Marilyn Hacker, Calligraphies : IV

Poèmes traduits par Jean Migrenne

 

Huit heures du matin.
La vieille au bout du couloir  
passe du Fairouz.

Il pleut en gris sur nos toits en pente.
Beyrouth est sous les tempêtes de sable.

L’ivrogne supplie
la jolie fille de sa voisine
de ne pas l’oublier

dans les paroles de la vieille vedette.
Dans le couloir, le chant se dévide.

 

*

 

Couloir aux portes fermées
à clef sur des possibles,
miroirs déformants,

face à grotesque face.
Retour à des frontières

closes de barbelés.
À la langue de mon grand-père et
celle que j’écoute,

à leurs invectives, leur mutuelle
incompréhension. Glaces, portes.

 

*

 

La glace au matin
donne sur la pluie —
début octobre

comme en hiver dans cette ville.
À écrire, en pyjama,

désolée devant toi-même,
dictionnaire ouvert
sur de vains désirs,

tu poses un mot, fermes les yeux,
entends des pas, de moins en moins.

 

*

De moins en moins de jour —
encore nuit à six heures, à la demie,
derrière les rideaux de tulle beige.

Le café est éclairé
comme cinq heures plus tôt.

Demi-heure de lecture
au lit, ou prendre un pull,
se faire un bain moussant,

avant le café, les journaux qui voient
les jours en noir, de plus en plus.

 

*

 

Des femmes de plus en plus vieilles,
toutes, c’est ce que voit mon ami chauve,
qu’elles aient son âge ou plus,

qu’elles écrivent, enseignent : ses collègues.
« Elle a au moins quatre-vingts ans. »

« Non, soixante-huit,
ça change quelque chose ? »
« Non, pas soixante,

cinquante-quatre, comme toi. »
(Il vit avec une de vingt-deux.)

 

*

 

Deux sous-titres sur l’écran,
anglais et français. Les acteurs
jouent en arabe

le sac d’Ur : scribes, tablettes,
martyre du savant

qui les déchiffrait, les traduisait.
Rasha connaît la moitié d’entre eux,
revient à la réalité, à la vie

de gongs, de lamentations,
de résurrection d’un verbe assassiné.

 

 

*

 

Résurrection du jour —
fins d’après-midi de juillet
en promenades à reconsidérer

l’inachevé, le non commencé,
aller jusqu’au canal.

Encore trois heures de jour :
de quoi commencer ; de quoi terminer...
C’était avant ; maintenant il fait nuit

avant sept heures et les après-
midi fondent au noir.

 

*

 

Après-midi d’automne,
pour descendre à la Mairie porter
un sac de serviettes,

de T-shirts, trois sacs à dos,
à la collecte des réfugiés.

Des cachemires de deux ans, on
n’offre pas ça à des amis.
Au café, ils ne veulent pas

que tu paies l’addition, que tu leur dises :
«On se voit l’année prochaine, à Damas... »

 

*

 

À ce moment-ci de l’année,
c’est la rentrée, nouveaux
étudiants, nouveaux profs, épreuves

à relire pour les parutions de printemps,
numéro d’automne tout frais à poster.

Moi, émigrée,
je pointe les saisons sans
permis de travail. Me revoici

étudiante, à traduire en triangle,
toujours nouvelle.

 

*

 

Nouvelle un jour,
absente aujourd’hui.
Je me ferai à la quinzaine d’années

de repas partagés, à son esprit
éteint à quatre-vingt-dix ans ;

amours de ma vie qui
ont changé d’avis, différentes
maintenant, amours mortes...

yeux noisette ou verts d’hier,
avenir d’hier aujourd’hui passé.

 

*

 

Aujourd’hui figues en salade
en émincé, figues au labneh,
figues vertes d’Italie,

et figues de Provence bleu-foncé
achetées à l’étal des trois frères.

Souvenir de branches
de figuier par-dessus des murs
de pierre, ou du temps

où par l’échelle on grimpait sur le toit
cueillir les figues tardives de Vence.

 

*

 

Septembre à Vence :
sur la terrasse avec Marie
à écouter le torrent

murmurer son prélude et fugue
à nos lapidaires petits déjeuners —

café, pain, confiture.
Elle avait cinquante-neuf ans.
J’en avais trente-sept.

Quasiment le même âge pour
passer à notre journée de travail.

 

*

 

Le sonnet passe
de l’affirmation à l’interrogation,
du panorama au gros plan,

La consultation chez le médecin,
passe de la corvée au verdict.

Le bébé passe sa première semaine
protégé par son berceau de bois,
sur un tapis kurde tissé

d’une plume de cigogne qui lui dévide
sa lointaine berceuse tout le matin.

 

Présentation de l’auteur




Bonnes Feuilles PO&PSY – A. Etwebi, E. Gonatas, I. Akhmetiev

Danièle Faugeras et Pascale Janot présentent trois ouvrages à paraître en janvier 2018 aux Editions Erès, Collection PO&PSY

Ashur Etwebi, Le chagrin des absents

Ashur EtwebiNé à Tripoli en 1952, il est une figure majeure de la scène poétique libyenne. Appartenant à la génération des années 1970 qui a révolutionné l’écriture poétique en Libye et l’a ancrée dans la modernité, il s’en distingue néanmoins par une poésie méditative riche d’une mythologie personnelle et d’un regard lucide sur le monde, qui n’a rien perdu de sa fraîcheur et de sa capacité d’étonnement.

Médecin et ancien enseignant à la Faculté de médecine de Tripoli, il fut récemment contraint de quitter son pays pour la Norvège à la suite du saccage de sa maison par des extrémistes.

Il a à son actif neuf recueils poétiques, dont Tes amis sont passés par ici (2001), Lumière sur les êtres et les choses  (2010) et La prune n’attend pas longtemps  (2013). Il a établi trois anthologies consacrées au poète persan Rûmî, au poète indien Kabîr et à la poésie Haïku.

Ashur Etwebi Le chagrin des absents, Eres, Collection Po&Psy Poèmes traduits de l’arabe (Libye) par Antoine Jockey Dessins de Yahya Al-Sheikh 96 pages - 12 euros - sortie en librairie le 25 janvier

Ashur Etwebi, Le chagrin des absents, Editions Eres, Collection Po&Psy

Poèmes traduits de l’arabe (Libye) par Antoine Jockey
Dessins de Yahya Al-Sheikh
96 pages - 12 euros - sortie en librairie le 25 janvier

Épaminondas Gonatas, la crypte et autres poèmes

Épaminondas GonatasÉpaminondas Gonatas (1924-2006) est né et a vécu à Athènes, où, après des études de droit, il a exercé la profession d'avocat. Mais son univers, c’est surtout la vieille demeure néoclassique en banlieue d’Athènes, entourée d’un vaste jardin, où il a vécu de longues années au milieu des livres, d’objets insolites et hétéroclites, en bonne intelligence avec les plantes et tout un petit peuple d’ animaux.

Son œuvre, aux frontières de la poésie et de la prose, se compose de sept minces ouvrages, parus entre 1945 et 2006. Seul un choix de récits, Le Désert hospitalier, a jusqu’ici été traduit en français (Kaufmann/Hatier, 1992).

À la désignation de "surréalisme", avec laquelle la critique perplexe accueille ses recueils, il répond dans La Crypte : « Je n’ ai pas d’oiseaux en cage. »

« Je ne suis pas un “faiseur de rêves”, dit-il dans l’une des rares interviews qu’il ait accordées, sur le tard.   « Ce que j’écris est vécu. Et la composante fantastique que l’on trouve dans mon œuvre est en fait l’absurde, lié à l'ambiguïté du réel. »

Inlassable observateur du concret, Gonatas cherche la réalité cachée derrière les apparences. Voilà que les choses familières que nous croyions inertes se mettent à rayonner d’un éclat surnaturel, parfois inquiétant, voilà qu’elles s’animent. Des fleurs mordent, des chaussettes protestent, une poire s’échappe et se révolte. Avec une forme d’humour particulier, le poète révèle l’insaisissable mystère du monde. Dans sa "Crypte", chaque texte a la concision et l’éclat singulier d’une énigme.

Réfractaire à ce qui enferme, refusant toute étiquette, il ne s’est jamais identifié à aucun courant et s’est tenu délibérément écarté de la notoriété malgré l’intérêt du public pour ses écrits, traçant son propre chemin loin des modes et des écoles. Néanmoins fidèle à une communauté spirituelle d’écrivains et d’artistes - entre autres les poètes Miltos Sahtouris, Eggonopoulos et Papaditsas et le peintre Alexis Akrithakis, qui a crée des vignettes pour certains de ses recueils (reprises dans ce volume).

Gonatas est par ailleurs connu pour ses traductions, peu nombreuses et choisies (Flaubert, Borgès, Supervielle, Soupault, Leiris...). Mais il a surtout fait connaître en Grèce les œuvres de ceux qu’il appelait « les âmes pures », auteurs méconnus ou à demi oubliés : Antonio Porchia, Pierre Bettencourt, Ivan Goll, Wols, Georg C. Lichtenberg, Samuel T. Coleridge. En 1994, il a reçu le Prix national de traduction pour les Voix de Porchia.

Épaminondas Gonatas, la crypte et autres poèmes, Éditions Eres, Collection Po&Psy

Épaminondas Gonatas, la crypte et autres poèmes, Éditions Eres, Collection Po&Psy

traduit du grec par Marie-Cécile Fauvin
dessins d’Alexis Akrithakis
96 pages - 12 euros
Sortie en librairie le 25 janvier 2018

Ivan Akhmetiev, rien qu’une collision de mots

Le parcours d’Ivan Akhmetiev, né à Moscou en 1950, est moins atypique qu’il n’y paraît pour un poète russe de son temps. Après des études de physique, il travaille brièvement dans un institut de recherches avant de tout abandonner pour se consacrer à la littérature à laquelle il s’initie en autodidacte. Il fréquente alors les milieux dissidents et subvient à ses besoins en devenant tour à tour boulanger, pompier chargé de la protection anti-incendie au musée de Kouskovo, gardien, concierge et chauffagiste. En décembre 1978, Akhmetiev prend part à une manifestation en faveur des droits de l’homme. Il est victime d’un internement psychiatrique forcé en 1979. En 1984, il trouve un emploi de bibliothécaire. Après la perestroïka, il exerce des activités de traducteur et de rédacteur. Dès 1991, quand le milieu de l’édition devient plus libre, il s’emploie à publier la littérature clandestine de la période soviétique. Son œuvre de découvreur et d’anthologiste lui vaut de recevoir en 2013 le prix Andreï Biely « pour services rendus à la littérature russe ».

