil rond du miroir – "pari avec le néant" - et de l'inversion qu'il procure. Objet-titre désiré de "Zéro-miroir", on comprend qu'il est la porte métaphorique vers la perte absolue, la dissolution/"délocalisation" dont il propose l'image, et que contemple le poète, méditant fasciné (p. 97-98) par l'évocation de sa propre mort, car

C'est par le miroir que la nouvelle arrive
avec son ange improbable - code expédié par le néant -
dans le lissage profond du miroir la nitescence devient illisible

elle s'élance comme si elle se dissolvait

Indissolublement liée à ce dernier, et au labyrinthe de "nulle part", l'errance fait de cet "être traversé de néant et de rien" la figure mythique du "dernier des prophètes/ le dernier homme même - / car après personne, personne seulement pourrait suivre..." (p.75) – dans un ensemble que traversent Pan, le Sphinx ou "l'Endymionne... les seins nus exorbités", autant que le minotaure, Ariane, un Dionysos - vampire du "sans"... et Enkidu déçu en clôture du recueil : l'imaginaire de l'auteur est pétri de ces références culturelles, particulièrement vivaces et productives.

*

Les cernes monstrueux sont les ailes de nuit du poète
l'œil aveugle est sa bouche méconnue (p.25)

Poésie métaphysique, poésie "cognitive", la poésie d'A.A Shishmanian est aussi très profondément une poétique de l'incarnation et de l'espoir de délivrance ("j'ai sorti mes mains écorces sur la fenêtre / et je me suis cueilli en fruit /ange de fumée à l'index de mystère cendreux "(p. 24) Le corps "larvaire" qu'on abandonne se rappelle à nous dans toute sa matérialité sanglante et douloureuse, ses orifices et ses glaires, dans son existence de chair dans un monde où "la mort se promène entre deux digestions / elle continue de manger par compensation". Mais le poète-narrateur, qui apprend la maîtrise de l'inversion, écrit : "toutes ces aspirations subtiles dont je tâche de nourrir mon néant / je m'y enfonce et m'y décompose – je fleuris / dans une putréfaction souriante (...)" (p.40).

Le parcours christique du sujet-âme-personne, annoncé dès la métaphore du grain de raisin écrasé (p.13) et les métaphores déjà citées de "La Pierre Noire", se confirme dans un poème comme "Eucharistie". C'est bien de ce corps de souffrance dans le labyrinthe crucifié d'un monde abandonné à la dévoration, de ce corps voué à la putréfaction et la déchéance, que peut s'élancer la pensée pure, vers le néant, le "mé-connu" que le poète, en quête de connaissance, cherche à atteindre par la contemplation poétique (est-ce déjà ce que l'auteur nomme "mésonge", proposant, dans le poème "La lyre d'Orphée" une sorte de méthode pour atteindre le méconnu par-delà les "fantasmes" du réel ?) :

je m'empoisonne avec du temps
je bois la ciguë du temps
et le froid du temps et du visible et de l'invisible du temps
je tâche de voir les secondes comme si je voyais des oiseaux
et les clefs – comme d'étranges objets
morts et vivants
je tâche de voir tout ce qui pourrait me guérir
de tout ce qui me contient et de tout ce qui me perd
je tâche de supprimer toutes les vitesses

qui font de moi un aveugle voyant (p.62)

*

un blanc nébuleux dans lequel tu te dissous ou te perds
fou et immaculé
telle une page blanche (p. 111)

Déliant le corps et l'âme, la décomposition préalable à l'ascension, n'est pas sans rappeler le Grand Œuvre hermétique - solve-coagula – auquel ramènent les opérations dans "Le rouge et le noir" (p.55) où "le rouge se broie dans le noir et le mange" et cet autre poème, le "Le sel du soir", et ses étranges images :

En me couchant, j'ai mis mon diamant vivant
en hiver d'herbe devant le serpent noir
et l'ai enseveli dans le sel du soir -

le diamant de la connaissance extatique et de la vie

L'opération alchimique de dissolution est l'exact pendant dans la Tradition chrétienne, du "pouvoir des clefs", qui délient. Or ces objets abondent dans ce recueil, dont un poème porte le titre de "Cadavres de clefs" (p.91). Objets sacrés et morts abandonnés, elles ajoutent le mystère à l'énigme :

la clef nous aide à découvrir un nombre étrange -
le nombre qui précède zéro (non pas moins un
mais peut-être même un ou un autre nombre sans nom)
de là nous pouvons écarter (et non ouvrir)
la porte tel un hymen – membrane démentiellement fine -
et déposer dans le zéro
le degré zéro de notre évanescence
(de l'évanescence, à savoir de la transcendance),
le pas que nous portions en nous longtemps avant de naître -
depuis le premier clin où le néant a cligné

(...)