Ivan Akhmetiev écrit depuis l’adolescence. Sa rencontre avec Vsevolod Nekrassov, le "pape" du minimalisme russe, joue un rôle majeur dans sa vie. Ses poèmes, d’abord diffusés en samizdat, sont aujourd’hui régulièrement publiés. Outre de nombreuses parutions en revue, il est l’auteur des recueils : Miniatures (1990), Des poèmes et rien que des poèmes (1993), Neuf ans (2001), Amores (2002) et Ce n’est rien ça passera (2011). Il a été traduit en anglais, arménien, bulgare, hongrois, espagnol, italien, allemand, polonais, roumain, serbe, slovaque, croate, tchèque et désormais français.

Ivan Akhmetiev, rien qu’une collision de mots, Editions Erès, Collection Po&Psy

Ivan Akhmetiev, rien qu’une collision de mots, Editions Erès, Collection Po&Psy

poèmes traduits du russe par Christine Zeytounian-Beloüs
gravure d’Édith Schmid
88 pages - 12 euros - Sortie en librairie le 25 janvier

Extraits

 

 

j’attends d’être sûr
de mon bon droit
du droit au texte

parfois
une minute
on peut l’étirer

le reste du temps
je suis douloureusement absent

durant l’attente
je cesse d’attendre
on dirait même que je n’ai plus besoin
de ce que j’attends
c’est ainsi que je finis par l’obtenir

devant des gens qui me sont étrangers
je ne peux parler
ni vivre

ce qui me distingue
de beaucoup d’autres auteurs
c’est que je connais personnellement
tous ceux qui me lisent

tant             de               fenêtres
derrière chacune
on voudrait vivre

le soir
je regarde des films muets
aux fenêtres de l’immeuble d’en face

en écrivant dans le noir
je n’ai pas remarqué
que mon stylo n’écrivait plus

etc.




Thibault Marthouret, Qu’en moi Tokyo s’anonyme (extraits)

/nous sommes faits

 

nous sommes faits d’ombre et d’écrans                                                                                          we look like modern day ghosts

nos bouches ne réchauffent rien de vivant                                                                                 ghastly, gone

nous dormons sur le dos comme les mouches mortes
retournés par nos rêves d’intemporalité
retournés sur nos ailes froissées
mouches pharaoniques                                                                                                                                     not to be opened

nous nous partageons sans donner                                                                                                     we are done
nous nous sommes ouverts en public                                                                                        not to be opened
déversés en privé
nous n’avons eu de cesse
de nous claquemurer les côtes
les côtés du carré                                                                                                                                             not to be opened
les chambres du cœur
sont capitonnées                                                                                                                                                  locked in echo

des vents violents nous meuvent et nous façonnent                                                                circle line
nous sommes faits
nous appelons encore visages ces rasoirs
ces lèvres                                                                                                                                                                    not to be opened

chaque usager possède un petit pistolet glissé dans une blague                                          a brain
                                                                                                                                                                                          with a gun in it
il le dépose, une fois rentré, sous l’oreiller
ou dans un coffre-fort noir
derrière des codes, des loquets, des murs
enflammés                                                                                                                                                                 we are done

le fil de nos visages suffit pour tenir à distance les funambules                                             not to be opened

nous courons de nuit par milliers nous jeter dans la mer                                                         with open arms

do you mind me asking?                                                                        vous pouvez tout me demander

comment faire taire le bébé à peine embarqué ?
la bête dans l’habitacle ?
la peine charriée de longue date?
le funambule dans le coffre ?                                                                                                                           do you mind?

How long this howling at the moon business?

 

 

> A écouter ici <

 

 

/à destination

 

Coulisse. Claque. Une porte. Une tête. Passe.

Nous traversons une forêt de pins rouges et écorchés.
Nous circulons actuellement avec un retard d’environ.
La tête heurte le porte-bagages à chaque fois que le train penche.

Claque. S’approche. Flotte. Nous surplombe —

je suis fatiguée
je m’essouffle quand je fais le ménage
j’ai des extra systoles, je lui ai dit

Le service de vente ambulante la chasse de l’allée centrale.
Le retard d’environ traverse toujours les pins blasés.

Une mère — c’est dégoûtant ! — arrache de son siège le repose-tête,
carré de tissu vert acide, vert électrique, statique, le velcro crache.

Mes cheveux et le haut de ma nuque ne répondent pas :
ma tête est-elle calée sur un carré de tissu scratché et de quelle couleur ?

Je n’ose pas la tourner, me trouverais — dégoûtant !
nez à nez avec l’appuie-tête.

Le 15h55 transporte exclusivement des séniors encartés et de jeunes mamans.
Des mains sortent des banquettes — dégoûtant !

Coulisse. Claque. Le loquet se désenclenche. Coulisse. Claque.

Les appuie-têtes démangent et grésillent.

Les usagers partis en masse aux toilettes ont tous repris leur place.
Personne n’erre dans les couloirs en quête de la voiture bar.
Vingt minutes avant l’arrivée, je mets ma main à couper —

Coulisse. Claque. —

qu’ils vont y retourner

je lui ai dit que je m’essoufflais, que j’avais mal aux seins
que ça faisait comme des décharges
il m’a dit de me tranquilliser

La voiture 15 regarde la tête revenue se balancer tandis que les vessies s’emplissent
et que je cherche cette teinte de cheveux dans les bleus de mon nuancier.

Nous creusons autour d’elle une douve de silence.

Les extra systoles y frétillent comme des têtards.

 

 

 

/\/\/\/\/\/\/

 

Wasting time.

Toi dont le crayon avait ouvert une brèche dans la grisaille,
te revoilà. Pourquoi toujours à mon côté, jamais de face ?

Disparaît tout ce qui n’est pas la chaleur de ton épaule, l’ocre des feuilles
dans les arbustes et les buissons filant à notre hauteur.

L’interespace s’évanouit dans l’intercité lancé à toute vitesse.
Ta chaleur remplace ma concentration. Même état profond.

La couverture cartonnée me glisse des mains. Même sas.
Tu ne dessines plus. Tu somnoles.

Une aiguille à tricoter brandie par une main passagère se lève, désigne
le ciel offert, tapote la vitre du train, guêpe en quête de K.O..

Quel effort titanesque pour se rendre compte qu’il fait beau.
Quel effort titanesque pour voir, simplement voir, les taches violettes de l’hiver sur l’or.

Watching him.

Le soleil se mire dans ta montre d’explorateur.
Impossible de lire l’heure. Je ne saurais plus.

L’automne est une couleur qui s’ouvre dans le vert et le dévore.
L’hiver est-il cet unique ongle noir sur la main vernie de cette femme qui passe,

majeur masqué parmi les carreaux, diamants rouges,
acrobate vengeur sur le repose-tête.

Quel âge avais-tu quand tu t’es cassé le nez ? Te l’a-t-on cassé ? Avais-tu chuté ?
Ton bras tressaille et mon regard s’envole, se pose successivement sur

des baies empoisonnées, des ronces, du poil à gratter, Poitiers.
Le jeune homme blond sur le siège d’en face écrit dans un carnet, cache ce qu’il écrit —

des secrets, de mauvaises vérités — mordille son crayon entre deux phrases,
il ressemble à quelqu’un qui d’habitude porte des lunettes

et devait se ronger les ongles.
Une étrange cicatrice sur son front m’arrête.

Writing the time I waste.

> A écouter ici <

 

 

 

/au matin inachevé

 

Quel bleu ? Turquoise ? Cobalt ?
Canard ? Taupaze ? Cyan ?
Dragée ? Polaire ? Paon ?
Un choix est fait, un pot de peinture acheté,
entamé, rangé à moitié plein dans le débarras.

Il faudra ramasser ton verre.

Crémaillère. Vous n’auriez pas dû.
Elles sont splendides.
Je vais prendre ta veste.
Le bouquet disparaît en évidence sur l’étagère
à côté de la collection de coquilles vides.

Un fond de verre s’évapore dans le salon éteint.
Autour d’une langue violette, des dents grincent.
L’alcool assèche la nuit qui sent la peinture fraîche,
aplanit les rêves en trompe-l’œil.

Plutôt Médoc ? Plutôt Graves ? Foxé ou suave ?
Margaux ? Pomerol ? Charpenté ? Sur du
fruit, du galet, du caillou, de la bête
rouge ? Débouché. Versé. Senti. Bu.

Tu n’aurais pas un peu de peinture qui traîne ?
Sur l’étagère, le bouquet a depuis longtemps viré
au pot-pourri à côté des coquilles vidées
du souvenir de la mer.

Le couvercle colle, va chercher le tournevis —
déconvenue : le bleu a tourné violet, a tourné
dense et mou comme une langue exsudant.
Serre les dents. Tout ce gâchis. Quelqu’un n’a pas fini
son vin. J’avais pris ta veste.

Entre deux plis de silence, un fil lâche.
Une syllabe craque. Se découd. Il fait froid.
J’enfile ta veste pleine de trous, ta voix
ne coule plus, elle se déchire à chaque geste.
Comment te mouvais-tu ?

Mauvais pantomime puant l’antimite,
je ne retrouve pas ton corps, ta langue,
retourne tes poches, rien n’en tombe.

Le matin dans le verre s’est éventé. Je le jette
dans l’évier. Le filtre à café le rejoint,
échoue sur le flanc, masse médusée aux entrailles
retournées, écloses, explosion de roses noirs
sur la plage d’inox.

Il faudra sécher ton verre.
Ne pas l’oublier sur l’égouttoir.
Effacer les traces.

 

 

 

/dénouement et deux lithographies

 

 

rappelle-toi tu avais étiré

ici

les cordes d’un violon
retombées inertes sur le sol

juice them up !

la musique n’avait pas pris
tu les retrouves aujourd’hui
roulées en boule
dans un coin de la pièce
où les visiteurs
ne s’aventurent pas
rêches
raidies
comme des troncs de hêtres
emmêlés

fuck me fuck you tree’

fuck you fuck me tree’

le même silence lithographique
et embrouillé
sec
comme des cheveux
coupés
une pelisse

pour personne

ratures recroquevillées
dans un coin de page
tu essaies de séparer
les racines

des vermicelles

les pattes de mouche

des poils de verrat

de débrouiller les écheveaux
fils de fer
nerfs
amorces de sons
de les tendre

entre deux poteaux

télégraphiques

le violon d’Ingres s’étire

en pont

de singe

en poème

corde à linge

où perchent les étourneaux sansonnet

still voice

pas d’électricité

don’t apologise for what you didn’t say

puis la voix mort-née ressuscite
dans l’enfilade des becs alignés
noire et statique
voix du poème vengé
capable d’imiter
cris d’oiseaux
d’humains
bruits domestiques
clefs dans la porte
porte qui grince
sonnerie du téléphone

answer it !

un étourneau
imite John Cage
à l’autre bout du fil

décroche !

un étourneau imite
un étourneau imitant
John Cage imitant
un étourneau
à l’autre bout de la

ligne

noue

l’extrémité du lacet
pour qu’il ne sorte pas de
l’œillet
l’œil est
eye am
l’œil est
le nœud
de la voix

eye am knot an eyeball

tu la baisses
ou l’élèves
en tournant
les chevilles
et en battant
des cils
tu accordes
ton violon
sa voix juste
relie

une rive

et un éther

 

the end

 

of my tether

un étourneau lézarde

la vitre

 

 

 

Présentation de l’auteur




Entretien avec Jean-Jacques Tachdjian

Jean-Jacques Tachdjian, sur votre site internet, jeanjacquestachdjian.com, vous vous définissez comme un « créateur de culture visuelle », et vous précisez que votre démarche est une démarche « de décloisonnement et de liberté ». Pouvez-vous nous expliquer vos objectifs ?
Hahaha ! Ça commence fort 😉
Je pense que ces termes peuvent paraître assez flous, effectivement, et qu'une précision personnelle s'impose, « votre question est donc très intéressante et je vous remercie de me l'avoir posée » comme l'aurait dit, paraît-il, un grand homme de la Ve république.
Je mets à l'intérieur de la jolie valise formée par les mots « culture visuelle » et sous la peau des mots « démarche de décloisonnement et de liberté » des tas de perceptions que je ne demande qu'à partager. Je préfère parler de culture visuelle plutôt qu'employer les termes « art » ou même « création », car je pense à tout ce qui est à déguster avec les yeux. Qu’il s’agisse de l'image sous toutes ses formes et tiroirs, illustrations, peinture, sculpture, photo, Street art, Raw art, tralalart et j'en passe pour ce qui est des images fixes ou du cinéma, vidéo, web, animation, jeux vidéo et autres pour ce qui est de l'image animée, tout ceci fait partie d'une vaste culture qui ne mérite pas autant de cloisonnements qu'elle n'en a. Le crime profite, bien sûr, à ceux qui s'érigent en spécialistes et qui en font de l'argent et du pouvoir, et qui ont donc tout intérêt à ce que les choses restent ainsi, les universitaires, les marchands, les critiques et tous ceux qui en profitent largement.
Comme je suis un peu touche-à-tout et que j'aime apprendre des choses nouvelles sans arrêt et les mélanger pour voir ce qu'il va en résulter, je vois plutôt les choses comme un bricoleur curieux et gourmand d'apprendre plutôt que de chausser une casquette d'artiste… de toute façon une casquette on ne peut pas marcher avec car les pieds sont dans le même pot, ça n'aide pas à se mouvoir.
Pour ce qui est de la « démarche de décloisonnement et de liberté », même si cette association de termes peut sembler pompeusement pompière, elle n'est que le prolongement de la précédente : j’essaie de mélanger toutes sortes de choses, techniques, matières, disciplines, bref je ne cherche pas à maîtriser un savoir-faire mais à expérimenter des choses pour ne garder que ce qui m'intéresse. Je ne sais pas si j'y parviens mais ça vaut la peine d'essayer et de recommencer sans cesse, la liberté est à ce prix je pense. Bien sûr, c'est assurément marginalisant puisque les tiroirs sont faits pour être remplis et les vaches seront bien gardées, mais en ligne de mire je pense que la création, tous les types de créations, qu'elles soient artistiques, scientifiques ou autres, sont ce qui fait de nous des humains. La vie sociale devrait s'articuler autour de cette réalité plutôt qu'autour du pouvoir et de l'argent comme c'est le cas aujourd'hui, alors que ce ne sont que pures fictions, la création n'étant, quant à elle, non pas fictive mais narrative, ce qui est radicalement différent.
Jean-Jacques Tachdjian

 

 

 

Qomme questions, à Jean-Jacques Tachdjian, La chienne Edith

Qomme questions, à Jean-Jacques Tachdjian par Vanina Pinter, Carole Carcilo Mesrobian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Florence Laly, Christine Taranov,  Editions La chienne Edith