Clés pour rejoindre nulle part, clés pour disparaître et renaître, elles permettent d'accéder à une autre dimension, immatérielle, à laquelle prépare la méditation poétique, conçue comme une expérience de pensée, explorant – apprivoisant - à travers la liberté du flux des images, l'ultime et inconnaissable voyage :

Il y a quelque chose d'archaïque et d'anarchique
dans cette ultime disparition

une douleur de toutes les nuits -
un cri de l'essence du nocturne
le zéro lui-même pâlissant – écho de l'extinction -

rien ensuite – uniquement le néant – l'homme restitué

Dans un monde devenu "théâtre d'ombres" (titre du poème p.47) celles-ci se libèrent des corps enfin transparents, elles se libèrent dans un monde d'asphalte (la matière noire de l'œuvre au noir?) où il reste au poète-Personne , qui n'a vécu le voyage qu'en pensée, à écrire des livres de séparation :

Personne se cherchait dans le labyrinthe -
il n'avait pas d'ombre
il ne pouvait pas devenir transparent – et les anges
de la mort de cristal ne le connaissaient pas
pour l'instant rien ne collait dans sa chevelure de pensées
c'était là toute sa science : la nuit, se remplir d'encre
et écrire des livres d'asphalte – à savoir,

bien entendu, des livres de séparation,
des livres de séparation qui ressemblaient beaucoup
à des films de sable,
maintenant que le jeu était terminé

et tous les subterfuges avaient enfin été décollés

*

Qu'à la lecture de ces notes, on ne se méprenne pas sur cette poésie : rien d'aride, ou de docte – l'humour et la dérision même ont aussi ont leur part dans cette très moderne et complexe méditation, qui par exemple décrit ainsi le monde :

je ne comprends pas ce que je fais encore ici et là
ici ou là toutes les choses souffrent de caries -

toutes les solitudes sont cariées
mais les dentistes, hélas!

sont cariés eux aussi (p. 66)

Pour peu qu'il accepte de poser que "l'inconscient chargé d'un guet tragique est plus vrai /que le conscient creusé par des lois /le conscient n'est après tout qu'une convention", la hardiesse et la force des images entraîneront le lecteur à partager l'expérience paradoxale de ces métamorphoses jaillissantes : intrépide et inspiré, il se peut qu'il avance aussi à la rencontre d'une idéale fleur de poésie, comme celle de Novalis :

Je tiens dans la main un pissenlit bleu – inconnu -
qui me regarde lentement et pensif

(...)

Le pissenlit bleu est un navire sur lequel
je navigue – empereur d'un empire de pensées -
porté par la brise au crépuscule,
je me change en dieu aux pas d'automne
enveloppé de déception

(...)

tenant à la main mon sceptre bleu et magique
le sceptre qui me regarde et me pense
alors qu'à mon tour, le regardant, je ne peux me résoudre :

lequel de nous deux rêve de l'autre ? (p.45)

 

Présentation de l’auteur




Le Bel amour (19), Plaidoyer pour l’Ame du Monde

Qui, honnêtement n’a jamais entendu parler de Mohammed Taleb - ce soufi d’origine algérienne, sectateur de Carl Gustav Jung, et plus précisément de la psychologie archétypale développée par l’américain James Hillmann à Zurich, puis aux Etats-Unis, et, tout du long, lors des rencontres d’Ascona en Suisse italienne - tout autant passionné par  l’immense philosophe Alfred North Whitehead, et par le héraut de la contre-culture que fut quelqu’un comme Theodor Roszak ?

Or, on voit bien ce qui les relie tous les uns aux autres : la croyance, dure comme fer, à ce que  depuis Plotin, et surtout depuis le « Timée » de Platon, il est convenu d’appeler l’Ame du monde. Autrement dit, la façon dont nous participons tous d’une âme universelle, qui nous met en contact avec l’ « Intellect divin » dont nous sommes issus, et avec l’intégralité du cosmos. Est-ce pour rien, de ce point de vue que, voici déjà quelques années, Mohammed Taleb avait fait publier les entretiens qu’il avait menés sur le thème « Sciences et archétypes » ? (En se rappelant quelle est l’occurrence multiforme de ce dernier mot dans toute la pensée dite « néoplatonicienne »).

Et voici qu’il récidive aujourd’hui en nous présentant tous les « chefs de file » de ce courant, en ne s’interdisant surtout pas de rechercher comme ils ont anticipé (et influé sur) certains développements de la réflexion moderne.