Ceci étant dit, pour en revenir au petit bout de question que tu as négligemment semée au bout de ta phrase, je n'ai pas, à proprement parler, d'objectifs. Je pense que vivre au quotidien grâce à la petite merveille que sont l'étonnement et la curiosité qui l'engendrent est suffisant pour que, peut-être un jour, s'en dégagent quelques traces qui pourront être utiles aux autres. La recherche est dans le plaisir et le plaisir dans la recherche, c'est sans doute ainsi que l'on peut envisager faire du cabotage mental sur le chemin de la découverte car, comme l'a dit le prophète Jimi Hendrix, « l'important est le voyage pas la destinature », à moins que ce ne soit un autre prophète et que dans « destinature » il n'ait pas mis « nature ». Mais ceci est une autre histoire.
Je constate que dans vos productions vous consacrez une place prépondérante aux textes dont la mise en scène s’effectue dans un espace scriptural utilisé comme lieu d’un dialogisme avec l’image. Vous mêlez les arts graphiques et les arts visuels à un travail remarquable sur la typographie. Cet intérêt pour l’écrit motive-t-il le fait que vous affirmez que vous êtes un « poète par défaut » ?
Vous voulez certainement dire (je traduis pour les personnes qui ne pratiquent pas le vocabulaire universitaire, qui, même s'il semble être d'une puissante précision, est quand même un tantinet pompier) que je pratique un mix visuel de textes et d'images où la composition utilise beaucoup la typographie. Je sais c'est bien moins glamour mais la simplicité d'expression verbale peut avoir un charme aussi fort et bien moins « perruque poudrée » que le langage universitaire, qui a tendance à s'enfermer dans un petit fortin pour happy few et oublie qu'il n'est pas le Victor Hugo de la précision de l'expression écrite.
Eh bien oui, chère Carole, et si je me présente avec l'expression « poète par défaut » ce n'est pas en l'affirmant comme il semblerait que vous l'ayez perçu, mais par simple pirouette à double sens, même si le « par défaut » reste au singulier car je ne suis pas complètement schizophrène.
La poésie c'est l'état premier de la vie quotidienne, qui est hélas, aujourd'hui, reléguée au simple rôle de rayon malingre dans une bibliothèque. C'est assez agaçant car, comme le dit si bien Edgard Morin, « le but de la poésie est de nous mettre en état poétique », ceci en regard de l'état prosaïque qui est, hélas, notre quotidien « par défaut ».
C'est pourquoi, je me présente avec une intention narquoise, bien sûr, comme étant un « poète par défaut ». Mais ce n'est pas une devise ni une profession de foi, je pense que la vie est poésie, que le monde est poésie, une danse cosmique amusée et chaotique qui joue avec elle-même et dans une joie que peu perçoivent quotidiennement dans nos contrées riches et désabusées. Il n'y a plus de Chamans au cœur de nos pratiques sociales et les béquilles qui les remplacent (scientifiques, médecins, artistes...) offrent bien peu d'amour dans leurs actes.
Je ne sais pas si vous l'avez perçu comme prétentieux, car la poésie vous tient à cœur, je l'ai bien senti, et vous devez sans doute mettre un point d'honneur à la défendre contre le vulgaire et le falsificateur. C'est d'ailleurs tout à votre honneur, mais je la considère comme un outil pour le réel, comme un moteur pour la création. Elle en est son carburant principal.
Et pour en revenir à la typographie, je la pratique avec poésie, je lui fais dire des choses via le dessin de la lettre, qui permettent de s'affranchir de son usage prosaïque. C'est pourquoi je préfère me présenter comme « typonoclaste » plutôt que typographe. La lettre est aujourd'hui banalisée depuis l'avènement des computers mais je viens d'une époque où elle était l'apanage de quelques doctes personnes qui s'érigeaient en gardiens du temple, le pied de nez est né précisément à ce moment-là.
Votre travail sur la lettre ainsi que votre démarche ne sont pas sans rappeler celles du dispositif présent dans les manuscrits du Moyen Age, dans lesquels l’enluminure s’offre comme un résumé de ce qui figure sur la page, ou bien comme vecteur d’un message permettant de décrypter les symboles présents dans le texte. Peut-on faire un rapprochement entre votre pratique et cette mise en scène de l’image en lien avec un sens révélé ou dévoilé de l’écrit ?
Mais elle persiste et insiste la bougresse ! 🙂 Tu finiras immolée un soir de pleine lune avec une totale perte de sens, de sensations et de sens de l'histoire si tu continues !
Les enluminures des manuscrits du Moyen-Age européen n'étaient, certes, pas uniquement décoratives. Elles donnaient certaines clefs de compréhension du texte dans une époque où l'image était encore teintée de mystère, et de magie parfois. Image et magie sont d'ailleurs en anagramme, ce qui est éminemment remarquable (prononcer « caibeule »).
En ce qui me concerne je préfère jouer à une imbrication plus solidaire des composants textes et images, l'un n'étant pas l'appoint de l'autre ni son illustration ni son code de décryptage. J'essaie de parvenir à un équilibre (un des-équi-libre?) texte-image qui soit en quelque sorte un métalangage écrit et dessiné à la fois, un peu un retour aux sources hiéroglyphiques. Je ne sais pas si j'y parviens mais je cherche à jouer avec ça dans mes mises en pages, par exemple. C'est quelque chose qui est rendu possible beaucoup plus simplement qu'autrefois, à l'époque de la composition plomb et de la gravure, grâce à l'usage du computeur. Je trouve que les outils de pré-presse qui sont à notre disposition aujourd'hui sont un peu sous-employés. On peut désormais envisager des choses spécifiques au livre et au web écrit qui puissent aller bien plus loin et plus précisément que de simple émojis – culs de lampes ou de bribes d'images. Le web a remplacé la plupart des moyens de communication écrits et le livre peut désormais évoluer, quitter la simple duplication de textes ou d'images pour devenir quelque chose qui lui est propre. Ça reste encore à inventer, et ça le sera toujours car le plaisir de l'encre sur du papier est unique.
Idem pour ce qui est de la typographie, il existe des centaines de millier de polices de caractère et il s'en crée de nouvelles tous les jours. Mais hormis les fontes « fantaisies » de titrage, il n'existe pas de travaux de polices de lecture qui jouent avec ce que permet la programmation intégrée à la fonte elle-même, ou qui vont au-delà de simples variantes de classiques des siècles passés. Là aussi il y a matière et c'est jubilatoire de savoir que l'on a du pain sur la planche qui nous attend.
À la fin du siècle dernier, il y eut quelques levées de boucliers de puristes conservateurs qui s'insurgèrent, comme le font toujours les puristes, de la perte de la « culture Livre » (qui n'est ni la culture livresque ni la culture du livre) sacrifiée sur l'autel du multimédia et des réseaux. Vingt ans ont passé et le livre est toujours là…pourtant sont arrivés les Smartphones et les tablettes. Je considère que c'est une chance de plus sur notre chemin. La presse écrite se meurt et se clone elle-même, l'édition est devenue une vilaine industrie à l'exception de niches qui peuvent enfin respirer, le grand public et les institutionnels de la culture s'intéressent même désormais à l'édition indépendante, aux fanzinats et graphzines etc... Chose inimaginable il y a vingt ans où les acteurs de ces scènes culturelles étaient marginalisés et considérés comme des « amateurs » au sens figuré car le propre de l'amateur c'est avant tout d'aimer.
Après cette courte digression qui n'en est pas une, je reviens au fond de ta question et je pense que l'imbrication texte-image, qui existe depuis Dada et les avant-gardes du début du XXe siècle, va pouvoir sortir de son ghetto semi-élitiste cantonné à la chose artistique, pour devenir plus courante. Je pense que la poésie va couler sur des fleuves d'encre d'imprimerie et que des poètes graphiques vont éclore de ci de là, avec des styles qui leur seront propres : leurs vocabulaires, styles et tournures personnels. On verra, en tout cas je l'appelle de mes vœux car la poésie est aussi un outil pour réparer le monde, n'est-ce pas déjà le cas ? J'imagine un Apollinaire du desktop publishing, ça fait rêver non ?
Une des fonctions de la poésie est de permettre au langage de déployer un sens qui s’éloigne de la littéralité de son emploi usuel. Le dialogue entre le texte et l’image, éminemment poétique dans vos productions, ouvre à une dimension supplémentaire du signe, ne pensez-vous pas ?
Je pense que ta question m'amène d'abord à apporter une précision à ce que tu nommes « emploi usuel ». La langue parlée « prosaïque » est constituée de la même matière que ce qu'on pourrait considérer comme la langue poétique. Je pense aussi que la poésie apportée à la langue n'est qu'une manière de l'habiter, de la pratiquer, de l'intégrer à son être, à son vécu, à sa vie. Tout le monde aspire à être dans la béatitude, l'extase, le partage, la communion, la connaissance... Et pour moi, la poésie c'est quand cette aspiration guide le langage, le précède ou l'habille. C'est ce que Morin appelle « l'état poétique ». C'est un peu ce que j'essaie de faire avec mes compositions textes-images : j'essaie de les « habiller » de poésie pour que le sens des images, des textes et de leurs imbrications procède de cet « état poétique ». Évidemment, comme dans le langage oral, la réception par l'autre n'est toujours que parcellaire, mais si une grande partie du contenu émotionnel passe les mailles du filet et parvient le moins possible modifié chez le récepteur. C'est merveilleux lorsque le partage s'établit, et c'est vraiment jubilatoire. Je ne suis qu'aux prémices de ces possibilités que j'entrevois au loin et qui pourraient être, sans doute, en tout cas pour moi car nombreux sont ceux qui y sont déjà parvenu avec brio, le début d'un travail long et passionnant. Mais comme il n'y a pas assez de minutes entre les secondes je n'y parviendrais sans doute pas avant ma fin… mais bon, c'est le voyage qui est intéressant n'est-ce pas, pas la destination, comme le disait si justement, et avec à-propos, un grand homme qui devait sans doute mesurer 75cm de poésie au garrot, ce qui lui permettait sans doute de regarder sous les mini-jupes prétentieuses de ses contemporains toujours montés sur des tabourets de fierté mal placée.
Pour ce qui est du signe, là aussi, il est en perpétuelle évolution, mutation. Parfois il est un peu en régression, lorsque quelques frondeurs avant-gardistes sont peu ou mal compris et qu'ils provoquent une réaction inverse dans les pensées majoritaires, et parfois il fait un bond en avant, à la faveur d'une nouveauté technique, technologique ou d'un nouvel outil pour communiquer. Par exemple, depuis vingt ans que l'internet fait partie du quotidien d'une grande partie des gens sur notre planète, on en est encore aux balbutiements d'une expression poétique purement liée aux réseaux de communications. Qu'en sera-t-il dans dix ans ? J'ai le sentiment de percevoir une kyrielle de nouveaux usages, emplois et libertés prises avec l'expression poétique ces dernières années. Pour détourner une citation célèbre « le XXIe siècle sera poétique ou ne sera pas ! ».
Cet « état poétique de la langue » ne serait-il pas dans la démultiplication des potentialités du signe à « vouloir dire » hors de son emploi usuel ?
Comme je te le disais précédemment, je pense que ce qui est actuellement « l'emploi usuel » est un sous-emploi des potentialités de l'expression, qu’il s’agisse de l’expression écrite ou orale. Parler est un jeu, chaque époque en a fait un usage lié aux modes et usages du moment. Je pense que nous pourrions envisager de mettre un peu plus de poésie dans le sens de ce que nous exprimons. Ça ne signifie pas qu'il faille rendre la langue éthérée ou forcée mais simplement qu’il faut tenter de mettre plus de vie, d'humour, d'amour ou de dramatisation dans ce que l'on dit. Cette époque est terriblement prosaïque, c'est une traduction de la façon dont la grande majorité d'entre nous l'appréhende, la vit et la fabrique au quotidien. C'est terrible de le constater et la seule façon de résister, car il s'agit bien là d'une forme ouverte de résistance, c'est de teinter de poésie sa vie et la façon dont on communique.
Pour ce qui est de l'expression écrite, et plus précisément de la composition de textes (car on compose un texte comme une image ou une partition) je ne pense pas qu'il s’agisse comme tu le dis, de « démultiplication ». Je préfère penser qu'il y a un sous-emploi du potentiel, et qu'il faut s'attendre à ce que dans un futur proche, on puisse plus communément utiliser des façons plus personnelles de faire s'exprimer le contexte graphique de la mise en scène de l'écrit. Nous dirons que ce qu'il reste encore à traverser de XXIe siècle sera poétique ou ne sera pas one more time :-). Cet innocent petit émoji-smiley n'est que la préhistoire de ce parcours.
Est-il possible de maîtriser l’orientation de la réception d’une œuvre ? Le destinataire n’a-t-il pas une subjectivité, dont feraient partie son vécu et ses savoirs, qui motive les modalités de son décodage d’une œuvre d’art ?
Bien sûr, le créateur d'un travail artistique n'est que l'émetteur d'une quantité d'informations qui se recroisent avec le récepteur. L'intérêt n'est pas de faire une œuvre ouverte, ou soi-disant ouverte, qui serait universelle. Ce serait faire preuve d'une immense prétention doublée d'une inconscience qui frôlerait la correctionnelle… Non, il s'agit d'envoyer des signaux au-delà de la perception-préception commune. Le « destinataire », que je nomme récepteur car l'humanité est de plus en plus télépatate, a sa propre lecture de ce qu'il reçoit, liée, bien sûr, à sa culture et à son vécu, mais aussi au croisement immédiat, aux heurts qu'il découvre. Plus le heurt est important et plus l'impact souhaité par l'émetteur est abouti. Je trouve cette notion apparemment « froide » d'émetteur-récepteur assez juste. Je perçois cet échange comme une partie de ping-pong ou de bataille navale sur un cahier d'écolier. Ce n'est qu'un jeu et les soi-disant grands amateurs d'art qui se pâment devant des « Œuvres » ne font que masquer leur manque d'immersion dans les gros bouts de poésie que l'artiste leur envoie. Comme dans tout ce qui confère socialement un peu de pouvoir il y a toujours des spécialistes auto-proclamés qui s'accaparent le décodage, mais la plupart sont à côté de la plaque tournante du monde dont ils parlent.
Vous évoquez le fait que naissent de nouvelles habitudes de lecture de la poésie, liées à l’utilisation de l’internet. Effectivement, le poème, fragmentaire par essence, peut être lu sans avoir nécessairement besoin du contexte offert par le livre pour exprimer toute sa portée sémantique. Ne pensez-vous pas toutefois que le livre représente une globalité qui apporte un sens supplémentaire à la lecture d’un texte même fragmentaire ?
Je pense que chaque support a un apport en rapport au port d'attache qui a vu ses liens se briser au-delà des océans d'incompréhension qui le séparent des autres. Certains sont complémentaires, d'autres cantonnés à des rôles précis de transmission, mais comme c'est un jeu il est toujours agréable de brouiller les œufs de la gestation du sens.
Le livre est un support qui a déjà des centaines de façons d'être. Il n'y a pas que la production industrielle de livres, il y a des tas d'utilisations de l'objet, de son usage et des centaines restent à inventer, ce qui est intéressant c'est que rien n'est figé et que tout est en perpétuelle ré-invention. Le livre n'est qu'à un des tournants de son histoire et il en aura beaucoup d'autres. La production industrielle (imprimerie de masse) l'avait cantonné à un rôle de support. Aujourd'hui il est plus aisé de chercher des informations sur l’internet que de lire tout un livre technique. Donc le support retrouve une fonction principale de transmission de sens et d'émotion qu'il avait acquise, et avec les possibilités techniques actuelles on peut s'attendre à de belles surprises. D'ailleurs il y en a déjà beaucoup depuis vingt ans et elles ne sont plus uniquement expérimentales et confidentielles depuis de belles lunettes ! Tant qu'il y aura un livre à rêver de faire, le monde sera fascinant, there is no final frontier !
Selon vous, de quelles manières les nouvelles technologies pourraient-elles contribuer à une métamorphose de l’objet livre ?
Well, je ne pense pas que les TIC puissent faire « évoluer » l'objet livre. Il y a déjà eu des tas de tentatives et de magnifiques réussites dans ce que l'on a nommé au tournant du siècle dernier « le multimédia » : des CD Rom experimentalo-grenadine des années nonante aux sites web turbochiadés, en passant par les applis pour tablettes. Mais pour ce qui est du livre « imprimé » sur du papier, la mise en scène graphique est LA chose qui peut évoluer et approfondir l'usage de l'objet, du moins c'est principalement là que j'y trouve un intérêt, en tant qu'auteur. Il y a bien les entités « cross-media » qui associent divers media pour une lecture multiple et complémentaire du contenu. Mais c'est souvent assez poussif et les spécialistes auto-proclamés de la question n'ont en général qu'assez peu de poésie dans leurs façons de concevoir. Cela signifie d'une part qu'il y a beaucoup de chose à inventer. Sans doute le terrain n'est-il pas encore saturé de scories marchandes et utilitaristes, et aussi que la porte est ouverte à l'expérimentation. On peut hélas constater que bon nombre des travaux réalisés sont centrés autour de la seule performance technique et que le maître mot utilisé par les afficionados du genre est « bluffant »… ô tempora, ô vision limitée… Je pense que le livre papier, le simple objet qu'il représente, a énormément évolué au fil des siècles et des cultures, et qu'il y a encore énormément de chose à en faire pour ne pas avoir à chercher du côté de ce que le monde contemporain qualifie de « nouvelles technologies ». Mêler la forme au fond dans un objet imprimé qui n'a besoin que de doigts très légèrement humectés pour faciliter le tournage de ses pages laisse encore une infinité de possibles sans recourir à l'électrique et au numérique. L'odeur de l'encre mêlée à celle du papier a encore de très beaux jours devant elle.