D’ailleurs, la couverture du livre ne nous en prévient-elle pas tout de suite, qui porte : «De Plotin à Henry-David Thoreau / D’Ibn Arabi à Rabindranath Tagore / De Hadewijch d’Anvers à Carl Gustav Jung » ?

C’est ainsi à un véritable tour du monde que nous sommes invités, à comparer les voies cosmiques de l’Orient et de l’Occident, à nous rassasier de poésie (car quasiment tous les auteurs, qu’ils écrivissent en prose ou en « vers », furent de grands poètes - ou de grandes poétesses), et à redécouvrir (nous le savions déjà, mais il est toujours bon de le rappeler), le rôle déterminant que joua la pensée musulmane dans notre accession à la raison - forcément différente de ce que nous nommons l’ « intellectus » - et à un style de prise en compte de l’Univers que notre culture avait sans doute oublié.

Faut-il dès lors s’étonner que les évocations se terminent aujourd’hui, de l’importance accordée au grand Romantisme allemand, et d’une section de ce livre entièrement vouée à l’Islam ? Non, sans doute. Et, de Jung et de ses navigations sur le lac de Zurich, ou de sa manière de rencontrer les dieux lares dans le feu qu’il allumait dans sa tour de Bollingen, à Gilbert Durand et à la maison fortifiée qu’il habitait près de la frontière italienne, on comprend mieux pourquoi Taleb se réclame de ce qu’il appelle une « écopsychologie » qui respecterait tout autant la Nature que la réalité de notre âme…

Bref, un livre à lire de toute urgence - ne fût-ce que pour nous faire réfléchir et (bien) rêver !

 

 

 

 

 

 




Le Bel amour (27), La vérité du poète (sur Max Jacob)

 

 

On sait bien toute la place qu’occupa Max Jacob dans le panorama de la poésie du XX° siècle - et encore beaucoup plus, tant il eut un génie protéiforme. On ne s’étonnera donc pas de voir Jean Cocteau s’intéresser à lui et le faire publier, - du moins quant à ses Méditations religieuses et à L’Homme de Cristal.

Or, ce sont précisément les recueils que nous rendent aujourd’hui les éditions de la Table Ronde, augmentés du texte d’une conférence inédite à l’époque tenue (en 1937) par M. Jacob,  La Vérité du Poète, et accompagnés de dessins de l’auteur, ainsi que des savants commentaires et aperçus d’un professeur de Littérature Française à l’Université de Lausanne, Antonio Rodriguez.

On sait aussi bien quels furent les rapports étroits de Jacob avec tout le mouvement cubiste (ce n’est certes pas pour rien qu’il fréquenta tant Picasso et qu’il habita le Bateau Lavoir, auquel il donna d’ailleurs le nom qui lui est resté) et, de toute manière, les cercles les plus « avancés » du siècle passé : il vit beaucoup Apollinaire avant que celui-ci ne mourût à la « Grande guerre » (c’était, se souvient-il dans sa conférence, Picasso qui le lui avait présenté) comme il s’entretint de nombreuses fois avec quelqu’un comme Braque, dont on connaît toute l’importance, de même qu’avec les cercles intellectuels qui fréquentaient alors le quartier Montparnasse (on n’en était pas encore aux réunions germanopratines de l’après-seconde-guerre-mondiale) : ce fut de la sorte qu’il rencontra des gens comme Derain ou comme Modigliani.

On sait encore comme, en tant que poète justement, Max Jacob fut tenté par toute la doctrine catholique : n’avait-il pas aperçu le Christ en personne durant quelques-unes de ses visions, et, bien que juif de naissance, ne s’était-il pas fait baptiser… avec Picasso comme parrain ?

Hélas ! Les nazis ne plaisantaient pas avec les origines : et comme, dès 1942, Jacob fut obligé de porter l’étoile jaune, il fut arrêté par les Allemands, et déporté à Drancy, où il termina sa vie.

Et, autant qu’il eut des amours tumultueuses avec certains hommes (ah ! cette liaison avec Maurice Sachs !), on s’aperçoit vite comme Jacob fut toujours poursuivi par ses aspirations religieuses - ou faut-il simplement dire qu’il fut la proie de ses rêveries sur un autre monde qui aurait dépassé le nôtre ?

A témoin, ces lignes, tirées des Méditations religieuses, sous le titre « Païens et chrétiens » : « L’orgueil à la cuirasse d’or lance des flammes qui blessent. Il est le frère de la colère, laquelle empourpre le ciel accablé d’une atmosphère lourde et vénéneuse et détruit la nature créée par Dieu. L’orgueil et la colère accomplissent l’œuvre épidémique du démon, ils font fuir la douceur de Dieu, finissent par la convulsion. Montrez-leur l’humilité au bas de la croix : l’orgueil et la colère sont des nuages d’où sortent les flèches de la médisance, de l’aigreur ; le fiel du dédain coule comme la pluie de ces nuages et arrose la terre de la susceptibilité, de la vanité, empanachées d’arbres maigres. »




Le Bel amour (26), Que de poésie !

 

 

Je me souvenais d’avoir étudié Virgile en long et en large lorsque je faisais mes études - de la 6° à la khâgne à l’époque - et comme je me rappelais cet ennui que nous y avions tous éprouvé, surtout pour les compositions de récitation latine !

Or, voici que Virgile nous est rendu aujourd’hui, dans de nouvelles versions, ou pour le moins, dans une version revue et corrigée.

Je ne parlerai même pas de L’Enéide, dont je persiste à penser que ce n’est rien d’autre qu’une pâle imitation d’Homère. Et comme le souvenir reste présent de ces premiers vers que nous nous efforcions d’ânonner :

« Arma virumque cano, Trojae qui primus ab oris
Italiam fato profugus Laviniaque venit
Litora… »

Mais, bien que ma mémoire en soit aussi cuisante (« Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi / Silvestrem tenui musam meditaris avena… »), j’ai découvert combien, dans Les Géorgiques et Les Bucoliques, Virgile pouvait être un immense poète !

Et comme il a pu prêter à tant d’interprétations différentes ! A témoin, ce vers mystérieux de la 4° Bucolique : «  Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regia ; / Jam nova progenies caelo dimittittur alto : voici que revient aussi la Vierge, que reviennent les règnes de Saturne ; / Voici qu’une nouvelle lignée (nous) est envoyée du haut du ciel ». Je sais bien comme les auteurs paléo-chrétiens en ont fait leurs délices, et sans relever l’allusion aux croyances astrologiques de l’époque, ni le renvoi à l’ « âge d’or » décrit par Hésiode dans Les Travaux et les Jours, comme quelqu’un comme Lactance, dans ses Institutions divines, y a vu l’annonce de Jésus. Ce pourquoi, il me semble, Virgile pouvait être le premier guide de Dante, dans la Divine Comédie, pour le début de son voyage dans les cercles de l’au-delà !

Pourtant, bien loin de ces « compréhensions » tendancieuses, comme des vers se sont gravés dans ma mémoire, qui chantent les plaisirs de la Mère Nature, et les débats spirituels et profonds auxquels était livré notre écrivain !

Comment ne pas vibrer à des distiques comme celui-ci : « Candidus insuetum  miratur limen Olympi / Sub pedibusque videt nubes et sidera Daphnis : Comme, plein de lumière, il regarde le seuil inhabituel de l’Olympe, / Et (comme) sous ses pieds il aperçoit les nuages et les étoiles, Daphnis ! » (5° Bucolique).

Ou encore à un tel groupe d’hexamètres :

« Quid qui, ne gravidis procumbat culmus aristis, / Luxuriem segetum tenera depascit in herba, / Cum primum sulcos aequant sata, quique paludis / Collectum humorem bibula deducit harena ? : Que dire (encore) de celui qui, de peur que ne se couche une tige aux lourds épis, /  Fait paître la luxuriance des céréales quand elle est encore de l’herbe tendre, / Alors que les plants égalent les sillons en hauteur ? Et de celui qui des marais / Enlève l’humidité (pour la verser) dans un sable qui la boit ? » (Vers 111 à 114 de la 1ère Géorgique).        

Oui, il ne faut être victime de ses études ! Et relire Virgile comme il a réellement écrit, pour enfin entendre le bien-fondé de sa réputation, et comme, rarement, on a fait mieux !




Le Bel amour (25), L’ivresse et la poésie

 

 

L’IVRESSE ET LA POESIE.

On se souvient peut-être de cette Anthologie de la poésie chinoise qui avait été éditée voici presque un demi-siècle par Seghers. Que de découvertes alors ! Et comme nous avions senti qu’une réévaluation générale de notre tradition poétique s’imposait !

En particulier sur le vin, et sur l’ivresse qui l’accompagne, dont nous étions si certains que d’autres avaient le même mépris que nous… Cette ivresse qui introduisait à la folie des actes, sans nous interroger, précisément, sur le sens réel de ce terme de folie.