Présentation de l’auteur




Les carnets d’Eucharis, La Traverse du tigre, hors série

Dans l’œuvre de Borges, un point contient tous les points du monde. J’ai toujours estimé que ce point fascinant était partout : dans les lieux, dans les cœurs et même dans les livres. Il suffit de le savoir pour le ressentir. Ainsi en ouvrant cette revue sous la protection de Borges (citation de L'or du tigre) qui accueille « la poésie suisse romande », je me suis interrogée.

La partie romande de la Suisse – francophone donc - applique-t-elle ce « point » (de vue ?) en matière poétique ? En accueille-t-elle toutes les formes, convertissant en mots tant et tant d’approches du monde ? De façon plus large, l’espace génère-t-il sa singularité poétique ou s’ancre-t-il dans l'universel ? Propose-t-elle une tendance poétique orientant les mots vers une vision plus spécifique ? Ramuz qui me fascine aurait-il fait des émules ? Bouvier aurait-il généré un suivi ou des ricochets en terre de poésie ? Etc.

La Traverse du tigre, hors-série Poésie suisse romande, Les carnets d’Eucharis, 112 pages, 2017

La Traverse du tigre, hors-série Poésie suisse romande, Les carnets d’Eucharis, 112 pages, 2017

Les questions appartiennent à tous et à toutes... Nathalie Riera, qui a dirigé cette traverse-là, premier numéro hors-série de Les carnets d’Eucharis, évoque une "poésie en alerte sur les routes du monde". Son ouverture "défie les frontières" (dixit Laurence Verrey) car les passerelles peuvent être « transfrontalières ». Il y a ainsi du hors-les-murs, hors-les-normes et hors-les-frontières à explorer : sont-ce les vestiges résiduels de l’utopie ? Quoiqu’il en soit, le projet éditorial de ce tigre borgésien se veut "polyphonique" : 19 poètes (dont 12 poétesses) portent leurs "lambeaux du dire » (L. Verrey) « en un champ libre voué à l'élargissement" (P. Chappuis). Déambulons à leur suite en inventant notre parcours personnel, sans oublier que la moindre escale poétique se veut humaine (ou l’inverse).

En baguenaudant dans la langue, arrêtons-nous d’abord – pour y prendre des forces ? - dans la pâtisserie familiale vaudoise du poète Olivier Beetschen, dont la seule description exhale la gourmandise. « L’ambiance, de caramélisée, devenait pétrifiée » lorsqu’un client Yul Bruner/Taras Bulba commandait « un kilo de pralinés » à sa mère. Un « factotum essouflé » du style Quasimodo servait sur une plaque des œufs en chocolat, tandis que « les dames à froufrous péroraient » dans un mini tea-room. La présence attachante des parents imbibe tout le poème, donnant vie à ce commerce gustatif.

Revenons vers la maison, ce lieu fixe à la base de soi pour les sédentaires que nous sommes devenus. Pierrine Pogey retrouve la sienne au terme d’un voyage après diverses « circonstances » : « Voici de l’espace et du pain/Désormais sa joie se tient hors d’elle ». Le temps bouleversé s’inscrit ici en lien énigmatique, entre un coup de téléphone ou des allers et venues : « Demain paraît le passé/Date, noms, souvenirs, rien ne la sauve (…) – Tout est prêt. La montagne se referme ». Dans ce monde, où le poème dont le tissu se défait comme des fils, ressurgissent les souvenirs « de la beauté d’autrefois ».

Quittons ensuite la ville, pour musarder en pleine nature. Le poète Pierre Chappuis rôde sur les chemins anciens de glane. Il y reste des brins de paille, des pavots parmi les blés où le couchant se mue en « brasier de novembre ». Son regard a une sorte d’appétit sensuel lorsqu’il observe une « mer de brouillard éraillée, retenant ses hoquets » ou une ligne de brume qui « lentement (…) s’effiloche ». Fusionnel, il entre dans le paysage avec une jouissance intime : « L’horizon l’englue » en un monde « sombre dans le jour sombre ». Son récit, accompagné de commentaires en italique mis entre parenthèses, semble proposer des strates au vécu.

Cependant un tel voyage à travers un paysage peut se réaliser par la médiation de l’art. Françoise Matthey observe une peinture de Constable, La charrette de foin ((Notons que la charrette paraît plutôt vide !)), avec un moulin « dans le lointain d’une plaine ». Le tableau habité est vivant avec un « homme sur le char » qui « offre sa sueur au pain secret des âges/mène ses chevaux dans la fraîcheur d’un gué ». « Il est assis dans une bienfaisante lassitude », avec une enfant qui « semble appeler tandis qu’au loin/les faucheurs s’offrent au branle-bas des graines » et qu’une lavandière « heureuse/chantonne la rédemption des cendres ». Devant le tableau, la mémoire de l’observatrice « veille », comme si des souvenirs archaïques en renaissaient subrepticement : « Par quelle roue ai-je été égrenée par les chemins du monde ? » L’eau vive, pressent-elle, « ne cesse de me désaltérer ».

Faisons enfin une ultime escale dans cette nature actuelle pour la découvrir en voie de destruction, envahie par le synthétique. Le poète Laurent Cennamo rôde ainsi au milieu des bois. Même là, deux hommes jouent avec des voitures télécommandées près d’une tente en toile plastifiée ! Il déplore ce « monde en plastique » qui lui rappelle l’odeur de ce « monstre/violet (…) muni de ventouses » des jouets Mattel. Autre rappel : son oncle surgit de la fosse graisseuse avec une clé à molette. Comment devenir homme désormais avec cet « (incompréhensible cadeau, vivre, vraiment/ d’un muet le songe dans le noir)».

*

Allons alors flâner plus loin au long de la mer Egée avec Sibylle Monney, « le pied devant le pied ». La poétesse y découvre les îles « lointaines » : Mykonos, Delos et d’« autres terres insulaires par la même mer intérieure logées », dont Tinos que surplombe la montagne d’Exombourgo au « crâne minéral ». Semblable escarpement est actif : « le dôme rocheux observe, (…) guette qui cherche la voie menant à son sommet ». Parmi la sente de randonnées, « la plus empruntée » a « les prises patinées ». Redescendre de ces cimes transforme la vie de la marcheuse : « On se pense une route une autre nous est préparée ».

Au fil de notre lecture, folâtrons encore au bord de ces vagues. Là, deux autres poétesses sont fascinées par une conjonction des sens (ouie/vue) ou des matières et énergies (eau/air/lumière). De loin, la mer se fait connaître par un « vacarme » qui emporte ainsi Francine Clavien. L’auteure unit superbement les perceptions des sens : « Le bruit des vagues/prend le chemin de la lumière ». Façon de découvrir les vagues, ces « bâillons/faits de lambeaux/usés/et pourtant bleus ». Le même jeu de lumière marine transparaît autrement dans la poésie de Julie Delaloye, mais cette fois-ci « à contre-jour ». L’Italie l’inspire avec ses sols du sud si solaires. Là, la terre est « rouge, brasier tourné au souffle du vent ». La nuit, « la plus pure lumière » dépose « dans le miel, la mer,/ce tant d’éternité retrouvée » si rimbaldien.

Une ultime poétesse, José-Flore Tappy, a la même propension à évoquer la mer, mais – hélas - telle qu’elle est devenue aujourd’hui. Elle la voit par la fenêtre – « hublot » de sa chambre, un « un trou dévasté » en une île anonyme, fréquentée par le « tourisme payeur ». Ce lieu « qui prend froid et s’exténue » est la proie de la modernité et… des déchets qui excluent tout charme. Supportant le ballet des « éboueurs, camions-poubelles/ aux manœuvres saccadées » ou du camion de « bebidas », cette «île endosse » son développement ! En marche, l’auteure quête en vain le plaisir d’approcher la les flots : «Allégée/une algue sèche/autour des pieds/je remonte un sentier/sombre et sans étoiles/sable et poussière/soufflés/par les motocyclettes ». Nul doute, la joie a disparu de cet univers de poussières sans étoiles.

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Cependant il est des promenades d’une autre nature. Elles se font à l’intérieur d’un corps, celui de la mère. L’exploration de soi se fait en revivant la gestation de sa propre naissance. Antonio Rodriguez refait seul ce cheminement intra-utérin en une « nativité lente ». Il s’évoque pas à pas à la deuxième personne : « tu avances vers la lumière qui est de l’air, cherchant la peau (…), tu avances dans la mère, lumière et peau, en amibe aimante (…), tu avances vers la mère (… ), tu avances dans sa matière, mère ouverte de la bouche à l’anus (…) vers la forêt d’une maternité… Sous la dalle du ventre tu nous es livré vivant ». Il naîtra le « bel enfant prêt à percer le silence de son cri ». Le poète en tire un constat plus général : « L’espèce cherche son humanité ». Y parvient-elle ? « Tout ce qui secoue peut se voir en poèmes », estime-t-il dans un éblouissement créateur.

Notre errance se poursuit aussi dans le monde des concepts approchés par ces poètes choisis : ici le mal, là la liberté, ailleurs les proximité des lettres des mots, l’enjeu grammatical. Dans Qui instruira le livre du calme, Jacques Roman s’auto-questionne : « où donc se loge le mal de l’homme ?». Ne pouvant répondre à cette inquiétude métaphysique, il dénonce âprement le mal, la terreur, proclame la haine des guillotines, des exécutions capitales, des fours crématoires : « cris hurlements plaintes râles/horions insultes crachats et rires de hyène/animale terreur agrandit les pupilles/la graine de la haine semée à lever/d’un bras de folie sorti du néant/carnivore exterminatrices fleurit rouge ». Peut-on y échapper ? Il y a encore « tout le mal à venir ». Seule Cassandre a la réponse.

Pierre-Alain Tâche, dans Qui dit vrai ? questionne quant à lui la liberté poétique. Au nom de cette liberté, il écarte (« abolit ») la muse Nusch ( Nusch Eluard ?), se souvient de la disparition d’Hélène et de la mort de Jules Lequier en nageant à travers l’océan. C’est l’occasion de s’interroger sur le poète qui « a repris le don/qui répondait au don d’autrui,/le vouant à d’autres desseins ». Se référant à Guillevic et à Michaux, il continue sa quête intime : « me porter dans la faille muette/où risquer encore ‘la recherche/ passionnelle et comblée/de quelque chose que l’on sait/ne jamais atteindre’ » (dixit Guillevic). Même si la poésie est impossible (ou peut-être pour cette raison ?), il intègre dans ses écrits cette longue citation de poète. Il mue aussi, comme Jacques Roman, le titre de son poème en question.

Sylviane Dupuis constate, elle, la proximité des mots mur et amour : le mur est si proche de l’amour, à deux lettres près. Ce n’est probablement pas un hasard, car le mur est obstacle et l’amour insatisfait vient peut-être de « l’a-mur ». Le « mur est en toi (…) obstruant tout ». Lorsque l’espérance s’écroule, le mot Dieu va remplacer ce rien : un « mot-cri à la racine/invisible du souffle !» qui emmure. Nait enfin la poésie dans « les interstices », « dans le défaut des murs, cette faille, cet entre-deux ».

*

Dans ces péripéties de l’errance, que faire de la détresse humaine de notre société ? Trois poétesses l’explorent et sont soulagées ( ?) par le même refuge poétique. Nous rôdons d’abord dans une société peu démocratique qui exclut jusqu’à ses propres membres. Marie-Laure Zoss, touchée par les marginaux à la Jeanne Benameur (citation d’ouverture), appréhende ce monde bouleversé et chaotique, jonché d’êtres abandonnés au fil des lieux et – sans doute -des écrits : « Des frères, s’ils sont, leur parler où, chacun dans son angle ? ». Ses mots et ses phrases se heurtent, s’emboitent, se brouillent, s’enchevêtrent proposant des indices, suggérant des incertitudes. Ici « se lèvent des hordes hivernales (…), du chantier ferment tantôt les grilles, des ombres les tirent, casquées de jaune à la tombée ». Tandis que s’éteint « l’ampoule intermittente de la pelleteuse ; à quelques mètres, d’autres battent la semelle sur le goudron ; s’envolent des châtaignes, une patate brûlante… ». Que faire ? Y aller ou non ? « On recule vers les containers (…) la trouille au ventre ». Des travailleurs répondent à l’appel selon une « procédure de rigueur » ! L’écrivaine, elle, cherche en esprit « une planque minuscule ». Est-ce le poème dans lequel « on besogne à tailler des phrases dans du préfabriqué ».

La poétesse Sylvia Härri explore aussi étrangement les douleurs humaines, tout en bouleversant fermement les codes grammaticaux du Bescherelle (!): « je me souviens, tu me souviens, il me souvient, nous me souviennent, vous me souvenons, ils me souvenont ». L’île de Lesbos émerge avec ceux qui s’y sont réfugiés : « Visages sans nom/entassés dans l’attente/derrière les barbelés ». Parmi eux, « ce vieil homme/Alep gravé sur le frot/- cicatrice ou racine ». Que faire ? Ne pas oublier pas plus que ne s’oublient en vrac « les portes de placard laissées ouvertes » … d’arroser l’orchidée, faire bouillir l’eau, éteindre la lumière, etc. Que faire ? « Changer les mots contre d’autres, les syllabes contre les silences, les silences contre le silence. »

Pour Laurence Verrey, l’heure « barbare » est « en déshérence mélancolie » dans ce monde dévasté par tant de guerres cruelles et de morts. « Quand l’appel des naufragés déchire la mer/lacère le sommeil que les vagues/avaient d’un coup les cris », alors la poétesse a un recours, un refuge : « recourir au poème/comme un corps émergé un rocher/qui tient bon ». L’instant qu’elle capte en jouant avec les mots et les sons est aux « bords du dire/toujours à franchir – affranchi ». Alors elle dira cette nuit kirghize, sous les étoiles « bien clouées » de la constellation du Chariot, auprès de ce lac d’Issyk Kul ((Issyk Kul, traduction le lac chaud.)) qui pour les habitants est « une femme amoureuse et le jouet des vents ». Elle semble y être un instant apaisé ?

*

Que reste-t-il au terme de cette promenade à travers les mots, où la lectrice – moi - se sent un peu funambule. La disparition de soi, la mort, est-elle l’ultime étape ou un recommencement ? Pierre Voélin, est d’abord un promeneur inspiré qui, entre huppes et biches, pouliches, poursuit le « rêve amoureux » de la reine de Saba. Dans la « bergerie des étoiles », il compte les « soumises – les revêches/ les tendres et les étoiles ». Il saura même voir « les cortèges/d’anges » des ruines de Duino dans ces espaces où tombe la neige et « où brûle la main du Dieu ». Façon de dire la mort, cette face cachée de l’existence, tout comme Rimbaud l’a perçue devant le soldat des Ardennes.

Anne Bregani, elle, dit la mort avec une beauté si mystique qu’elle la rend désirable : « elle viendra/l’inoubliée/prendre toutes mes mémoires/lire/toutes mes rencontres/qu’elle a travaillées/de ses morsures obliques ». Cette poétesse « désorientée » frôle enfin l’indicible, la « Divine Tendresse ». Dans les voilures de son soir, Claire Genoux perçoit la mort autrement. Sur la tombe, elle est « cette enfant blanche/avec rien d’autre qu’un corps/comme un vent qui passe/sous les lunes mouillées » « Je redeviendrai ton enfant/ton enfant mort/ dans les voilures du soir ». L’exaltante tristesse de cette « nuit des adieux », une « nuit sans étoile des fontaines éteintes », étreint le cœur.

*

Ainsi chaque poète.sse poursuit la connaissance de lui-même à travers ces instants humains de vie et de mort. Dans sa promenade, il/elle introduit la mer, la mort, l’amour, le mur. Cette prose souvent libre, au rythme souvent variable, aux parenthèses possibles, aux citations d’auteurs intérieures au texte, à l’emploi de l’italique, aux répétitions. Même si l’âme hantée par le temps « est un ricochet de milliards d’années » (Jacques Roman), elle se laisse volontiers emporter dans l’espace. L’appel du sud – vécu ou évoqué - est souvent méditerranéen : Cortone, Mykonos, Delos, Tinos (Exoumbourgo), Lesbos, Syrie (Alep) et parfois moyen-oriental (Kirghizistan, lac Issyk Kul).

Oui, mais les réponses - aussi - appartiennent à tous et à toutes. Au terme de parcours suisse romand (« postface »), Angèle Paoli récapitule avec ferveur les divers élans poétiques de l’opuscule (tantôt « lyre brûlante », tantôt prose « quasi-baroque »). La poésie s’y penche sur ce qui échappe, la naissance et la mort, l’ombre et la lumière, l’onde multiple, les exils, le paysage insulaire délabré, la rêverie devant une peinture, le désarroi face à la vieillesse, des bribes de dialogue, une expérience de la glane, des voix autres, l’entre-deux, etc. « Recourir au poème » est une nécessité vitale, affirme-t-elle avec Laurence Verrey, pour « tenter de trouver un semblant d’équilibre dans le déclin d’un monde en proie à ses obscurantismes ».




Chroniques du çà et là, N°12

Les Chroniques du çà et là sont avant tout d’une très belle facture. D’un format livresque, et d’une épaisseur variable selon le sujet abordé, mais en général assez copieux, rien ne cède place au mauvais goût. L’iconographie choisie pour illustrer la thématique du numéro est mise en valeur par le paratexte et la couleur d’une couverture cartonnée dont les tons s’harmonisent avec l’image. Et les thématiques abordées suivent une topographie précise. 

Le numéro 12, de cet automne 2017, intitulé « Le Long du Mékong », propose au lecteur une immersion dans la production littéraire contemporaine « De Luang Prabang à Phnom Penh et Hô Chi Minh-ville », en mettant l’accent sur la découverte de « La littérature aujourd’hui au Laos, Cambodge et Vietnam ».

Chroniques du çà et là, N°12, automne 2017, PhB éditions, 145 pages, 12€.

Chroniques du çà et là, N°12, automne 2017, PhB éditions, 145 pages, 12€.

L’argument de Philippe Barrot en manière de discours liminaire explique au lecteur le choix de la thématique abordée. Puis suivant un découpage topographique celui-ci laisse la parole à des intervenants qui contextualisent les productions proposées. Des entretiens avec des spécialistes de la littérature de ces pays précédent les productions présentées. Mais cette revue pluridisciplinaire évoque tout aussi bien la littérature, que le cinéma ou la bade dessinée. C’est donc un panorama d’une extrême richesse, et qui permet au lecteur de se faire une idée sur l’évolution artistique en lien avec les changements politiques et sociologiques eux aussi évoqués à l’occasion des divers entretiens menés avec ces spécialistes.

Ce numéro ainsi qu’il est d’usage pour les Chroniques du çà et là se découpe en chapitres « Laos, histoire et littérature », qui met en lumière non seulement les productions littéraires contemporaines mais aussi les mettent en relation avec d’autres vecteurs artistiques tels que la bande dessinée et le cinéma, « Cambodge, littérature et traduction orale » et « Vietnam, littérature d’aujourd’hui » qui suivent la même démarche. Ces chapitres qui brossent un panorama complet des productions artistiques des lieux évoqués débutent tous par une entrée en matière qui éclaire et guide le lecteur dans la découverte des extraits qui lui sont proposés.

C’est donc une immersion totale dans une culture différente, mais aussi un véritable état des lieux, qui est à chaque fois proposé par les Chroniques du çà et là. La mise en œuvre des productions artistiques autant diverses que pluridisciplinaires sont offertes dans leur mise en relation avec leur contexte de production, et les artistes sont présentés par des spécialistes en la matière. Nous pouvons donc avoir le bonheur de prendre connaissance de la richesse des productions artistiques de tous horizons, et de leurs conditions de production. Il est, plus encore, un vecteur de questionnement quant à la prégnance des éléments sociétaux et de leur motivation quant à l’évolution des modalités d’expression artistiques. Le lecteur, ainsi guidé, découvre des univers artistiques que bien souvent il ne connaît que de manière très partielle

Le numéro précédent, qui invitait le lecteur à découvrir le Japon à travers cet état des lieux des productions artistiques, ne procède pas différemment. Offrant une visite guidée par d’éminents spécialistes de l’art dans des pays qui, grâce à ces focus, permettent au lecteur de découvrir bien souvent des lieux et des pratiques artistiques données à voir dans toute la complexité de leur inscription dans une société dont l’histoire et l’évolution sociale est offerte par le paratexte qui accompagne celles-ci.  




Baptiste Pizzinat, Les mots rouges

Il faut qu’un recueil reste longtemps posé sur le bureau, près de soi. Il s’y installe dans l’immobilité confortable de sa couverture, de sa typographie, du grammage de papier, du nom de son auteur, de son titre. En attente.