Ainsi, étions-nous convaincus que l’Islam jetait l’opprobre sur la consommation de vin, sans nous demander comment il se faisait  qu’un mystique comme ‘Ibn Al Fâridh eût écrit comme tant d’autres un Eloge du Vin (al Khamriya), ou en se condamnant à ne point entendre, en Perse, les leçons fondamentales d’un Omar Khayyam ! Et pourtant ! N’est-ce point Silvestre de Sacy qui, déjà, dans sa Chrestomathie arabe, avait traduit, en l’annotant, le poème : « Pourquoi ne m’est-il pas permis d’étancher sur tes lèvres la soif qui me dévore ? » Et n’était-ce pas un soufi de bonne obédience comme l’était Nâbolosi, se référant d’abord à ‘Ibn Arabî, qui avait livré un précieux commentaire d’Al Fârhid - un commentaire où l’on comprenait enfin que la « folie » évoquée avait à voir avec la « possession » par la transcendance absolue et avec ceux que nous avons appelés les « fous de Dieu ». Ainsi nous dit-il que « ce Vin, c’est l’Amour divin éternel qui apparaît dans les manifestations de la création », et, nous introduisant sans le savoir à la « sagesse » chinoise - ou plutôt à sa « déraison » à nos yeux d’Occidentaux : « (Les gens de la tribu) sont IVRES grâce à l’irradiation et à ce qu’ils découvrent devant eux ; ils perdent la connaissance des choses changeantes et possèdent exactement les sens profonds des secrets. »

Puisque nous nous gargarisons du taoïsme sans toujours bien apercevoir ses origines chamaniques, sans nous rendre compte que sa rencontre (sous la forme du ch’an) avec le Bouddhisme a conduit à ce que nous dénommons le zen japonais, et en le « tordant » si souvent selon ce que nous imaginons, ou selon ce que nous prescrit notre culture !

 

Aussi, on comprendra avec quel ravissement j’ai vu paraître en édition de poche, autrement dit : accessible à tout le monde, le livre de Cheng Wing Fun et de Hervé Collet sur Li Po, ce poète chinois et profondément taoïste qui vécut au VIII° siècle sous la dynastie des Tang - livre aussi intitulé : « L’immortel banni sur terre / Buvant seul sous la lune. »

Sommes-nous si loin de ce Dalaï-lama du XVII° siècle qui menait sa vie parmi les prostituées, et dont les éditions du Seuil ont fait paraître les poèmes voici quelques années ?

Sans doute pas, et dans ce mélange de biographie et de poésies que les auteurs ont si subtilement intriquées les unes aux autres, on saisit  ce que signifie réellement le sous-titre qu’ils ont donné à leur œuvre : oui, Li Po fut un éternel errant ; oui, les phénomènes de ce monde vont et viennent ; oui, l’ivresse qu’il chante et dont il se réclame est à la fois très réelle et métaphorique ; oui, il se complaît à la vue des « courtisanes », qui ne sont pas exactement ce que l’on croit trop facilement.

A témoin, ces quelques vers :

« quand autrefois le prince Ch’en festoyait au Palais de la
    félicité,
Un vin à dix mille écus faisant monter la joie à son comble
Notre hôte nous dit qu’il manque d’argent ?
Qu’on apporte du vin, ensemble buvons
Mon cheval moucheté, ma fourrure à mille pièces d’or,
J’appelle un garçon, qu’il aille les échanger contre du bon
   vin
noyons ensemble la tristesse de dix mille générations »

 

Ou encore :

« inutile donc de distinguer entre les dix mille choses
ivre je perds notion du ciel et de la terre
appuyé sur l’oreiller solitaire, ma conscience s’amenuise
je ne sais plus où est mon corps
ma joie est alors à son apogée » -

 

« je suis tel le seigneur Hsieh An, en compagnie de ses courtisanes
   De la Montagne de l’est,
Assises devant un paravent doré, souriantes et belles comme des
   fleurs
mais aujourd’hui n’est plus hier
et demain est encore à venir (…)
autrefois elle (la lune) éclairait la coupe de vin du prince Liang
le prince Liang disparu, la lune est toujours là (…)
vivement contrarié par les événements récents,
à m’enivrer je n’hésite pas, allongé à l’est du verger de pêchers »

 

Et enfin (il est quasiment à la fin de sa vie) :

« le neuvième jour je bois sur le Mont du dragon
les fleurs jaunes se moquent de l’exilé
ivre je regarde le vent emporter mon bonnet
avec la lune je m’attarde à danser »

 

 Que de choses, en effet, avons-nous à entendre ! Tout en se rappelant que, « là-bas », la poésie est intimement liée à la calligraphie, et que, si nous sommes, en effet, en exil sur cette terre, nous n’avons qu’un espoir : nous fondre dans la voie droite d’où sont issues toutes choses.

Et quoi de mieux qu’un poème pour savoir l’exprimer ?