Un jour, il nous sollicite : « Allez, vas-y, ouvre-moi donc» ! Un défi ? A ce moment-là, je me décide. Je l’ouvre comme un paquet cadeau ou une pochette surprise. Le livre prend alors la parole.  Il offre ses mille « mots » (ici dans tous les sens de ce son !). A nous de les écouter et - parfois - de les entendre.

L’opuscule de Baptiste Pizzinat n’a pas échappé à cette règle redoutable qui fait qu’une lectrice ne peut ni tout voir, ni tout regarder. Alors ces « mots rouges » emprisonnés dans le titre, que sont-ils ? Ils sont des mots « qui déjà contiennent leurs propres cendres »,  « pareils aux coquelicots » sur le bord du chemin. Une émotion à la Mouloudji s’esquisse. Elle renvoie à ces « trois gouttes de sang qui faisaient comme une fleur », sur le corsage blanc d’une femme aimée et tuée par amour.  Des mots de mort. Le poète s’émeut de sa longue quête à travers le langage :

Baptiste Pizzinat, Les mots rouges, Editions Fédérop, Collection Paul Froment, 48 pages, 10€

Baptiste Pizzinat, Les mots rouges, Editions Fédérop, Collection Paul Froment, 48 pages, 10€

Il faut creuser les heures
Ecrire beaucoup
pour dire si peu
être avec toi.  

Or les mots des poèmes sont porteurs de leur propre limite : ils cherchent ici à cerner la mort d’un être cher, sa sœur, survenue dans l’enfance du poète, mais ils n’accèdent pas au « rendez-vous » de l’absence. 

Après la mort, plus rien. 

Le poète ne sait rien de la morte : ni signe, ni trace, ni pas.  Juste des « apparitions ». Elle s’est transformée en « étoile filante ». Il ne sait rien non plus de la mort. Que faire ? Quel exutoire ? Quel antidote ? Il s’invente alors un avenir : 

Demain
j’apprendrai le langage des morts
et parlerai aux vivants de ta présence aimée.

Il créé un être sororal -  « Jessica » - qui resurgirait à sa façon :

Pour te voir, j’apprends à voir plus loin. Au-delà de la sœur. Et du nom. Au-delà de tout.

Il comprend alors que « nous  sommes des fantômes. Des spectres sans famille. Pendus d’un bout à l’autre de l’espace et du temps ». Que dire d’autre si ce n’est «adieu au langage » ? Je ne peux que me taire.




Philippe Jaffeux, Enfance, extrait inédit de Mots

Dans le meilleur des cas, mon activité accompagne l'état d'un enfant qui s'abandonne et s'ouvre au temps présent. Tout devient possible avec l'enfant qui n'a pas d'histoire ni de mémoire et fait donc fi des traditions et des conventions. L'enfant ne se soucie pas de l'avenir ni du passé et si il est aussi un comédien, il n'est pas soumis à la malignité ni au calcul parce qu'il fait tout pour la première fois. L'écriture est alors un moyen de retrouver ce qui précède l'apprentissage de l'alphabet. L’innocence ou la spontanéité ont-elles un sens lorsqu'elles consolident le support d'un instinct prêt à ranimer le potentiel d'un enfant qui baigne dans la matière et son mystère ? La littérature pourrait-elle privilégier une intelligence de la naïveté ou de l'ingénuité plutôt que celle qui s'appuie sur la raison, le cœur, l'idiotie ou la folie ? L'enfant se donne au monde en toute confiance, à chaque instant, car c'est sa curiosité qui renforce son intelligence. De la même façon, j'écris, avant tout, pour questionner le sens des mots en essayant de renouer avec la simplicité d'un alphabet élémentaire. Aussi, le chant (et champ) de l'enfance présuppose un attrait pour l'énigme et l'incongru, une inclination pour l'anormal et le bizarre. C'est l'enfant, initié aux comptines surréalisantes, qui peut nous permettre de reconstruire notre lien avec l'irrationnel, l'insolite ou le fantastique. Comme l'enfant, toujours à l'affut de nouveauté, qui explore le monde, l'acte d'écrire est un moyen de s'ouvrir sur l'inconnu et de s'unir aux puissances de l’inconscient.

Le regard de l’enfant m'inspire des rêveries cosmiques, il me soustrait à l’autorité de la raison, il donne un sens à une révolte qui me permet de renouer avec des perceptions sensorielles ou des dimensions spirituelles et imaginatives. Mes textes trouvent leur origine dans un acte de désobéissance enfantin qui valorise les ressorts du jeu et de la fantaisie. Les mots ne sont alors plus ceux qui furent appris, inculqués à l'école, l'activité d'écrire se rapproche de celle d'un enfant qui fait corps avec le monde, qui est relié aux forces du cosmos. J'éprouve le besoin d'écrire comme le petit enfant marche, sans savoir où il va, en se laissant porter par le souffle du temps. La marche de l'enfant, ouverte sur une dérive, imprégnée d'une multitude d'ambiances fugitives, s'ajuste au jeu psychogéographique des situationnistes.

L'état d'enfance se fonde sur la plus clairvoyante de toutes les révoltes, celle qui ne laisse aucune place à la nostalgie, aux souvenirs préfabriqués, au paradis perdu, voire aux sentiments. Cette force nous permet de rejoindre tous les enfants qui sont réfractaires à la scolarisation lorsque celle-ci prend la forme d'un encasernement. Si l'écriture me donne l'occasion de conquérir l'enfant qui est en moi, c'est afin de retrouver l'état et l'énergie d'une langue sauvage. Le petit enfant qui ne parle pas et qui ne peut pas nous répondre commence à créer sans le secours de la pensée ni de la raison. L'inventivité et l'imprévisibilité de l'enfant invoque une légèreté nietzschéenne qui exprime un rapport immédiat avec le chaos. J'écris surtout dans l'espoir de percevoir les vibrations de l'enfance, celles qui animent, par exemple, la désobéissance et l'insouciance. Les lettres me donnent l'occasion d'être submergé par des émotions et des perceptions enfantines, et non pas infantiles, elles m'encouragent à réveiller l'enfant qui nous accompagne depuis toujours. Mes phrases construisent un monde imaginaire et fragile qui se mélange à une réalité propre à l'enfance. C'est grâce à cette confusion que je me retrouve en oubliant tout sauf l'esprit d'enfance. En ce sens, mes textes sont, avant tout, un moyen d'exprimer mon rapport avec une aventure qui s'appuie d'abord sur la puissance de l'étonnement. Mes lignes de mots tentent d'ouvrir des perspectives qui s'opposent à la connaissance en vue de m'unir au silence énigmatique d'un nourrisson. Mon écriture fragmentaire et chaotique s'apparente peut-être à un babil, à des bribes de phrases enfantines qui tentent de rompre le lien entre la littérature et la parole. "L'enfant", du latin infantem, "celui qui ne parle pas" pourrait-il être, par conséquent, le seul à savoir ce que l'acte d'écrire signifie ? J'écoute le silence de l'enfant comme une langue étrangère à ma voix afin de réapprendre à écrire. Ecrire c’est toujours parler de l’enfance avec des cris, des pleurs, des gestes ou des sourires ; c'est exister par le truchement d'un langage qui vient à bout de la parole. J'écris afin d'avoir recours à la parole inexistante de l'enfant dans l'espoir de comprendre ma langue. Si, néanmoins, l'acte d'écrire reste un bon moyen d'être traversé par sa langue maternelle, c'est d'abord la meilleure façon d'être absorbé par les balbutiements, par le silence et le regard d'un petit enfant. Le sourire de l'enfant sauve la grâce des dogmes religieux et nous éveille à une puissance indéfinissable. L'enfant est, bien entendu, le héros d'une histoire universelle qui dépasse celles qui lui sont raconté par des adultes prisonniers du temps. L'enfant se déploie, à l'aveuglette, à l'extérieur des classes sociales, du travail, de la communication, de l'information et de la conscience de soi ; il est un miracle naturel qui s'épanouit dans l'indéterminé évoqué par la pensée taoïste.

Seule la poésie expérimentale me semble capable de pouvoir accueillir les "blocs d'enfance" Deleuzien. La pratique de l'écriture a peut-être alors un sens si elle est supportée par la dynamique d'une posture qui m'engage à ne jamais quitter l'enfance ni la joie. C'est au travers des pulsions, de la curiosité, du jeu ou des rêveries que l'enfant, lui seul, réussit à invoquer un redoutable savoir de l'ignorance. L'enfant est un conquérant de l'instant qui, armé de ses perceptions sauvages et créatrices, parvient, tout seul, à découvrir les mystères du monde. L'enfant est un voyant qui voit ce que les adultes ne savent plus voir ; la seule intention de mon activité pourrait se réduire alors à conserver la fraîcheur de chaque mot et de leur agencement. L'écriture peut-elle se modeler sur l'univers sonore et graphique de l'enfant et peut-elle échapper à notre langue normative afin de retrouver la vitalité et l'humanité de l'art brut ou primitif ? Est-il possible d'écrire comme un enfant qui ouvre, naturellement et avec sa fantaisie, tous les espaces et toutes les portes grâce à sa prodigieuse appréhension du monde sensible ?

Par ailleurs, si l'alphabet est aussi une manifestation de l'enfance, c'est parce que les lettres me donnent peut-être l'occasion de désobéir à l'écriture. Est-il possible d'écrire comme le petit enfant, qui, à la recherche de son autonomie, n'arrête pas de dire "non" ? Quoiqu'il en soit, les lettres participent à un blasphème de l'écriture à l'instar de l'enfant qui ignore, voire rejette le monde civilisé et la culture. Alphabet a été un moyen de désapprendre à écrire avec quinze lettres mais aussi une tentative de me rapprocher des gestes et des signes d'un enfant qui ne sait pas encore parler. L'écriture est, en ce qui me concerne, un plaisir lorsqu'elle accueille une émergence de l'enfance, c'est à dire une union spontanée avec le cosmos, un retour vers le non-être, vers un fond indifférencié et libre parce que indéterminé. Dans le meilleur des cas, mes phrases sont le simple produit de cette dynamique. Si l'abécédaire des enfants a été à l'origine de mon activité, Alphabet a peut-être été aussi une tentative d'écrire un long livre comme un enfant qui est captivé par tout ce qui est grand. De plus, contrairement aux textes ou aux phrases, les lettres peuvent évoquer une présence du sensible dans un monde qui peut nous apparaitre enfin réel. Alphabet est le moment où l'enfance donne les règles d'un jeu qui inspire un dérèglement de l'écriture. L'esprit d'enfance favorise l'expérimentation, voire les répétitions plus ou moins absurdes mais amusantes. L'homme devient enfin un enfant lorsqu'il joue et peut alors trouver la sortie d'une écriture adulte et normative. C'est, bien entendu, l'Oulipo qui est parvenu à cristalliser le lien entre la littérature et le jeu. Le formalisme oulipien résout l'énigme de l'écriture qui retrouve sa part d'enfance, elle devient un pur plaisir, un divertissement qui instaure le jeu comme le seul moyen d'être au monde. Les mots ou les lettres explorent les limites de notre langue grâce à des opérations combinatoires qui évoquent le jeu de cubes d'un enfant. En ce sens, la pratique d'écrire ne pourrait-elle pas se rapprocher d'un défi enfantin qui stimule la curiosité et l'imagination ? Savons-nous enfin écrire lorsque la parole joue à cache-cache avec le silence ou avec des images ? Mes courants m'ont donné l'occasion d'écrire comme un enfant qui joue avec une syntaxe limitée et des mots élémentaires que je recombinais sans arrêt. L'alphabet sait intensifier sa puissance subversive lorsque la sagesse du jeu anime une écriture de l'immaturité. Les lettres sont des apparitions qui m'aident à faire grandir l'esprit d'enfance dans une langue qui rompt alors avec mes souvenirs d'adulte. Mon activité se limite à emboiter, avec une certaine rigueur, des mots dans des phrases qui tentent de construire un texte innovateur. Le développement de l'être humain pourrait-il avoir enfin un sens lorsque l'adulte devient un enfant qui joue avec toutes les potentialités de sa langue ? Grâce au jeu, notre âme d'enfant peut-elle imprimer sa marque dans la matière vivante d'une écriture qui s'auto engendre ? Lorsque l'enfance revient sous la forme de lettres c'est peut-être aussi pour nous signaler que c'est le dessin qui nous a préparé à l’apprentissage de l’écriture. Si tous mes textes sont des ratages, ils parviennent néanmoins, parfois, à me surprendre, à m'étonner comme l'enfant peut l'être par le dessin qu'il vient de faire. L'enfant est présent dans le monde grâce à la force du sensible (toucher vue goût odorat) et aussi à l'aide de ses lignes, gribouillis, coloriages ou dessins. Ces derniers sont les équivalents de nos paroles ; ils constituent autant d'offrandes roboratives, désintéressées, et parfois angoissantes, de l'enfant déjà artiste. L'enfant qui dessine est notre seul maître ; il nous enseigne à utiliser les formes et les intuitions plutôt que les idées ; à être en contact avec la matière de notre langue, à être pris par un élan créateur et pulsionnel qui outrepasse la conscience de soi et la volonté. Lorsque l'enfant n'est pas encore soumis au modèle familial ou scolaire, ses dessins énoncent une énigme, hallucinante et délirante, réfractaire à la beauté, à la représentation et à la vraisemblance. A l'instar de l'enfant qui dessine, j'écris en tâtonnant, en agençant des mots comme des formes en vue de célébrer un anti-art, primitif et préhistorique, qui préexiste à la socialisation et au conditionnement induits par l'écriture et la culture. Dans le mystère de sa solitude créative, l'enfant accueille le monde sensible et celui de son imaginaire qui deviennent sa seule réalité.

L'alphabet est un moyen de laisser une trace de son enfant intérieur, de sa curiosité et donc de questionner l'acte d'écrire.

L'enfantin est un état qui, par le biais de ses perceptions sauvages, me permet d'interroger l'écriture et sa raison d'être, sans pour autant trouver de réponses, d'explications ou d'affirmations. L'enfance est une présence, grâce à laquelle je me dérobe à moi-même et aux autres afin d'écrire sans me limiter à retranscrire une parole adulte. L'esprit d'enfance serait- il alors notre seule chance ?

Présentation de l’auteur




Denise Desautels, Nuits

Mais Il y a des nuits en nous, il faut s’en occuper.
Nicole Brossard

Nuit I

Une salle blanche et une table
sept-huit têtes penchées masquées
vers une brousse de sang de boue d’organes.
Le Corps même. Ses ombres creuses.
Ce qu’on y fait ce qu’on y fouille – rêvons sous la torture.
Surtout ne pas l’abandonner à ses bourreaux.
Un jour il a été tout petit. Ses paupières fourmillent d’obus.
Mais laissez-le donc tranquille.
Manœuvrez-moi à sa place dit la mère
devant La Leçon d’anatomie.

 

 

 

Blessée.
Quelque chose se plaint, sans un mot.
Christa Wolf

Nuit II

Sur la table de survie le froissement des voiles
peau poussière et os – notre fatigue a tout noyauté.
Subrepticement c’est fou l’habileté chirurgicale
de ces mains sans mémoire qui ne faiblissent pas.
Face à sa fin ses nuits cernées l’enfant a grandi.
Une falaise – rêvons rose le corps debout. 
Quand l’effroi l’emporte dans les replis
de la phrase. Nos draps et nos bras soudain mobilisés.
Comme elle se sent ailleurs la mère.
Cinq peupliers centenaires abattus devant sa porte.

 

 

 

tu marcheras comme un ange léger sur le rêve noir
Diane Régimbald

 Nuit III

Entre le ciel et le fond des eaux
les oies blanches retenues par la force du silence.
La peur a suffi – caresse venue de loin.
La mère vivante comme il l’aime. Debout.
Le désir enfin de ses doigts touche la chair
tatouée. Loin du gouffre de la chair ouverte.
Son désir masse sans retenue les lignes d’encre.
Une nature morte vibre entre le cœur et le poignet.
Raconte dit la mère debout qui veille
sans sa voix d’ombre. Comme il l’aime.

 

 

 

 

 

Chaque matin bouge la mort
dans la vie incertaine
Marie-Claire Bancquart

 Nuit IV

Un ancien bruit d’ouragan revient. Il tient
la barre seul avec sa peur – le ciel tout en bas
et la plus haute vague – voile sans amure. La mère.
Pietà au cœur en charpie au-dessus de l’irrecevable.
Elle voit le ventre béant de son fils qui tient la barre.
L’océan sous ses yeux. Se voit minuscule mais
dit ça va dit vivante. Comme il l’aime. 
Reclining Mother with Child II de Paula M. Becker.
Un jour il a été tout petit encerclé de bras.
Mère et fils face à face nus endormis.

 

 

 

Aujourd’hui
je deviens le riz froid du monde
Moon Chung-hee

Nuit V

Il a toujours eu peur des décors d’agonie.
Qu’on l’avale. Il fait froid. Jusque dans les coulisses
de la langue de celle qui le berce. Rien alentour
n’est assez vaste pour l’indéfini sans frontière
qui pousse en brouillard dans la chambre.
La scène. Un lit de violets sombres où viennent
se blottir des proies intimes. Elle les veille.
Elle aimerait dire beauté – quelle beauté.
Comme si elle avait perdu de vue tous ses repères.
Où est passé le petit corps d’océan se demande la mère.

 

 

 

Mort est une seule syllabe.
Isabelle Baladine Howald

 Nuit VI

C’est plus fort qu’elle – rêvons que tout brûle.
Le goût du gouffre planté dans sa nuit.
La nuque haute et jaune bien
au-dessus du bûcher. Et le ciel tombe de chaque côté.
L’écho encore de la lame et du mal. Et mort
prolifère dans ses vocalises mélancoliques.
Le fils dirait laisse-moi oublier laisse-moi être sans voix.
Endormi au milieu des algues filantes
et des grands oiseaux d’ombre.
Loin de la syllabe volubile.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Jean Onimus, Qu’est-ce que le poétique ?

« Qu’est-ce que le poétique » ? Voilà qui ferait un beau sujet de philosophie pour le baccalauréat. L’essayiste Jean Onimus (1909-2007), lui, en a fait un livre dans lequel on entre avec bonheur, ébloui à la fois par la profondeur de la pensée et par la clarté du propos. Car Jean Onimus ne s’embarrasse pas d’abstraction ou de théories fumeuses pour souligner la nécessité du poétique dans nos vies.

Le « poétique » selon lui s’oppose au « prosaïque » (et, bien entendu, le poétique ne se limite pas à la seule poésie). Ce qu’il appelle le poétique, c’est « la constatation émue, émerveillée, mais traversée d’angoisse, de l’étrangeté d’exister ». Il dit aussi ceci : « Le poétique se dissimule partout, comme une sorte de trace presque invisible d’une innocence originelle, étonnée, admirative ». A l’opposé, il appelle « prosaïque » « tout ce qui peut être un jour technicisé, c’est-à-dire fabriqué automatiquement et indéfiniment répété ». Le prosaïque, dit-il, domine notre époque, placée sous la signe de l’efficacité, de la rentabilité. Le poétique, lui, relève de l’émotion, de l’intime. C’est l’ubac par rapport à l’adret, l’ubac ce « versant ombreux auquel on accède quand le travail s’interrompt, quand on peut rêver, contempler, se livrer aux suggestions de l’imagination, prendre possession de soi et se développer librement ».

Jean ONIMUS, Qu'est-ce que le poétique ?, éditions Poésie, 2017

Jean ONIMUS, Qu'est-ce que le poétique ?, éditions Poésie, 2017

Tous les arts, selon lui, relèvent de l’ubac. La poésie en est l’un des fleurons mais elle doit, à ses yeux, s’appuyer sur le réel, l’instant présent, viser une écriture concrète, évacuer « l’abstrait qui l’encombrerait d’idées et de sentiments ». Jean Onimus cite à cet égard, à plusieurs reprises, ses auteurs de référence : Jaccottet, Guillevic, Follain, Rilke, Giono, et même les auteurs japonais de haïku. Haro donc sur l’hermétisme et sur tous ceux qui y ont recours parce qu’ils « manquent tout simplement d’inspiration ».

Il s’agit plutôt, quand on se prétend poète, de trouver « la note juste », de cultiver « l’art de la suggestion » et, plus fondamentalement encore, de « célébrer et de contempler » car le poétique « en notre temps est, avant tout, d’inspiration cosmique ». Jean Onimus n’est d’ailleurs pas loin de penser que le poétique a aujourd’hui pris le relais du religieux car « l’exigence poétique est liée à un désir de vivre intégralement «  et donc à être « attentif à la trace des dieux enfouis » (comme le disait Heidegger, inspiré par Hölderlin, lors du 20 anniversaire de la mort de Rilke).

Quant à savoir pourquoi la poésie « n’a plus guère de lecteurs », il répond : « C’est parce que nous préférons recevoir des informations plutôt que des suggestions » et qu’on nous a « habitués à une stricte cohérence conceptuelle ». Pour autant, le poétique n’a pas fini de tracer son chemin car il est « d’autant plus saisissant qu’il est presque imperceptible ».